Festival de Cannes : le générique interdit

Depuis 1990, le festival de Cannes est identifié par ce générique musical :

Il s’agit d’un extrait – Aquarium – d’une oeuvre, la plus célèbre de son auteur, qui a failli ne jamais voir le jour…

En effet, lorsque Saint-Saëns écrit son Carnaval des animaux, c’est pour une circonstance particulière, et dans son esprit c’est une pochade qui n’a surtout pas vocation à la postérité. L’oeuvre est créée en auditions privées le 9 mars 1886 à l’occasion du Mardi gras par et chez le violoncelliste Charles Lebouc, puis redonnée le 2 avril 1886 chez Pauline Viardot en présence de Franz Liszt. Puis Saint-Saëns en interdit l’exécution de son vivant (à l’exception du Cygne ) craignant sans doute d’abîmer l’image de sérieux qui s’attache à sa personne et à son oeuvre, C’est d’ailleurs la même année, 1886, le 19 mai, qu’est créée à Londres l’autre « tube » de Saint-Saëns, sa symphonie n° 3 avec orgue ! Il faudra donc attendre 1921 et la mort du compositeur pour que Le Carnaval des animaux soit donné en public dans son intégralité, les 25 et 26 février 1922 sous la direction de Gabriel Pierné.

De nombreuses citations musicales parodiques se retrouvent dans la partition (RameauOffenbachBerliozMendelssohnRossini), ainsi que des chansons enfantines comme J’ai du bon tabacAh ! vous dirai-je, mamanAu clair de la lune,.. Dans certains enregistrements, qui associent souvent Pierre et le Loup de Prokofiev, le Carnaval des animaux est présenté par un narrateur qui récite un texte humoristique de Francis Blanche (né l’année de la mort de Saint-Saëns, mort en 1974)

  • I – Introduction et Marche royale du lion

Des trilles de piano et des montées de violons et de violoncelles. Marche très majestueuse, en do majeur pour les premiers accords, en la pour la suite, sur un rythme très strict. Quelques montées chromatiques de piano, puis d’autres aux instruments à cordes qui imitent les rugissements du lion, d’une manière qui n’est guère terrifiante, mais qui jouent un peu sur le tableau de l’inquiétude. Le mouvement finit sur une gamme chromatique ascendante puis descendante de la mineur. L’ambiance générale est celle d’un ballet.

  • II – Poules et Coqs

Exemple de musique purement imitative, ce caquetage concertant, auquel vient s’ajouter la clarinette, est un morceau de bravoure. Très ironique, avec des notes dont la venue est quasiment incohérente aux cordes, imitant les caquètements ; ce passage amuse toujours les plus petits par son caractère imitatif. Inspiré de La Poule de Jean-Philippe Rameau.

  • III – Hémiones (ou Animaux véloces)

Uniquement au piano, très rapide, à base de gammes exécutées tambour battant, cela rend la course véloce de ces ânes sauvages du Tibet.

  • IV – Tortues

Le thème, bien évidemment lent, est interprété par les violoncelles et les altosSaint-Saëns met en place une opposition rythmique entre le piano en triolets et le thème binaire en croches. Ce passage s’inspire du célèbre galop d’Orphée aux Enfers, dont Saint-Saëns n’a retenu que le thème. Le ralentissement extrême du rythme (échevelé chez Offenbach) produit un effet des plus savoureux.

  • V – L’Éléphant

Ce mouvement est lui aussi comique de manière très directe. Le thème, lent, est tenu par la contrebasse, soutenue par des accords de piano. On note un nombre important de modulations à partir de mi bémol majeur. Ce morceau est une citation de la Danse des sylphes de La Damnation de Faust de Berlioz ; très aérien dans sa version originale, il devient pachydermique chez Saint-Saëns. Il s’est aussi inspiré du Songe d’une nuit d’été de Felix Mendelssohn.

  • VI – Kangourous

Le piano alterne joyeusement des accords avec appoggiatures, ascendants puis descendants, et des passages plus lents, où sans doute l’animal est au sol…

  • VII – Aquarium

Célèbre thème, tournoyant et scintillant, évoquant le monde des contes de fées et pays imaginaires, avec des notes de l’harmonica de verre ― souvent jouées au glockenspiel ou au célesta ― et des arpèges descendants de piano.

