La disparition de José Artur le 24 janvier dernier a suscité le même type d’éloges et de commentaires que ceux qui avaient suivi la mort de Jacques Chancel un mois plus tôt (https://jeanpierrerousseaublog.com/2015/01/25/lhomme-qui-aimait-les-autres/). Tout le monde a loué des voix uniques, des caractères bien trempés, bref, de fortes personnalités. Pourquoi devoir parler de « fortes » personnalités d’ailleurs, comme si c’était une espèce en voie de disparition !
Avoir une personnalité, du caractère, semble presque incongru, dans un univers où la conformité, le consensus, l’uniformité font loi. Dans le monde des médias, comme en politique. Et on admire Chancel, Artur, Pivot parce qu’ils osaient juste être eux-mêmes, sans se soucier de leur image, de leur paraître.
En musique, on vit aussi cette sorte d’affadissement, chez les créateurs comme chez les interprètes. Il reste heureusement – et on les y encourage – de ces personnalités qui n’existent pas en fonction du regard des autres et d’une opinion publique censée être homogène et unanime. On en a eu deux très beaux exemples, très différents, en ce début de semaine.
Gustavo Dudamel (photo ci-dessous) était pour le week-end à la Philharmonie de Paris avec son orchestre Simon Bolivar du Venezuela. Je suis loin d’aimer tout ce que fait ce jeune chef, on peut ergoter sur ses disques, son approche de Mahler, Beethoven ou Brahms, je ne sais pas si la 5e symphonie de Mahler qu’il dirigeait dimanche est conforme au droit canon des mahlériens patentés, mais Dudamel a ceci de différent de ses confrères, qu’il est une star, qu’il a une présence, une aura, un charisme qui ne sont qu’à peu d’interprètes. Bref c’est une personnalité !
Lundi c’était la première française du Concerto pour violon de Pascal Dusapin (ci-dessous), toujours à la Philharmonie. Qui nierait au compositeur – bientôt sexagénaire sous son allure juvénile – une place singulière dans le paysage musical mondial ? Dusapin n’est pas consensuel, ni conforme, il met même quelque volupté à se distinguer des courants dominants. Et nul parmi les milliers d’auditeurs qui ont réservé une longue ovation à l’interprète (Renaud Capuçon) et au compositeur, et qui n’appartiennent pas, loin s’en faut, au public initié à la musique contemporaine, n’a douté une seconde d’avoir assisté ce soir-là à l’éclosion d’un chef-d’oeuvre.
J’avais à peine terminé mon billet hier (https://jeanpierrerousseaublog.com/2015/01/24/la-culture-joyeuse/) qu’on apprenait une nouvelle disparition, celle de José Artur. Même sentiment que Guy Bedos interrogé sur France Inter : ces dernières semaines ressemblent à une hécatombe. Les amis de sa génération tombent les uns après les autres, Chancel, Wolinski, Cabu, maintenant José Artur (« sans h » se plaisait-il à rappeler).
J’ai parfois croisé José à Radio France il y a une vingtaine d’années, il m’avait invité un soir pour évoquer, je crois, une grille de rentrée de France Musique. Son émission ne se déroulait plus, depuis longtemps, à la Maison de la radio, mais dans un salon du 1er étage du Fouquet’s. On m’avait prévenu que l’interview serait courte, vu le nombre d’invités et le rythme de l’émission. Je ne me rappelle plus la durée de la séquence, mais sa densité et sa pertinence. Il y a des sujets plus « fun » qu’une grille de programmes qu’il faut promouvoir, mais José avait non seulement intégré le dossier qu’on lui avait remis, mais il avait touché juste, en posant les bonnes questions, avec ce qu’il faut d’irrévérence, de curiosité, et il savait de quoi il parlait…
José Artur, comme Jacques Chancel, avait la culture joyeuse. Pourquoi sont-ils partis?*
Guère plus qu’une coïncidence : ma semaine a été rythmée par deux initiales, J.C., communes à un ancien Président de la République et à un producteur de radio et de télévision disparu le 23 décembre dernier. Jacques Chirac et Jacques Chancel. Ce livre d’abord d’une journaliste du Monde, Béatrice Gurrey :
On sait bien que pour vendre il faut des titres racoleurs, sauf qu’en l’espèce celui-ci est inutile et réducteur. Le travail de Béatrice Gurrey vaut mieux que cela : c’est le crépuscule d’un personnage finalement singulier de la politique française, et c’est, en effet, toute une famille – mais est-ce un « clan » ? – tout aussi particulière, passée au crible d’une plume pertinente, informée, jamais complice, souvent bienveillante. Pour qui suit de près la vie politique on n’apprend rien d’essentiel, en revanche, la dimension humaine, la solitude, l’éloignement, la maladie, les revanches de l’entourage, sont décrits avec une justesse qui éclaire l’après-pouvoir, Des recoins souvent mal explorés de la comédie humaine.
