L’alcoolique (presque) anonyme

Faites le test : demandez au plus mélomane de vos amis de vous chantonner un air, une mélodie de ce compositeur. Je suis prêt à parier qu’il n’y arrivera pas…pas plus que moi qui, pourtant, m’intéresse à lui et pense bien connaître sa musique !

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Alexandre Glazounov n’est pourtant pas un inconnu. Son nom est toujours cité lorsqu’on évoque les grands compositeurs russes. Mais rien n’y fait, il n’a pas « imprimé » dans la mémoire collective. De la musique toujours bien troussée, un savoir-faire indéniable, un orchestrateur dans la veine de Rimski-Korsakov, mais jamais un éclair de génie qui transcende la bonne facture. Et puis, au hasard de notices sur les oeuvres ou de biographies d’autres compositeurs russes, on tombe régulièrement sur une particularité fâcheuse de Glazounov : son alcoolisme, un état d’ivresse qui semblait être permanent, surtout lorsqu’il dirigeait des créations !

Orfeo a eu la bonne idée de regrouper dans un coffret de 5 CD les gravures réalisées par Neeme Järvi des huit symphonies et de quelques autres oeuvres symphoniques (comme les deux Valses de concert) de Glazounov : c’est aujourd’hui l’intégrale la plus recommandable, par le souffle épique qu’y met le chef estonien, la beauté et la qualité de prise de son de ses orchestres.

Qui est donc ce personnage ?

Le petit Alexandre Konstantinovitch naît le 10 août 1865 à Saint-Pétersbourg. Son père est un riche éditeur. Il commence à étudier le piano à neuf ans et à composer à onze. Balakirev, l’animateurdu groupe des Cinq, montre ses premières compositions à Rimski-Korsakov : « Incidemment, Balakirev m’a un jour apporté la composition d’un étudiant de quatorze ou quinze ans, Alexandre Glazounov », se souvint Rimski-Korsakov. « C’était une partition d’orchestre écrite de façon enfantine. Le talent du garçon était indubitablement clair.» .

Rimski-Korsakov le prend sous son aile : «Son développement musical progressait non pas de jour en jour, mais littéralement d’heure en heure» 

Glazounov va vite profiter de la prodigalité d’un personnage extrêmement influent à Saint-Pétersbourg, Mitrofan Beliaiev (1836-1903), authentique mécène et protecteur de toute la jeune garde musicale russe. À 19 ans, Il fait son premier voyage en Europe, rencontre Liszt à Weimar où est jouée sa Première symphonie

Beliaiev crée en 1886 les Concerts symphoniques russes qui seront le tremplin de toute une génération de compositeurs. C’est dans ce cadre par exemple que sera créée en 1897… sous la direction de Glazounov, la Première symphonie de Rachmaninov

C’est un échec complet, Glazounov est ivre, le jeune Rachmaninov mettra du temps à s’en remettre : « Ce coup inattendu m’a amené à décider d’abandonner la composition. Je me suis laissé gagner par une apathie insurmontable. Je ne faisais plus rien, ne m’intéressais plus à rien. Je passais mes journées affalé sur le divan, avec de sombres pensées sur ma vie finie » (Rachmaninov, in Réflexions et souvenirs*, Buchet-Chastel).

Glazounov ne sera jamais un bon chef d’orchestre, même s’il sera régulièrement invité comme tel dans le monde entier jusqu’à la fin de sa vie !.En revanche, il laissera une trace durable comme professeur, puis directeur du Conservatoire de Saint-Pétersbourg. Il succède en 1905 à Rimski-Korsakov et va user de ses bonnes relations avec le nouveau Commissaire du peuple à l’Education Anatoli Lounatcharski pour préserver une institution dont il a rehaussé le niveau d’exigence, la qualité des enseignements. Mais son conservatisme est contesté par les étudiants et les professeurs qui sont restés à Petrograd et qui adhèrent aux idéaux révolutionnaires. À la différence de Stravinsky, Rachmaninov, Milstein ou Horowitz qui fuient le nouveau régime soviétique, Glazounov ne prend pas explicitement le chemin de l’exil lorsqu’il se rend en 1928 à Vienne pour les célébrations du centenaire de Schubert. Maximilian Steinberg dirige le Conservatoire en son absence jusqu’à sa démission en 1930

Glazounov s’installe à Paris en 1929, et prétexte d’une santé défaillante et de trop nombreux engagaments pour ne pas rentrer en Union soviétique, ce qui lui évite d’être mis au ban d’infamie par le régime stalinien ! Il compose encore en 1934 un concerto pour saxophone, et meurt à Neuilly-sur-Seine le 21 mars 1936 ! Ses restes ne seront transférés qu’en 1972 à Leningrad.

Voilà pour l’essentiel de sa biographie ! Reste une oeuvre qui, pour manquer de génie, est loin d’être sans intérêt. Si on hésite à aborder les huit symphonies, la Cinquième (1895) est sinon la meilleure, du moins la préférée des chefs.

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Les intégrales des symphonies ne sont pas légion, Serebrier, Otaka qui manquent – pardon pour le cliché ! – de « russité », les trop neutres à mon goût Polianski et Fedosseievle seul qui se compare à Järvi

est Svetlanov avec les couleurs si spécifiques de son orchestre soviétique, et des prises de son très variables d’une symphonie à l’autre.

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Glazounov reste encore au répertoire des maisons d’opéra, avec deux ballets qui invoquent clairement leur filiation avec les chefs-d’oeuvre de Tchaikovski :  Raymonda que Marius Petipa s’était résolu, après la mort inopinée de Tchaikovski en 1893, à commander à Glazounov et Les Saisons  créés respectivement le 19 janvier 1898 et le 7 février 1900 au théâtre Marinski

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Svetlanov et Järvi refont le match pour ces deux ballets. On y ajoute Ansermetchez lui dans la musique russe !

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Pour une première approche de l’univers symphonique de Glazounov, un double CD excellemment composé, avec une rareté – le poème symphonique Stenka Razine dirigé par le trop méconnu Anatole Fistoulari °, et pour moi la version de référence du concerto pour violon, celle de Nathan Milstein.

Enfin une vraie rareté à tous points de vue. Le duc Constantin Romanov (1858-1915), petit-fils du tsar Nicolas Ier,  se piquait d’être poète, musicien, écrivain – Tchaikovski, Rachmaninov le mirent en musique – En 1912 K.R. – ainsi qu’il était connu et nommé dans les cercles littéraires de la capitale russe – ayant écrit un mystère intitulé Le Roi des Juifs, se tourne vers Glazounov pour qu’il compose la musique de ce mystère (oserait-on un parallèle avec le Martyre de Saint-Sébastien écrit en 1910 par Debussy sur un texte de D’Annunzio ?). 

Ce Roi des Juifs est créé en janvier 1914 au Palais de l’Hermitage à Saint-Pétersbourg, puis souvent donné par Glazounov lors de ses tournées en Europe, avec un très grand succès… jusqu’à ce que l’oeuvre retombe dans un complet oubli ! C’est à Guennadi Rojdestvenski qu’on doit le premier enregistrement – en 1991 – de l’intégrale de cette musique de scène.

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À quelques jours des fêtes pascales, une alternative aux Passions et autres Messie ?

*On reparlera de ce petit livre de souvenirs et de textes de Rachmaninov

°Un futur épisode de la série des Sans-grade

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