  • VIII – Personnages à longues oreilles

Très évocateur, cet épisode, joué au violon, utilise les harmoniques aiguës et des tenues basses. Dans certaines interprétations, on jurerait entendre les braiements de l’âne.

  • IX – Le Coucou au fond des bois

C’est un mouvement très satirique, où la clarinette a le privilège de répéter vingt-et-une fois le même motif, sur les mêmes deux notes, alors que le piano mène la mélodie seul par des accords lents…

  • X – Volière

Mouvement très gracieux, où le thème est tenu presque exclusivement par la flûte, soutenue par des tremolos discrets des cordes et des pizzicatos.

  • XI – Pianistes

Autre passage, très humoristique, qui donne lui aussi dans la caricature. Les pianistes ne font que des gammes, ascendantes et descendantes, dans les tonalités majeures à partir de do, entrecoupées par des accords des cordes. Ce morceau peut être exécuté de différentes façons, selon la manière dont les musiciens interprètent la mention portée par Saint-Saëns sur la partition : « Dans le style hésitant d’un débutant ». Ils peuvent ainsi se permettre de se décaler l’un par rapport à l’autre et de jouer des fausses notes.

Il faut rappeler que Saint-Saëns était l’un des plus grands virtuoses de son temps !

  • XII – Fossiles

Passage parodique évoquant, outre les animaux disparus, les vieux airs d’époque. La clarinette reprend l’air célèbre du Barbier de Séville de RossiniUna voce poco fa. Le compositeur plaisante même avec sa propre Danse macabre, rendue gaie pour l’occasion ! Le thème est joué au début par le xylophone et le piano, avec des pizzicati des cordes. On entend aussi très clairement un fragment de Au clair de la Lune, joué par la clarinette, ainsi que les notes gaies de Ah vous dirais-je maman, deux chansons enfantines, puis, enchaîné à l’air du Barbier, un passage de Partant pour la Syrie, chanson populaire d’époque napoléonienne, dont la mélodie est attribuée à la reine Hortense.Saint-Saëns parodie particulièrement les artistes sans talent, en mettant bout à bout ces airs anciens, ajoutant même un passage fugué, du « remplissage » utilisé par les compositeurs en manque d’imagination.

Peut-être le mouvement le plus connu de toute la pièce, en tout cas le seul qui a l’honneur d’être parfois joué seul, c’est un magnifique solo de violoncelle soutenu par le piano, très poétique et sans doute sans humour ni caricature d’un quelconque excès de lyrisme propre aux cordes.

  • XIV – Final

Ce dernier morceau équivaut à la parade des fins de revue. Entamé par la reprise des trilles des pianos du 1er mouvement, il développe lui aussi un thème maintes fois repris plus tard sur d’autres supports. Ledit thème s’appuie sur une descente de basse par figure de marche. On y voit réapparaître plus ou moins brièvement les animaux dans l’ordre suivant : les hémiones (avec des accords scandés par les cordes), les fossiles (notamment par l’utilisation plus importante du xylophone), les poules et coqs, les kangourous, les ânes et, implicitement par la tonalité, le lion.

Et comme pour prouver que ce Carnaval des animaux n’est pas 1. réservé aux enfants 2. l’apanage des musiciens français, je veux citer ici des versions dirigées par des chefs étrangers- tirées de ma discothèque – parfois surprenantes, qui toutes attestent du génie universel de son auteur.

Quand je parle de chefs, j’évoque bien sûr seulement la version pour orchestre d’une oeuvre écrite au départ pour un ensemble de 11 instrumentistes (2 violons, 1 alto, 1 violoncelle, 1 contrebasse, 1 flûte, 1 clarinette, 2 pianos, 1 xylophone, 1 harmonica de verre ou, le plus souvent, 1 célesta) et qui, dans cette formation, bénéficie de quantité de versions discographiques éminentes.