Et puis l’autre J.C., Jacques Chancel, c’était l’émission d’hommage voulue par France Télévisions et Radio France pour l’irremplaçable passeur de culture, diffusée ce vendredi sur France 2 et France Inter, et enregistrée mercredi soir à La Plaine Saint Denis, sur un plateau qui fut, entre autres, celui du Grand Echiquier.
En dix jours, et alors même que la terrible semaine des attentats nous avait mobilisés pour la grande soirée #SoiréeJeSuisCharlie du 11 janvier, nous sommes parvenus à monter tout un plateau d’artistes, de compagnons de route de Jacques Chancel, mais aussi de jeunes talents qu’il aimait suivre, En revoyant quelques séquences, pour certaines devenues culte, du Grand Echiquieron ne cesse de mesurer ce qu’a été, ce que devrait encore être une émission culturelle ET populaire,
C’est sans doute cela la plus belle part d’héritage de Jacques : le partage d’une culture joyeuse, sans apprêt, sans artifice.
Un regret évidemment, la diffusion tardive de cette émission d’hommage, alors que la réussite du Grand Echiquier tenait aussi à sa diffusion en prime time…
Un week-end à l’abri des tragédies du monde. Contraste absolu avec le dernier, tout entier consacré à préparer l’émission spéciale #SoiréeJeSuisCharlie diffusée de l’Auditorium de la Maison de la radio sur France 2, France Inter, France Culture, la RTBF, etc.
J’avais déjà une immense admiration pour le musicien et l’homme, ici je découvre un Beethoven torrentiel, un Schumann impétueux, et tout le reste prodigieux pour un pianiste de 81 ans devant un public hollandais captivé. Et quelle belle prise de son ! Indispensable !
Cela faisait un moment que j’avais le coffret de 3 CD sur ma table, pas eu le temps de l’ouvrir. Excellente idée, très bon texte, sélection intelligente des extraits, mais un défautmajeur : nulle part, ni sur les CD eux-mêmes, ni sur la couverture, ni dans le livret pas l’ombre d’une indication sur les interprètes. On reconnaît bien sûr les voix de RenataScotto, Leontyne Price, Lucia Popp, on sait que tout est tiré du fonds RCA ou Sony. Dommage, vraiment dommage…
Avant qu’ils ne soient, peut-être, distribués en France, on est allé chercher du côté de l’Italie, via amazon.it, deux coffrets bienvenus.
Et puis tandis que Deutsche Grammophon s’apprête à rhabiller le coffret des Early Years de Lorin Maazel (mais rien de neuf, pas même les quelques disques berlinois jadis parus sous étiquette Philips), on apprécie ce regroupement des splendides Tchaikovski et Sibelius, et de quelques Richard Strauss, captés à Vienne – Maazel était dans sa trentaine – dans la miraculeuse Sofiensaal.
C’est par Maazel et les Viennois que j’ai découvert, adolescent, les premières symphonies de Tchaikovski et surtout les symphonies de Sibelius, un coffret de vinyles déniché dans ce qui était alors une caverne d’Ali Baba pour les mélomanes aux Puces de Saint-Ouen. Là encore, un indispensable de toute discothèque !
On nous a demandé d’arriver bien à l’avance. L’inauguration de la Philharmonie de Paris doit être faite par le Président de la République et la Maire de Paris. Les alentours du grand vaisseau conçu par Jean Nouvel sur le vaste site du Parc de la Villette sont noirs de forces de l’ordre, mais personne ne songerait à s’en plaindre.
