À lire avant d’aller à l’opéra ou au concert

On se dit qu’un normalien, passé par la banque, mordu de Puccini (et Verdi), ne peut pas être foncièrement mauvais. Ce qui se confirme à la lecture de cet éditorial de www.forumopera.com que son auteur, Sylvain Fort, m’a autorisé à reproduire intégralement. Dans le but d’instruire tous ceux qui s’apprêtent pour une soirée à l’opéra ou un concert philharmonique.

Fort

Troubles de voisinage

« Le concert est au mélomane rigoureux ce que la messe est au catholique sourcilleux : là et seulement là se manifeste la réelle présence. Autant la chose me semble avérée dans le rituel catholique, autant je me permets d’en douter chaque jour davantage en ce qui concerne le concert. En fait de présence, ce qui se manifeste, c’est surtout celle de vos voisins. J’en distingue plusieurs types. 

Il y a le voisin-doublure. C’est simple : pas une mesure de la partition d’orchestre ne lui échappe. Sa battue l’atteste, qui redouble avec plus de fougue celle du chef. Souvent, je remarque que les points d’orgue sur les notes aiguës sont moins généreusement tenus par le chef au pupitre que par le voisin-doublure, certainement plus amateur de contre-uts. Parfois, on sent un peu d’hésitation dans le prélude de Tristan, mais que d’inspiration, quel sentiment de la musique. Il faut bien du courage pour résister à la tentation de l’expédier dans la fosse à coups de pied. 

Il y a le voisin au petit papier. Celui-là, nous le connaissons tous. Non content de déballer à grand froissement un bonbon acidulé, il fait subir à l’enveloppe en papier toutes les tortures de l’Inquisition, qu’on rêve alors de lui infliger en retour. Une fois, cependant, au moment où j’allais procéder à une strangulation de vieillarde (qui m’eût valu d’écrire ces lignes depuis une confortable cellule climatisée), je me rendis compte que ce crissement odieux provenait en réalité du continuo de clavecin tenu ce soir-là par une étoile censément baroque. 

Il y a le voisin à la goutte félonne. Comme moi, vous maudissez les tousseurs qui font pleuvoir sur le parterre la fine pluie de leurs postillons et le coup de tonnerre de leur atchoum au moment le plus ténu d’un air longtemps désiré. Mais il est des supplices plus lents. Ainsi la déglutition de votre voisin s’invite souvent dans votre paysage sonore. Le léger raclement de gorge réveillant les marécages tranquilles de glaires qui sommeillaient au fond de sa gorge ne vous échappe pas. Vous entendez le flux et le reflux, et même l’afflux de ruisselets soudain agités. Et cela ne manque jamais : un des ruisselets se trouve bloqué dans l’épiglotte. On entend alors les gloussements et mouvement de muqueuse supposés remettre dans le droit chemin ce filet égaré. Mais il se rebelle. Il réplique. Alors surgissent les contractions maxillaires. Le liquide ne reflue pas. Il s’accroche. Contraint votre voisin à une défense plus agressive, qui se manifeste par une toux étouffée : celle-là même dont vous savez d’expérience qu’elle prélude à quinze minutes de suffocation. Les larmes qui se mettront alors à baigner les yeux de votre voisin en prise à des convulsions horribles feront couler les vôtres, de rage celles-ci.

Il y a le voisin-SDF. Il a le goût du concert, de l’opéra, de la musique. Il fait l’effort de se munir d’un billet valable. Il est à l’heure, avide et passionné. Hélas, cette mobilisation de tout son être depuis plusieurs semaines l’aura trop préoccupé pour qu’il songe aux menues servitudes de la vie quotidienne, où il faut bien inscrire l’hygiène élémentaire qui sied à l’habitant des villes. L’âcre mélange de sueur, de crasse et de gras humide percute vos narines dès la première seconde de son installation à vos côtés, et ne cessera d’en racler les parois jusqu’à la fin du spectacle. Evidemment, si vous assistez au Tabarro ou à De la maison des morts, vous pourrez toujours vous figurer vivre un odorama dernier cri. Tout autre argument vous fera simplement sentir la misère de l’humaine condition et chercher fanatiquement à attraper un peu des fortes fragrances émanant de la grosse dame quelques places plus loin, dont pour une fois vous quêterez la consolation. 