John Barbirolli, Hallé Orchestra (1958)

, New York Philharmonic (1962)

C’est évidemment Bernstein lui-même, fabuleux pédagogue, qui présente le Carnaval des Animaux

Karl Böhm, Orchestre philharmonique de Vienne (1975)

S’il y a un nom qu’on ne s’attend pas à trouver dans cette oeuvre, c’est bien celui de Karl Böhm, et c’est pourtant l’une des plus grandes versions de l’oeuvre, que je place en toute première place dans mes références (tout comme son Pierre et le Loup qui y est couplé)

Dans la version allemande, c’est le fils du chef, l’acteur Karlheinz Böhm qui fait le récitant, dans la version française devenue très difficile à trouver, c’est le comédien Jean Richard.

Charles Dutoit, London sinfonietta (1980)

Le chef suisse qui fut longtemps le seul à avoir gravé les poèmes symphoniques de Saint-Saëns, donne ici une version très poétique du Carnaval

Carl Eliasberg, Orchestre philharmonique de Leningrad (1951)

Sans doute la version la plus inattendue de ma discothèque, celle conduite par le chef russe Carl Eliasberg (1907-1978), avec, excusez du peu, comme pianistes Emile Guilels et Yakov Zak, qui s’en donnent à coeur joie dans ces Hémiones. Je sais que cette version est disponible en numérique, la mienne figure dans le magnifique coffret édité par Melodia pour le centenaire de Guilels (voir tous les détails ici)

Arthur Fiedler, Boston Pops (1972)

Assez étrangement, cette version est l’une des plus « sérieuses », même si les solistes de l’orchestre de Boston sont superlatifs.

Skitch Henderson, London Symphony Orchestra (1960)

Skitch Henderson (1918-2005) a un peu le même profil qu’Arthur Fiedler. Né en Angleterre de formation classique, il a fait l’essentiel de sa carrière aux Etats-Unis comme chef de « musique légère ». Ici, il a un duo de pianistes de première catégorie, rien moins que Julius Katchen et Gary Graffman !

Ion Marin, Orchestre symphonique de Hambourg (2019)

De nouveau, ici, ce n’est pas tant la personnalité du chef que celle des deux pianistes – Martha Argerich et Lilya Zilberstein – qui fait l’intérêt de cette toute récente version captée à Hambourg, où la pianiste argentine a déménagé ses pénates depuis la fin de ses années Lugano.

Igor Markevitch, Philharmonia Orchestra (1950)

La virtuosité est au rendez-vous, la poésie un peu moins, avec Markevitch et ses deux pianistes hongrois, Geza Anda et Bela Siki.

Zubin Mehta, Israel Philharmonic Orchestra (1984)

On peut compter sur Katia et Marielle Labèque pour ne pas laisser s’endormir les animaux de ce Carnaval !

Seiji Ozawa, Boston Symphony Orchestra (1994)

Esprit de sérieux quand tu nous tiens ! Les deux pianistes de ces Kangourous sont Garrick Ohlsson et John Browning.

Guennadi Rojdestvenski, Solistes de l’Orchestre National de France (1990)

Aux côtés de l’épouse du chef russe, Victoria Postnikova, le pianiste français Jean-François Heisser, dans un Aquarium bien languide

Felix Slatkin, Concerts Arts Orchestra (1953)

On a déjà dit ici tout le bien qu’on pense du légendaire animateur des concerts d’été du Hollywood Bowl à Los Angeles, Felix Slatkin (1915-1963) père du chef Leonard Slatkin (lire Felix à Hollywood)

Martin Turnovsky, Orchestre symphonique de Prague (1961)

J’aime infiniment cette version pragoise qui respecte autant l’esprit que la lettre de cette « fantaisie zoologique »

Une version due à l’un des grands chefs tchèques du XXème siècle, Martin Turnovsky (1928-2021), auquel j’avais consacré un portrait – voir ici – lorsque Supraphon a eu la bonne idée de nous restituer plusieurs de ses grands enregistrements, dont ce Carnaval des animaux

Maïwenn et la Dubarry

Et puisque le film Jeanne du Barry ouvre le festival de Cannes 2023 ce mardi soir

un souvenir et une recommandation musicale.

Le souvenir, je l’ai raconté ici (lire Inattendus) : en mai 2016, je me suis retrouvé assis à côté de Maiwenn à l’occasion d’un « stage de sensibilisation routière ». Moment délicieux, vraiment inattendu.