L’entrée est accessible par des escaliers mécaniques… déjà en panne ! Une joyeuse cohue est bloquée, dans le vent et la pluie qui commence à tomber, par une malheureuse employée qui tente de réguler le flot d’invités. Résistance de courte durée, un ancien ministre donne le signal de l’engouffrement, on a disposé six portiques de sécurité, pas sûr de leur efficacité.. Mais il y a peu de risques que le tout Paris qui se presse ait des intentions nuisibles.
On est d’abord guidé vers la salle de répétition au niveau inférieur, où il était prévu que, faisant d’une pierre deux coups, François Hollande présente ses voeux au monde de la Culture. La cérémonie a été maintenue, mais prend évidemment un autre caractère. Beaucoup de têtes connues, de collègues, d’amis (comme ceux que Le Figaro a épinglés dans son supplément Figaroscope du jour : http://www.lefigaro.fr/sortir-paris/2015/01/14/30004-20150114ARTFIG00039-les-13-figures-du-classique-a-paris.php). On nous prévient que le Président, revenant de Toulon où il a présenté ses voeux aux Armées, aura un peu de retard.
L’émotion est palpable lorsque, tour à tour, Laurent Bayle qui a porté à bout de bras et de forces cet incroyable projet, Anne Hidalgo la Maire de Paris, puis François Hollande s’expriment. Tous disent que la Culture, et ce soir la Musique, sont la seule réponse à l’obscurantisme, au terrorisme, au fanatisme. Le Président décoche quelques traits en direction des « esprits chagrins », les mêmes qui critiquent, dénoncent, regrettent, avant de s’approprier le succès. On regrette que Jean Nouvel ait boudé cette inauguration. Eternelle question : fallait-il attendre que tout soit prêt, terminé, réglé, pour ouvrir cette salle ? C’était la même qui s’était posée pour l’inauguration de l’Auditorium de la Maison de la radio. Dans un cas comme dans l’autre, il y a encore beaucoup à faire, plusieurs mois de travaux, mais les lieux existent, enfin, et c’est heureux pour les artistes et pour le public.
Première impression visuelle, une fois qu’on est parvenu à trouver la bonne entrée, le bon étage, le bon siège (les derniers ont été installés le jour même !), c’est chaleureux, enveloppant.
Le concert commence avec une bonne demie heure de retard, et d’une manière inattendue : une longue ovation salue l’arrivée au premier rang du balcon de François Hollande et de Manuel Valls.
L’Orchestre de Paris prend place, Paavo Järvi dirige un programme un peu hétéroclite, mais destiné à mettre en valeur les qualités acoustiques et artistiques du lieu et des interprètes. Une courte pièce de Varèse qui parodie l’accord d’un orchestre, Sur le même accord de Dutilleux – avec Renaud Capuçon -, des extraits du Requiemde Fauré qui prennent une résonance particulière une semaine après la tuerie de Charlie Hebdo (avec Mathias Goerne et Sabine Devieilhe), le concerto en sol de Ravel par Hélène Grimaud, tout de blanc vêtue. L’entracte arrive vers 22 h 30. On en profitera pour parcourir les étages supérieurs, de vastes coursives désertes, inachevées, avec vue imprenable sur le périphérique.
Le concert reprend à 23 h bien sonnées, on imagine qu’une bonne partie de la salle, le Président, le Premier ministre, se sont esquivés. On a tort, ils sont tous là jusqu’au bout, à l’exception d’un ancien ministre de la Culture… La seconde partie s’ouvre par la création du Concerto pour orchestre de Thierry Escaich, qui m’a confié s’être beaucoup investi dans cette oeuvre d’une trentaine de minutes. Le public apprécie, applaudit chaleureusement compositeur et musiciens. Et, comme à Radio France le 14 novembre, la soirée s’achève avec l’incontournable 2e suite de Daphnis et Chloéde Ravel.