Il y a le voisin-critique. C’est en principe un confrère ou une consoeur. C’est le plus souvent, aussi, un(e) parfait(e) inconnu(e). A fortiori pour toi, lecteur. Toi comme moi cependant devinons assez rapidement à qui nous avons affaire lorsque dans la pénombre nous le voyons sortir avec un air pénétré un crayon et un carnet où, dans des conditions d’exécution qui équivaudraient pour un parachutiste à un saut de 4000 mètres de nuit par grand vent, le critique va consigner les riches impressions produites sur son exquise sensibilité par le spectacle en cours, qui le plus souvent ne semble pas en demander autant. Parfois, pour donner le change, j’avoue exhumer de ma poche un Bic hors d’usage et griffonner dans un coin du programme quelques mots, que je n’arrive jamais à déchiffrer une fois rentré chez moi. Quelques jours plus tard, je lirais avec émotion le chatoiement d’émotion consigné par mon intrépide confrère. Et je m’avoue qu’il aurait été regrettable de céder sur le moment à mon désir ardent de le trépaner avec les dents. 

Il y a le voisin-corporate. Il est là à l’invitation d’un fournisseur. Homme, il arbore le costume-cravate, la mine austère, la bedaine installée, la calvitie discrète et parfois la rosette de qui fait une belle carrière dans l’assurance-dommage ou le marketing pétrolier. Femme, elle porte les lunettes à forte monture, le tailleur griffé et l’impeccable chevelure de celle dont le destin est tristement devenu de montrer aux hommes qu’elle en a une sacrée paire. Homme ou femme, du reste, ils ne vont à l’opéra qu’invités. Le malheur veut qu’ils ne soient jamais invités seuls. Tous nous connaissons ces soirées où la composition de la salle ressemble à un celle d’un gigantesque comité exécutif, ou d’une convention de hauts cadres au palais des congrès. Alors une chape de plomb tombe sur la salle. Terrorisé à l’idée de démontrer son ignorance complète de la chose lyrique à ses contreparties commerciales, le voisin-corporate se garde bien d’applaudir, de peur de le faire à mauvais escient. La salle corporate n’applaudit donc pas. Par contre, le voisin-corporate est désireux de montrer qu’il entend et goûte la chose. Il va donc passer sa soirée à réagir aux surtitres, gloussant plus souvent qu’à son tour, et souvent à contretemps, aux récitatifs mozartiens ou rossiniens non à mesure qu’ils sont dits mais à mesure qu’ils s’affichent sur l’écran. C’est très rafraîchissant finalement. Le voisin-corporate est un grand enfant. Après l’entracte, grisé d’un peu de champagne, il gloussera plus fort encore. Et à la fin du spectacle, invariablement, arrive cette chose merveilleuse : il a un avis. 

Enfin, il y a le voisin qui sent bon, ne griffonne rien, écoute religieusement, ne croit pas en savoir plus que les interprètes, ne glousse pas, n’émet pas d’avis à peine le spectacle terminé, connaît toutes les ruses pour chasser la goutte de salive traîtresse, ne croque pas de bonbon, et reçoit la conscience claire et le cœur pur ce que la musique et les musiciens lui offrent ce soir : ce voisin, c’est toi, lecteur. « 

543902_10151219857522602_576886350_n(Salle Philharmonique de Liège)

Jonas le vampire et les enfants du roi

ou le terrible secret du ténor le plus sexy de la planète !

Il est beau, sexy, il chante Wagner et Verdi comme personne, c’est une star qui fait les beaux jours (et les bonnes recettes) de Decca et maintenant Sony. Son nom ? Jonas Kaufmann.

518sNL8iePL 51zxMJbwD-L

Mais Jonas n’a pas toujours été le chanteur vedette du Met, de la Scala, et de toutes les grandes scènes du monde. Il a fait ses classes, chanté dans bien des productions plus modestes, et même enregistré des rôles et des répertoires complètement méconnus, oubliés.

En 1999, le tout jeune Kaufmann est en tête de distribution d’un ouvrage de Heinrich Marschner : Le Vampire. Une réédition en double CD à petit prix dans une fantastique collection du label allemand Capriccio (qui travaille essentiellement avec les orchestres de radio) :

51zwGAfeVpL

De meilleurs spécialistes que moi pourraient décrire ce compositeur, absolument méconnu dans nos contrées latines, comme le maillon manquant entre Weber et Wagner. À ce prix et avec cette distribution éblouissante, il ne faut surtout pas passer à côté de ce Vampire.

Le beau Jonas Kaufmann était aussi de l’équipe réunie en 2004 autour d’Armin Jordan (dont c’est le tout dernier enregistrement) à Montpellier pour cet autre opéra injustement méconnu d’Engelbert Humperdinck, Die Königskinder (Les enfants du Roi).