La recommandation musicale, c’est l’opérette de Carl Millöcker, Gräfin Dubarry (La comtesse Dubarry), créée le 31 octobre 1879 à Vienne au Theater an der Wien, revue, « actualisée » par Theo Mackeben en 1931, et depuis lors plus souvent jouée sous le titre « Die Dubarry (La Dubarry)« 

Prokofiev, Ozon, Paris années 20/30

Le nouveau « Crime » d’Ozon

Avant-première hier, dans une salle que j’affectionne – Le Conti à L’Isle-Adam, confortable, accueillant, soucieux de son public – du nouveau film de François Ozon « Mon Crime« .

Rien à retirer ou ajouter à ce que j’écrivais déjà ici du cinéaste de Huit femmes ou Franz : « On est rarement déçu par un film de François OzonMême si, comme avec Woody Allen, les réussites sont inégales. »

En l’occurrence, Mon Crime est une totale réussite. J’ai adoré du début à la fin : casting d’enfer – savoureux petits rôles – lumineuse Nadia Tereszkiewicz (il faudra que Jamel Debbouze apprenne à prononcer son nom la prochaine fois qu’elle aura un César !) découverte, pour ma part, dans Les Amandiers, affriolante Isabelle Huppert…Une histoire, des décors, quantité de sous-entendus, de clins d’oeil, une réalisation au cordeau.

Prokofiev à Paris

Le scénario du film d’Ozon est inspiré d’une pièce de théâtre de Georges Berr et Louis Verneuil (1934). Serge Prokofiev n’aura pas eu l’occasion de la voir, il est alors de retour en URSS.

Prokofiev est mort le 5 mars 1953, officiellement le même jour que Staline, sauf qu’on sait maintenant que le « petit père des peuples » avait passé l’arme à gauche quelques jours auparavant (voir ou revoir à ce sujet le film de 2009 de Marc Dugain « Une exécution ordinaire » où – lien avec le film d’Ozon – André Dussollier compose un Joseph Staline absolument étonnant).

Comme Classica en février (lire Les deux Serge) qui dressait un parallèle entre Rachmaninov et Prokofiev, Diapason de mars consacre sa une au seul Prokofiev.

On ne va pas se livrer au jeu, bien inutile, de la comparaison entre les deux magazines des dossiers consacrés à Prokofiev, plus traditionnel chez Diapason avec André Lischke, sous un angle plus historique et littéraire chez Classica avec Laetitia Le Guay.

Attardons-nous sur le Prokofiev parisien qui va livrer deux musiques de ballet aux Ballets Russes :

Le bouffon (Chout/шут), créé le 17 mai 1921 au théâtre de la Gaité. La suite que Prokofiev en tire en 1922 est une sorte de manifeste de la modernité, même si huit ans plus tôt Stravinsky a déjà tout dit avec son Sacre du printemps

Le fils prodigue, créé le 21 mai 1929 – dernière création des Ballets Russes, trois mois avant la disparition de Diaghilev.

La discographie des ballets de Prokofiev, en dehors des deux monuments que sont Cendrillon et Roméo et Juliette, reste assez limitée. Pas sûr que le coffret annoncé par Warner pompeusement intitulé Prokofiev : The Collector’s Edition, comble ces lacunes.

Rojdestvenski reste une référence insurpassée.

A suivre !

La femme de Tchaikovski

J’ai su, dès les premières images, que j’allais plonger sans réserve dans le flot somptueux de ce film : La Femme de Tchaikovski est un grand, très grand film de Kirill Serebrennikov.

Le réalisateur russe, aujourd’hui temporairement réfugié à Berlin, s’exprime dans Le Monde d’aujourd’hui :

A la question « Pourquoi un projet envisagé dès 2013 n’a-t-il pas abouti plus tôt? » K.S. répond