On retrouve les artistes, les équipes de la Philharmonie, Laurent Bayle enfin soulagé, quelques collègues… et le Premier Ministre et son épouse pour partager un dernier verre. Les pronostics vont bon train : la nouvelle salle va attirer le public, de nouveaux publics sans doute. On le lui souhaite. D’ailleurs l’Orchestre Philharmonique de Radio France y sera le 26 janvier, pour la création du Concerto pour violon de Pascal Dusapin…
Quand tu chantes je chante avec toi liberté Quand tu pleures je pleure aussi ta peine Quand tu trembles je prie pour toi liberté Dans la joie ou les larmes je t’aime Souviens-toi de jours de ta misère Mon pays tes bateaux étaient tes galères Quand tu chantes je chante avec toi liberté Et quand tu es absente j’espère Qui-es-tu? Religion ou bien réalité
Une idée de révolutionnaire Moi je crois que tu es la seule vérité La noblesse de notre humanité Je comprends qu’on meure pour te défendre Que l’on passe sa vie à t’attendre Quand tu chantes je chante avec toi liberté Dans la joie ou les larmes je t’aime Les chansons de l’espoir ont ton nom et ta voix Le chemin de l’histoire nous conduira vers toi liberté, liberté
(Pierre Delanoë et Claude Lemesle d’après le choeur des esclaves « Va pensiero » de Nabucco de Verdi)
Ce mercredi 7 janvier, vers midi, réunion dans mon bureau, à l’ordre du jour, un texte technique. Autour de la table, de proches collaborateurs, dont B. récemment arrivée auprès de moi. Une première « alerte » du Mondesur mon portable : fusillade à CharlieHebdo. Ce n’est pas la première fois qu’on tire sur un journal, ni celui-ci en particulier. Quelques minutes plus tard, nouvelle « alerte », des morts cette fois. B. sort téléphoner, revient livide, elle a eu Philippe son mari au bout du fil. Charlie Hebdo, c’est leur famille, leurs amis… Nous arrêtons la réunion. La télé de mon bureau n’est pas branchée – je ne l’ai pas encore utilisée depuis mon arrivée – je consulte mon téléphone, personne n’a encore la mesure de la gravité de la situation. Je sors de la Maison de la radio, j’ai un déjeuner à l’extérieur, je prends le métro pour m’y rendre. Pendant le déjeuner, les nouvelles se précisent, terribles, dramatiques. Mais tout le monde n’est pas comme moi branché sur des sites d’information, les conversations continuent. Je reprends le chemin de la Radio en sens inverse, descends à la station Charles Michels, traverse la Seine et m’arrête à hauteur de la statue de laLiberté, la première de Bartholdy, le modèle de celle qui sera envoyée en Amérique. L’air est lourd, la ville est calme, on ne connaît pas encore l’identité des morts de Charlie Hebdo. Etrange pressentiment, sentiment de calme avant la tempête.
Les rendez-vous reprennent : deux dames polonaises venues nous parler de Penderecki, d’autres questions liées à la musique contemporaine, le budget de la musique de chambre, bref l’ordinaire des jours.
Puis plusieurs échanges téléphoniques avec Mathieu G.. Il faut faire, dire quelque chose ce soir avant le concert de l’Orchestre National de France. Ajouter une pièce à un programme déjà – bien involontairement – placé sous le signe du recueillement ? Après les quelques mots, justes, sincères, du Président de Radio France devant un Auditorium bien garni, le Prélude de Lohengrinest joué avec une émotion et une intensité palpables par les musiciens du National et leur jeune chef Robin Ticciati.
Le concerto pour harpe d’Hosokawa transparent, aérien sous les doigts de Xavier de Maistre prolonge ce sentiment d’élévation qui s’est emparé de nous, et qui va culminer avec une Quatrième symphonie de Mahler et son Lied final (La vie céleste). Le public fait spontanément silence avant d’applaudir chaleureusement Camilla Tilling, le chef et l’Orchestre.
La soirée se termine chez Chaumette, qui accepte toujours de nous recevoir tard après le concert, et tous les convives éprouvent l’envie de se réconforter avec des nourritures et des vins roboratifs. Personne ne le dit, mais tout le monde sent bien que la tragédie du jour était dans tous les esprits et que ce concert était nécessaire pour surmonter l’effroi.
Entre-temps il a été décidé de rassembler les collaborateurs de Radio France le lendemain, jeudi, à 14 h 30 pour un moment de recueillement. Pour ne pas bouleverser le plan de travail de l’autre orchestre maison, l’Orchestre Philharmonique qui donne le soir le premier d’une série de trois concerts dirigés par Daniel Harding autour de Beethoven et Berg.