515XJAIBY1L._SL500_AA280_

Vous l’avez compris, si vous voulez faire un cadeau intelligent et original à ceux de vos amis qui sont fans de Jonas Kaufmann, et accessoirement (!) si vous voulez un peu sortir des sentiers rebattus de l’opéra allemand, ces disques sont pour vous.

Dans la même collection Capriccio, je signale dès maintenant – pour y revenir une autre fois – de fabuleuses opportunités de (re)découvrir Franz Schreker (Der Schatzgreber, Der ferne Klang), Franz Schmidt (Notre Dame), Alexander von Zemlinsky (Der Kreidekreis) et Victor Nessler (Der Trompeter von Säckingen) :

41jyQz0hlUL 41r6-56ij7L 41xpPVezKNL 51lHKfzWGrL 51ThuvcS1OL

Vous hésitez encore ? Jetez juste un oeil sur le casting de ces raretés : Siegfried Lorenz, Reiner Goldberg, Gwyneth Jones, Hermann Prey, Franz Hawlatha, James King, Thomas Moser, Gabriele Schnaut… Qui dit mieux ?

La musique classique en 100 CD

Je râle assez contre les majors quand elles prennent leurs clients pour des gogos, pour ne pas saluer haut et fort une initiative qui me paraît particulièrement heureuse à l’approche des fêtes de fin d’année.

Il paraît que naguère les gros coffrets d’intégrales Mozart (en 170 CD !), Beethoven, Bach se sont vendus comme des petits pains, à des milliers d’exemplaires. Je me demande bien qui, parmi tous ces acheteurs attirés par le prix et l’aubaine, a écouté ne serait-ce que le dixième de ces coffrets.

Deutsche Grammophon vient de faire beaucoup plus intelligent : L’histoire (j’aurais préféré « une histoire ») de la musique classique en 100 CD ( pour à peine plus d’un euro le CD) – pour le détail complet des oeuvres et des interprètes cliquer sur : http://bestofclassic.skynetblogs.be/archive/2013/11/13/100-cd-pour-la-musique-classique-7985357.html.

814GmQ7t0ZL._SL1500_

Les puristes auront vite fait de repérer les noms manquants ou de critiquer les interprétations choisies, un peu fond de catalogue il est vrai. Mais le panorama est bien dessiné, de Guillaume de Machaut à Philip Glass. Et surtout pas de saucissonnage des oeuvres symphoniques ou concertantes, certes les grands oratorios ou opéras en extraits. Et la crème du catalogue de la célèbre marque jaune : Böhm, Karajan, Abbado, Kubelik, Kleiber, Kempff, Gilels, Milstein, Pinnock, Goebel, Boulez, Berlin et Vienne en écrasante majorité.

Le néophyte comme le mélomane confirmé n’y trouveront que de l’excellent. Highly recommended comme on dirait chez nos voisins !

Les sans-grade (IV) : Lovro von Matacic

Un de mes lecteurs m’a suggéré plusieurs noms à ne pas oublier dans cette galerie de « sans-grade » de la direction d’orchestre, par exemple celui de Lovro von Matacic (1899-1985), chef croate tout imprégné de culture viennoise. Une carrière curieusement conduite, jamais vraiment attachée à un orchestre ou un opéra (son plus long mandat, 7 ans, a été pour Monte-Carlo !).

J’ai le souvenir que, dans ses dernières années, l’Orchestre de Chambre de Lausanne en avait fait un invité privilégié et avait enregistré quelques beaux disques avec lui.

Une discographie essentiellement réalisée avec le Philharmonia (Matacic était dans « l’écurie » de Walter Legge, mais en second rang !) et l’orchestre philharmonique tchèque, et plutôt hérétoclite. Très belle version de… La Veuve Joyeuse, la seconde de Schwarzkopf en stéréo (1963).

Image ImageImageImage Image Image Image

Les sans-grade (III) : Martin Turnovsky

Quand il faut citer de grands chefs tchèques, ce sont toujours les noms de Vaclav Talich, Karel Ancerl ou Vaclav Neumann qui reviennent. Quasiment jamais celui de Martin Turnovsky, né à Prague le 28 septembre 1928. Parcours classique pourtant pour le jeune assistant de Karel Ancerl à la Philharmonie tchèque : à 30 ans, il remporte le 1er Prix du Concours de jeunes chefs d’orchestre de Besançon, durant une décennie il fait ses armes dans la plupart des phalanges tchèques, à Brno, Plsen, à la radio de Prague, mais le prometteur « chef qui monte » imite son aîné Karel Ancerl et fuit Prague à l’arrivée des chars soviétiques en 1968. Il demande et obtient l’asile politique en Autriche, mais, allez savoir pourquoi, sa carrière ne prendra jamais l’envol international que son talent aurait mérité.