« Parce que le projet endommageait le monument du musicien tel que le désire aujourd’hui le gouvernement russe. On préfère les monuments aux êtres humains dans mon pays. En vérité, le personnage – et le statut – de Tchaïkovski en Russie est tellement complexe, il a tellement évolué avec le temps, qu’il peut nourrir non pas un mais dix films. Le mien n’offre qu’un angle de vision, celui de ses rapports tourmentés avec sa femme en raison de son homosexualité. Mais il faut comprendre qu’à l’époque sa musique, alors même qu’il était le premier musicien russe à devenir célèbre à l’Ouest, n’était pas considérée comme russe en Russie/…/honnêtement, je n’ai jamais pensé, en écrivant le film, à la femme de Tchaïkovski comme à une incarnation du peuple russe. Je l’ai plutôt vue, alors qu’elle était jusqu’à présent considérée comme une petite-bourgeoise idiote, comme une sorte de personnage tragique. La faute en incombe au musicien, qui aura estimé utile pour l’avancement de sa carrière de se marier, et l’affaire a tout simplement tourné au cauchemar.« 

Tout sauf un biopic

Ce n’est pas un film sur Tchaikovski, ni un biopic romancé comme l’était le film de Ken Russell, La Symphonie pathétique/Music Lovers (1971). Mais bien un portrait de femme, devenue littéralement folle d’amour pour un homme qui n’aimait pas les femmes, mais qui, en 1877, donne le change en épousant Antonina.

Ce sont deux heures et demie de grand cinéma, qui a fait à peu près l’unanimité de la critique, et qui, pour moi, revêtait une dimension particulière, parce qu’elle me renvoyait à mes années universitaires à Poitiers, dans le département des langues slaves, dirigé alors par l’incroyable personnalité qu’était Jacqueline de Proyart, l’amie et la traductrice de Boris Pasternak (désolé, cette grande dame bien française n’a qu’une fiche Wikipedia en allemand ! on va essayer de corriger le tir…). En février je crois, se déroulait dans un cinéma du centre de Poitiers une sorte de semaine du cinéma consacrée, chaque année, à un pays différent. En 1973 ou 1974, l’Union soviétique était à ‘(honneur. J’avais demandé si notre groupe – peu nombreux – d’étudiants en russe pouvait assister à ces séances, en lieu et place des cours académiques, demande acceptée! Et je fis alors le plein de films, d’images, de paysages, de sensibilités. Comme ce Premier maître d’ Andrei Kontchalovski, le frère de Nikita Mikhalkov-Kontchalovski qui m’a durablement marqué.

Pendant huit jours, nous étions baignés de langue russe.

J’ai revécu cela hier, m’efforçant de ne pas suivre le sous-titrage en français. Constatant, une nouvelle fois, qu’une langue apprise, qu’on croit avoir oubliée parce qu’on n’a pas l’occasion de la pratiquer, revient presque instantanément…

Certains de mes amis qui sont allés voir La Femme de Tchaikovski ont regretté qu’on y entende peu de musique, et pas beaucoup de Tchaikovski. On pourrait ajouter à cela qu’on voit finalement assez peu le compositeur, pourtant remarquablement incarné par Odin Lund Biron, alors que Alyona Mikhailova est quasiment de tous les plans.

Pourtant il y a de la musique dans ce film. Elle est du pianiste russe Daniil Orlov, elle épouse discrètement la dévastation intérieure d’Antonina (tapis de cordes graves), et parfois cite le Tchaikovski du cycle pour piano Les Saisons, comme la première pièce Janvier

Vers la fin du film, on entend quelques extraits du poème symphonique Francesca da Rimini, qu’on imagine dirigé par le compositeur lui-même, même si on ne voit rien d’une salle de concert, a fortiori d’un orchestre.

Je n’ai pas bien compris ni la nécessité ni le sens des scènes finales, où pour illustrer l’inexorable descente vers la folie d’Antonina, on la voit danser à se perdre, sur une musique devenue sauvage et très moderne, entourée d’hommes nus…

Allez voir cette Femme de Tchaikovski !

Le Louxor

Un mot encore de la salle où je suis allé voir le film, le mythique Louxor, près de Barbès à Paris. Une découverte pour moi. Le cinéma comme on peut encore le rêver, même s’il n’y a plus d’entracte ni de chocolats glacés…

Mesures démesure

Dans l’ordre inverse d’apparition sur ma rétine et dans mes oreilles, deux films, un concert, qui m’ont marqué ces jours-ci.

La cheffe Blanchett

Epoustouflant, c’est le mot qui m’est venu à l’esprit d’un bout à l’autre des presque trois heures du film Tár. Dont l’héroïne, une femme chef d’orchestre – Lydia Tár – est incarnée par une Cate Blanchett littéralement époustouflante.