Le plan Vigipirate alerte attentat a été déclenché, la Maison de la radio est sous haute protection, toutes les issues habituelles sont fermées, à une exception près. En sortant du restaurant, vers minuit, je constate une agitation inhabituelle, je comprends en voyant un imposant convoi toutes sirènes hurlantes que le Ministre de l’Intérieur vient de passer. Rentré chez moi, je consulte les dernières informations, longuement, je n’ai pas envie de dormir, je lis et relis les noms des victimes. Je n’y crois pas, on ne peut jamais croire à la mort, à la disparition de ceux qui nous sont chers, on ne fait que s’y résoudre.(Lorsque mon père est mort brutalement en décembre 1972, il m’a fallu plusieurs semaines pour réduire de cinq à quatre les couverts que je disposais sur la table de la salle à manger familiale). Je ne regarde pas les images de la télévision, je n’ai pas envie d’entendre les experts, les politiques nous expliquer les causes, les raisons, les conséquences de l’attentat. Je réécoute le prélude de Lohengrin et je pleure doucement.
La nuit est courte, le réveil très matinal. J’écoute France Inter, le Premier Ministre est l’invité de Patrick Cohen. Je laisse un message à Mathieu G. : impossible de ne pas faire la minute de silence à midi précises comme toute la Nation. Puisque Beethoven est au programme de l’Orchestre Philharmonique, je vais demander à Daniel Harding et aux musiciens s’ils peuvent jouer l’allegretto de la 7e symphonie. Musiciens et chef donnent immédiatement leur accord, je n’en doutais pas.
L’émotion est considérable. Parmi les victimes de l’attentat d’hier, Bernard Maris, l’une des voix de France Inter, j’admire Mathieu Gallet et Laurence Bloch qui parviennent à aller jusqu’au bout de leur allocution. Ce matin devant l’orchestre, je n’y suis pas arrivé. Et maintenant, pendant qu’ils jouent Beethoven, je vois les musiciens, comme nous, en larmes…
L’agenda de ce jeudi est bouleversé, les réunions se succèdent autour du président de Radio France, que faire ? comment faire ? Assez vite se forme l’idée d’une soirée d’hommage et de soutien, dès que l’on sait que la grande manifestation nationale aura lieu dimanche, et non samedi. La ministre de la Culture rend visite aux équipes de Radio France, avec elle et son cabinet on dessine plus précisément la forme et le contenu de l’hommage. En fin d’après-midi, je réunis les représentants des deux orchestres et du Choeur de Radio France, leur réponse ne m’étonne pas : ils veulent participer à cette soirée, même si tout doit être improvisé, préparé en un temps record.
Le concert du soir revêt, comme celui de mercredi, une intensité exceptionnelle : ChristianTetzlaff, Daniel Harding et le « Philhar » donnent une version violente, tendue, magnifique, du concerto pour violon de Beethoven. Suivront les Trois pièces op.6 de Berg, denses, et la 8e symphonie de Beethoven, d’une gravité inaccoutumée.
Aux premières heures de ce vendredi 9 janvier, réunion au sommet des équipes de Radio France et de France Télévisions. On ébauche, la radio s’adapte, la télévision c’est nettement plus lourd, en moins de 48 h, il faut tout construire, même si on ne fait que filmer. Puis on se réunit avec les « patrons » de France Inter et France Culture et leurs équipes, on fait le canevas d’une soirée qui ne doit être ni triste ni étriquée : quelles personnalités convier ? des artistes, des humoristes, des musiciens ?
Une fois une première liste dressée, les coups de fil partent tous azimuts. On a décidé de se revoir dans l’après-midi, l’assistance s’est considérablement renforcée, la boîte de production contactée ce matin, les équipes de France 2. C’est maintenant décidé, on part sur une soirée en direct, l’heure et demie envisagée ce matin est intenable, on passe à trois heures. On change d’échelle, mais la Maison de la radio organise beaucoup d’événements ce week-end, des concerts à l’Auditorium, au Studio 104 (et la reprise des concerts de Jazz au 105 !). Or pour installer le plateau de la soirée de dimanche, il faut libérer l’Auditorium dès 14 h ce samedi. Pas d’autre solution que de transférer la répétition et surtout le concert de ce samedi soir prévus à l’Auditorium vers le Studio 104… Discussions un peu tendues avec les musiciens, qui ne comprennent pas pourquoi on doit les « déménager » 24 h avant l’événement. Les contraintes d’un direct télé de 3 heures ne sont pas forcément compatibles avec une exigence artistique parfaitement légitime. Sauf que personne ne pouvait prévoir l’attentat de mercredi, et encore mois la tuerie de ce vendredi à la Porte de Vincennes.