On en est donc réduit à quelques disques épars, et récemment à un double album Supraphon, pour mesurer la force d’une personnalité authentique.

Image Image Image

Les sans-grade (II) : Constantin Silvestri

Voilà une figure bien oubliée de la direction d’orchestre. N’était un beau coffret publié par EMI dans la collection Icon, le centenaire de la naissance de Constantin Silvestri, le 31 mai 1913 à Bucarest, serait passé complètement inaperçu. Emporté à 55 ans par un cancer – il meurt à Londres en 1969 – ce personnage n’avait pourtant rien qui puisse laisser indifférent (http://en.wikipedia.org/wiki/Constantin_Silvestri). Malgré la brièveté, à peine dix ans, de sa carrière occidentale, essentiellement en Grande-Bretagne, il a laissé un legs discographique qui nous laisse frustré de tous les disques qu’il n’a pas faits !

Toujours dans la prise de risque, dans l’audace, le mouvement, comme s’il réinventait l’oeuvre qu’il dirige, Silvestri est à mille lieues de tous ses collègues formatés, propres et sages. Inutile de dire que j’adore…

Un coffret à acquérir d’urgence et à déguster sans modération (entre autres une bouleversante « Pathétique » de Tchaikovski où il fait sortir de leurs gonds les Wiener Philharmoniker !)

Image Image

Les sans-grade (I) : Otmar Suitner

Pendant cette semaine loin de l’actualité européenne, je veux consacrer quelques billets/portraits à tous ces chefs d’orchestre qui ont fait les beaux jours de l’industrie phonographique triomphante, qui ont bien servi la musique, et qui ne sont jamais ou si peu cités dans les dictionnaires des interprètes. Bref, des musiciens qui n’ont jamais recherché (ou à qui on n’a jamais autorisé) la notoriété internationale, mais qui n’en sont pas moins talentueux, voire exceptionnels.

Ainsi, premier de notre liste, le chef autrichien Otmar Suitner, né en 1922 à Innsbruck, mort en 2010 à Berlin. Dès 1990, Suitner, atteint de la maladie de Parkinson, avait dû renoncer à sa carrière.

Etrange destinée musicale et personnelle : sans jamais avoir épousé les idées du régime, Otmar Suitner fait l’essentiel de sa carrière en RDA, dirigeant à peu près toutes les phalanges de renom de l’ex-Allemagne de l’Est. Mais son passeport autrichien lui permet de diriger régulièrement à l’Ouest…et de fonder et entretenir deux familles, l’une à l’Est, l’autre à l’Ouest de Berlin (lire http://de.wikipedia.org/wiki/Otmar_Suitner) !

J’ai un seul souvenir « live » de ce chef. Il avait été invité à la fin des années 80 à diriger l’Orchestre de la Suisse Romande à Genève. Une symphonie de Schubert je crois et surtout la très rare – au concert – 1ere symphonie de Bruckner. Je m’étais glissé dans le studio Ansermet de la maison de la Radio à Genève, où avaient lieu les répétitions. Et ce que je vis me stupéfia : un chef muet à son pupitre, pas un mot, rien, le silence. Lorsqu’il avait une remarque à faire, il se déplaçait jusqu’au musicien ou au pupitre concerné et chuchotait en des termes inaudibles pour le reste de l’orchestre. Inutile de dire que le procédé s’avéra diablement efficace et que le résultat au concert fut grandiose !

Otmar Suitner a heureusement beaucoup enregistré, trop peut-être, car tout n’est pas de la même eau. Je trouve ses Mozart et Beethoven très bien joués, superbement enregistrés (les studios et les ingénieurs du son de l’ex-VEB ont toujours eu le chic pour des prises de son exceptionnellement « naturelles », aérées), mais avec trop peu d’aspérités à mon goût. En revanche, ses intégrales des symphonies de Brahms et de Dvorak sont dans le peloton de tête de mes références pour ces oeuvres. Ardent promoteur de Reger, Hindemith, Paul Dessau, cultivant aussi brillamment la muse plus légère de ses origines, Strauss et Suppé, on trouve aisément les enregistrements d’Otmar Suitner, souvent à tout petit prix, sur ITunes.

Image Image Image Image Image