D’abord ceci qui n’est pas accessoire dans un film qui traite de musique classique, d’orchestre, de musiciens, de chef ou cheffe d’orchestre : tout ce qui est dit, montré, raconté, par Todd Field est vraisemblable. Y compris l’actrice principale devant un orchestre professionnel. Il n’y a pas, comme dans tant d’autres fictions, ces détails qui montrent de la part du scénariste ou du réalisateur une méconnaissance de la réalité des métiers de la musique classique. Quand Cate Blanchett se met au piano, c’est elle qui joue, quand un orchestre recrute un musicien, c’est un vrai jury, une vraie audition. Etc. Seul élément peu réaliste : quand la cheffe décide au dernier moment d’ajouter le concerto pour violoncelle d’Elgar à la Cinquième de Mahler dans un programme de concert (je n’en dévoilerai pas la raison, pour ne pas « divulgâcher » le film).

Pour le reste, l’une des cheffes citées au début du film (parmi elles, Laurence Equilbey, Nathalie Stutzmann, deux Françaises !), l’Américaine Marin Alsop a fait une publicité assez ridicule à ce long-métrage : elle dit s’être reconnue dans le personnage joué par Cate Blanchett (lire le Huffington Post) et avoir été blessée en tant que lesbienne, cheffe, mariée à une femme. Etrange aveu ! La cheffe française Claire Gibault sur France Musique regrettait, elle, l’image déformée, excessive, que le film donne du métier de chef.

Rappelons tout de même qu’il s’agit d’une fiction, même si elle est fichtrement bien documentée, que le personnage qu’incarne une Cate Blanchet superlative – on avait tant aimé l’actrice dans Carol – est fictif, même si là aussi tant d’éléments s’approchent de réalités qu’on a connues.

J’invite à lire l’article du Monde « Tár » : Todd Field filme une Cate Blanchett au sommet de son art. En particulier ceci :

« Après avoir fait mesurer l’ego de son héroïne (master class, réactualisation de sa page Wikipédia, fans en pâmoison…), Field le perce d’infimes brèches : un cours à la Juilliard School la confronte à un élève qui, sans détour, affirme ne pas s’intéresser à ce grand misogyne de Bach. Pour Tár, ce sera l’occasion d’une stupéfiante mise au point, tout en mots d’esprit et en répliques assassines, « les architectes de votre âme semblent être les réseaux sociaux ». L’échange est brillant : Field avance sur une corde raide tout en parvenant à se montrer intraçable. Ce n’est pas lui qui éructe contre la culture woke, mais bien son héroïne. L’élève quitte la salle, avant de lâcher : « Vous êtes une vraie salope. »/…/

Une série d’événements viendra confirmer son intuition : Tár manigance pour embaucher une musicienne qui lui a tapé dans l’œil, fait tout pour passer sous silence le suicide d’une étudiante boursière sous son emprise. Tout un petit cénacle de proches et d’assistants sont les témoins impuissants des abus impunis de cette femme trop exceptionnelle pour se soumettre au regard de la société – elle lui préfère celui de Dieu.

Mais ce serait réduire Tár à ce qu’il n’est pas : une sorte de film à thèse sur la cancel culture. Il saisit poétiquement l’air du temps, y puise une nouvelle manière de raconter une histoire. Surtout : il laisse tranquille le spectateur, libre de se positionner, de se perdre et de ne pas savoir ce que sera la scène d’après – cette errance est un cadeau qui est devenu trop rare au cinéma » (Murielle Joudel, Le Monde, 25 janvier 2023)

Père, frère et soeur

Mardi soir, quelle ne fut pas ma surprise de retrouver mon vieux complice et ami, François Hudry, que je n’avais plus vu depuis plusieurs années, devant l’entrée du théâtre des Champs-Elysées !

« Je ne pouvais manquer ce concert » me dit l’ami François, « j’ai tellement bien connu Marcello Viotti, alors qu’il n’était même pas encore chef d’orchestre ». Ce soir à l’affiche, Lorenzo le chef, Marina la mezzo-soprano, honoraient en quelque sorte la mémoire de leur père si brutalement disparu d’une crise cardiaque à 50 ans en 2005.