J’explique la situation à Daniel Harding, au violoniste Christian Tetzlaff, ils comprennent. Comme la veille, le concert de ce vendredi soir est incroyable d’énergie, de densité, de beauté. Copieux programme avec le Triple concerto de Beethoven (avec Lars Vogt, Christian Tanja Tetzlaff), en deuxième partie le Kammerkonzert et les trois fragments de Wozzeck de Berg, avec l’exceptionnelle Barbara Hannigan. Paavo Järvi s’est invité dans le public, heureux de découvrir l’Auditorium… et très inquiet de l’inachèvement de la Philharmonie qu’il doit inaugurer mercredi prochain ! Pascal Dusapin, Eric Tanguy, Philippe Schoeller sont là. Il est près de 23 heures quand nous débarquons, à quatorze, chez Chaumette, nous avons tous besoin de cette chaleur humaine, de boire et manger ensemble, de revivre aussi ces dernières heures, ces derniers jours.
(Daniel Harding et Barbara Hannigan)
Daniel Harding me confie ses projets. Celui que j’ai vu tout jeune remplacer au pied levé Simon Rattle en 1995 dans un Chant de la Terre mémorable au Châtelet, puis faire ses débuts dans le Don Giovanni de Peter Brook au festival d’Aix-en-Provence a une belle lucidité, une vraie vision de ce qu’est un chef d’orchestre aujourd’hui. « Un vrai chef commence à être bon à soixante ans »…! Il lui reste vingt ans pour le vérifier.
Deuxième nuit très courte, cette fois je n’échappe pas aux images des assauts lancés contre les terroristes. Le Président de la République a dit ce qui convenait. On aimerait que nulle querelle subalterne ne vienne entamer l’union nationale. Je crains que la trêve ne soit de courte durée…
Retour à Radio France ce samedi, la mise au point s’affine, les réponses arrivent, les artistes acceptent, la soirée de dimanche doit être digne, forte, puissante. Toute la maison de la radio est mobilisée. Fier d’appartenir à une communauté si généreuse.
Je ne me sens pas d’écrire à mon tour un texte d’analyse ou de réflexion sur les événements. Tant d’autres l’ont fait, et le feront, mille fois mieux que moi. Je livre ces deux textes, parfaits de fond et de forme, l’un de Jean d’Ormesson, l’autre d’un personnage sans doute peu connu en France, juriste extrêmement renommé en Belgique, naguère président de l’équivalent belge du Conseil Constitutionnel français, Lucien François :
L’émotion submerge Paris, la France, le monde. Nous savions depuis longtemps que, renaissant sans cesse de ses cendres, la barbarie était à l’œuvre. Nous avions vu des images insoutenables de cruauté et de folie. Une compassion, encore lointaine, nous avait tous emportés. La sauvagerie, cette fois, nous frappe au cœur. Douze morts, peut-être plus encore. Des journalistes massacrés dans l’exercice de leur métier. Des policiers blessés et froidement assassinés. La guerre est parmi nous. Chacun de nous désormais, sur les marchés, dans les transports, au spectacle, à son travail, est un soldat désarmé.Nous avions des adversaires. Désormais, nous avons un ennemi. L’ennemi n’est pas l’islam. L’ennemi, c’est la barbarie se servant d’un islam qu’elle déshonore et trahit. Les plus hauts responsables de l’islam en France ont dénoncé et condamné cette horreur. Il faut leur être reconnaissants.