Beau programme pour mettre en valeur une phalange nettement moins célèbre que l’orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam, l’orchestre philharmonique néerlandais : la Passacaille de Webern, les cinq Rückert-Lieder de Mahler (qui devaient échoir à Matthias Goerne, malade, remplacé in extremis par Marina Viotti), et la 2ème symphonie de Brahms.

Pour plein de bonnes ou mauvaises raisons, on n’a pas envie de se livrer à l’habituel exercice critique : Marina n’a pas exactement la voix ombrée qu’on attend dans ce cycle, Lorenzo, qui ne résiste jamais à la tentation de Narcisse sur Instagram – mais on l’aime aussi pour cela ! – nous laisse un peu sur notre faim dans une symphonie de Brahms magnifiquement agencée, à laquelle il manque juste le souffle dévastateur qui fait les grandes émotions.

Déjà on sait gré à Lorenzo Viotti de faire ce qu’on rêverait de chaque chef d’orchestre : un mot au public pour expliquer succinctement et avec des mots simples le programme, les oeuvres. On le sait d’expérience : cette abolition de la distance entre scène et salle rend le public plus disponible, plus attentif.

Premier bis, tout à fait inattendu : le motet de Mozart Ave verum corpus, l’une de ses dernières oeuvres, joué et surtout chanté debout par l’orchestre, sans explication. Le second est plus évident : la première danse hongroise de Brahms (l’une des trois que Brahms a lui-même orchestrées, d’un recueil initialement écrit pour piano à quatre mains)

Hollywood babylonien

J’avais moyennement aimé son film/comédie musicale La La Land, mais il faut reconnaître que le Franco-Américain Damien Chazelle, honoré de l’Oscar de la meilleure réalisation pour ce film de 2016, nous a sacrément bluffé avec son dernier opus, Babylon.

Tout est too much dans ce très long-métrage, 3 heures qui passent sans qu’on s’en aperçoive, malgré quelques scènes longuettes. Mais quel cinéma flamboyant, hymne à la grandeur éternelle d’Hollywood, même si quelques critiques y ont vu plutôt la décadence et le désastre. On n’a pas le souvenir d’avoir vu de longtemps une telle débauche de moyens, jamais gratuits, une tel soin du détail en même temps qu’un geste épique. Et quelle distribution ! Brad Pitt, Margot Robbie, le très émouvant Diego Calva et une ribambelle de seconds rôles exceptionnels.

C’est un film de saison pour les longs dimanches après-midi, pas pour les enfants, mais pour les adultes que nous sommes et qui avons la nostalgie d’un Hollywood que nous n’avons jamais connu.

Mascarades

Un bon Bedos

Déjà je n’avais pas suivi, ni même compris, certaines des critiques de son film La Belle époque, sorti il y a trois ans. J’en ai fait autant pour le quatrième long-métrage de Nicolas Bedos Mascarade, que je sors de voir dans la même salle adamoise*.

D’accord, c’est trop long, c’est trop touffu, trop de répliques, de vacheries, de bons mots, trop de références, mais c’est du Nicolas Bedos ! Oui aucun personnage n’est sympathique, oui c’est cynique, et alors ? C’est un film, pas un reportage sur la Côte d’Azur ! Et quand même une sacrée bande de comédiens, sacrément bien servis par le réalisateur, à commencer par les femmes, Isabelle Adjani qu’on craint d’abord de voir comme une caricature d’elle même, et qui ferait oublier Gloria Swanson dans Sunset Boulevard, Marine Vacth, tout simplement exceptionnelle. Et Pierre Niney qu’on aime, comme on l’aime dans tout ce qu’il fait. On n’arrive pas à croire qu’il soit un parfait salaud. Donc ne lisez pas les critiques, profitez de ce week-end bien automnal pour aller au cinéma (les salles sont tristement vides)

Lermontov et Khatchaturian

En musique, le titre que Bedos a donné à son film évoque pour moi deux oeuvres, deux compositeurs.

Aram Khatchaturian (1903-1978) d’abord et la musique de scène qu’il compose en 1941 – à l’occasion du centenaire de la mort de l’écrivain Mikhail Lermontov, pour la pièce Mascarade. De cette musique de scène est restée une valse à flonflons qui a beaucoup fait pour la célébrité du compositeur arménien.