La force des terroristes, c’est qu’ils n’ont pas peur de mourir. Nous vivions tous, même les plus malheureux d’entre nous, dans une trompeuse sécurité. Nous voilà contraints au courage.L’union se fait autour des martyrs libertaires d’un journal défendant des positions qui n’étaient pas toujours les nôtres. Des journalistes sont morts pour la liberté de la presse. Ils nous laissent un exemple et une leçon.Loin de tous les lieux communs et de toutes les bassesses dont nous sommes abreuvés, nos yeux s’ouvrent soudain sous la violence du coup. Nous sommes tous des républicains et des démocrates attachés à leurs libertés. Mieux vaut rester debout dans la dignité et la liberté que vivre dans la peur et dans le renoncement. Devant la violence et la férocité, nous sommes tous des Charlie Hebdo. (Jean d’Ormesson, Le Figaro, 7 janvier 2015)
On entend dire sur les ondes que l’heure est à la « lutte contre le radicalisme ». J’espère qu’on veut dire : le fanatisme ; pourquoi ne pas le dire proprement ? Craint-on de le dire trop crûment, comme lorsqu’on admoneste les « parvenus » en pensant « corrompus » ? L’émotion, surtout collective, obscurcit l’esprit. Il n’y a absolument rien de blâmable à être radical, pourvu naturellement que la direction soit bonne ; ce qui est inadmissible, c’est l’autoritarisme de la conviction, non le caractère plus ou moins « extrême » de son contenu. N’utilisons pas l’émotion publique pour stigmatiser les opinions nettes, les opinions qui ont des angles, et l’expression de telles opinions. La modération me paraît souvent préférable, mais elle n’est pas obligatoire. Dire à un assassin par intolérance qu’il est radical, c’est presque lui faire un compliment car il est fier de l’être, alors qu’il ne se sait pas fanatique ni barbare, ce qu’il est pourtant. (Lucien François, sur Facebook le 9 janvier 2015)
J’ai traversé la Seine en début d’après-midi, figé dans l’horreur de ce que nous apprenions minute après minute, et je me suis arrêté un moment au droit de la Statue de la Liberté, qui avait été construite à quelques centaines de mètres de là par Bartholdy, installée ici avant que sa grande soeur ne soit transportée à New York.
Et j’ai pensé, plus que jamais, qu’aucun massacre, qu’aucun assassinat ne peut tuer la Liberté. Que tous ceux que nous pleurons aimaient, défendaient, illustraient la Liberté.
Pour eux, pour nous, la Liberté reste un combat. Le combat.
Comme auditeur de musique, je n’ai jamais été un puriste, un fanatique de haute-fidélité ou d’appareils dernier cri. Sans doute parce que je préfère la vie à la perfection technique, la rumeur du concert au silence glacé d’une chaîne hi-fi.
En revanche, je fais attention au matériel que j’utilise en écoute ambulatoire – c’est comme cela que disent les spécialistes ! – dans ma voiture ou au casque. Pas de publicité ici mais je suis abonné depuis longtemps à une marque américaine spécialiste de la spatialisation du son.
Et on entend parfois, souvent même, de drôles de choses au casque, toutes sortes de bruits parasites, même dans des enregistrements dits « de studio », donc sans public. Loin de me gêner, ces bruits sont comme des restitutions de moments de vie, échappés aux ciseaux du montage, et donnent une proximité parfois indiscrète avec l’interprète.
Quelques exemples :
Ayant acheté mon premier lecteur de CD aux Etats-Unis en 1989, et quelques enregistrements de mon cher Thomas Beecham – c’était encore l’époque des immenses magasins Tower Records dans chaque ville importante – j’écoute au calme, et au casque, dans ma chambre d’hôtel la Symphonie fantastique gravée par le chef anglais, dans une superbe stéréo, avec l’Orchestre National. Peu après le début du 2e mouvement « Un bal« , j’entends un téléphone sonner, j’ôte mon casque, décroche le combiné de ma chambre. Personne. Je recommence trois fois l’écoute du mouvement, et à chaque fois, je suis interrompu par une sonnerie…Je finis par comprendre que c’est celle d’un téléphone indiscret d’une pièce voisine du studio d’enregistrement… que le monteur n’a pas entendu ou a négligé d’enlever. Allô ! ici Hector….
Je n’ai pas vérifié dans les éditions ultérieures si l’on avait ou non corrigé ce bruit original !
Autre spécialité assez répandue, surtout chez les pianistes vieillissants, les bruits d’ongles sur les touches du clavier ! Recordman toutes catégories : Claudio Arrau. On se demande si les ingénieurs du son de Philips ont fait semblant de ne pas entendre ou s’ils n’ont pas osé demander au vieux maître chilien de se couper les ongles ! Idem dans certaines captations de Sviatoslav Richter.
Evidemment Glenn Gould a donné le ton, quasiment impossible d’entendre seulement le piano sans un « accompagnement » vocal plus ou moins accordé…
Chez les violonistes, c’est la respiration qui s’invite, parfois peu discrète, mais toujours à l’unisson du jeu de l’interprète, comme le prolongeant, lui faisant écho. Particulièrement sensible dans les pièces pour violon seul (Bach, Paganini, Bartok). Cela ne vaut que pour des enregistrements anciens, malheureusement on fait disparaître cela au montage dans les CD récents (comme ce beau coffret de Tedi Papavrami)
Les pianistes et les violonistes ne sont pas les seuls à… s’exprimer de la sorte, certains chefs d’orchestre n’échappent pas à cette forme particulière d’expression. CharlesMunch était, semble-t-il, coutumier de certains rugissements, Armin Jordan – que j’ai mieux connu et de plus près – ahanait et soufflait, dans le feu de l’action, et les preneurs de son de la radio suisse romande ou d’Erato avaient parfois du mal à masquer cet enthousiasme. Dans certains disques, en dressant l’oreille, on parvient à entendre ces émissions si caractéristiques du grand chef suisse, ce qui nous le rend plus proche encore si c’est possible.
Rien de tel n’est audible dans le 4e mouvement de la 4e symphonie de Mahler, « Das himmlische Leben / La vie céleste », qu’Armin Jordan dirigea en mai 2006 à Liège, quatre mois avant sa mort…
En revanche, beaucoup de bruits de podium, de chaises, de plancher, de pupitres dans les prises de son très spectaculaires (et très proches) qui étaient la marque des labels américains dans les grandes années de la stéréo triomphante (fin des années 50 et 60). C’est très sensible dans les prises de Bernstein à New York, mais personnellement j’adore ce qui ajoute encore au frémissement du moment, à l’engagement physique du chef… On est très gâtés en ce moment avec les imposantes rééditions du considérable legs discographique du compositeur/chef américain.
Et parfois même chez un perfectionniste comme Karajan, on entend de bien étranges choses : enregistrements faits trop vite ? erreurs de montage ? Ainsi dans un CD plutôt lourdingue d’ouvertures d’Offenbach, le rare Vert-Vert, avec un beau cafouillage rythmique que personne n’a corrigé. Une explication dans ce documentaire ?
J’avoue J’en ai (parfois) Bavé (pendant l’année enfuie) Et vous Mes amours ? J’avoue, j’ai douté
Avant D’avoir Eu vent De vous Mes amours
A votre Avis Qu’allons-nous vivre ? De l’amour ? De vous A moi Je voue des voeux Mes amours
La vie Ne vaut D’être Vécue Sans amour
Ne vous déplaise En dansant la Javanaise et tant d’autres musiques Nous allons nous aimer Le temps de toute une année de doux aveux
(Place des Vosges à Paris, un 1er Janvier)
Bien sûr mes premiers souhaits vont à ceux que j’aime, des derniers arrivés à la doyenne de la famille, dont j’ai peine à croire qu’elle va alertement sur ses 88 printemps. Mais eux savent que je n’ai pas besoin d’un premier de l’An pour le leur dire.
Je n’ai jamais aimé cette convention qui oblige à souhaiter la « bonne année » à la terre entière – la corvée des cartes de voeux est heureusement obsolète depuis l’invention de l’écologiquement correct et surtout des réseaux sociaux ! – mais j’ai curieusement toujours pensé, à ce moment précis, à tous ces visages familiers ou inconnus qui composent l’ordinaire de mes jours, ceux qu’on ne voit jamais, qu’on ne remercie jamais, les serveurs, les caissières, les guichetiers, les gardiens, les SDF, liste non exhaustive. En cette fin 2014, j’ai plus précisément pensé à tous ces Liégeois, à qui je n’ai pas eu le temps de dire « au revoir et merci« , et aussi à tous ceux qui m’ont reconnu, que j’ai reconnus, lorsque je suis revenu à la maison, je veux dire la grande Maison ronde du quai Kennedy.
Il y a des regards, des sourires, de simples mots qui illuminent une année, et qui donnent espoir pour celle qui s’ouvre.