Une seule référence pour cette suite, Kirill Kondrachine.

L’opéra de Nielsen

Maskarade, c’est aussi un opéra du Danois Carl Nielsen (1865-1931). La langue limite évidemment la diffusion de l’oeuvre, mais la musique y est dense. Et la version récente et native de Michael Schønwandt en est la référence.

L’ouverture en est brillante et festive :

* adamois : relatif à la ville de L’Isle-Adam, charmante commune du Val d’Oise qui présente la particularité d’être administrée sans discontinuer depuis 1971 par la même famille princière, les Poniatowski, d’abord Michel, compagnon de route et ministre de Giscard, puis son fils Axel, et le petit-fils Sébastien, réélu sans difficulté en 2020.

Revoir Virginie, Irène, Alain, Jean-Luc

Je ne sais plus quand j’étais entré la dernière fois dans une salle de cinéma… Une opportunité hier et une séance choisie au débotté.

Je viens de lire les critiques parues sur ce film d’Alice Winocour. Rarement vu pareille unanimité.

La performance n’est pas mince : réussir à traiter des suites d’un attentat (l’allusion au 13 novembre 2015Le chagrin et la raison – est transparente) avec une telle pudeur, une telle délicatesse, chapeau à la réalisatrice. Mais le film tient beaucoup à ses interprètes, et en tout premier lieu à Virginie Efira présente à chaque plan.

Je ne dirai absolument rien d’original en avouant mon admiration pour cette actrice, qui, film après film, ne cesse de me surprendre. Plus d’une fois en la regardant je pense à Romy Schneider, beauté formelle d’un visage où se lisent toutes les variations de l’âme.

Un mot encore sur le film sans en dévoiler les détours : pudique et juste.

Carnet de deuil : Alain Tanner, Jean-Luc Godard, Irène Pappas

Ils avaient le même âge, mais la mort de l’un – Godard – a éclipsé celle de l’autre, le Suisse Alain Tanner, disparu le 11 septembre. L’oeuvre de ce dernier n’est pourtant pas moindre, mais sans doute seuls les cinéphiles se rappellent-ils La Salamandre (1971) avec la lumineuse Bulle Ogier

ou Les années lumière (1981) Grand Prix du Festival de Cannes

Le monument Godard

Ce n’est pas surprenant, mais ça reste agaçant : Jean-Luc Godard meurt et tous les médias, sans exception, balancent les mêmes titres, les mêmes clichés, que tout le monde reprend sur les réseaux sociaux. Pour ne pas être pris au dépourvu, on cite les trois ou quatre films qu’on se doit d’avoir vus : A bout de souffle, Pierrot le fou, Le Mépris (ah les fesses de Bardot !), Détective (pour et parce ce que Johnny). On évoque sa personnalité, ses écrits, bref un monument qu’on est prié d’admirer.

L’ami Joseph Macé-Scaron avouait sur Facebook : « Je ne suis jamais parvenu à voir un film de Godard jusqu’au bout. Ceci n’est pas un jugement de valeur mais un constat personnel. Son univers m’ennuie terriblement, profondément… » J’ai fait l’effort, quant à moi, pour les quatre films cités plus haut, et même quelques autres (La Chinoise, Prénom Carmen…). Vaines tentatives.

Irène la Grecque

J’ai d’abord cru à une erreur, je pensais qu’elle était morte depuis longtemps. Irène Papas avait le même âge que la reine Elizabeth et s’est éteinte une semaine après elle. Peut-on imaginer plus lumineuse incarnation de la beauté grecque ?

Inoubliable présence dans Zorba le Grec et les tragédies grecques Antigone, Electre, Iphigénie, Les Troyennes

Une voix aussi unique pour interpréter Theodorakis ou Vangelis et tant d’autres…

Pour l’amour de Marilyn

Marilyn Monroe est morte il y a soixante ans, le 4 août 1962, et on en parle encore et toujours.

Je n’ai rien d’original à dire, sinon que je suis, comme quelques millions d’autres humains, un admirateur inconditionnel de l’actrice, de la chanteuse, et toujours fasciné par une personnalité plus complexe que l’image qu’elle-même et les autres ont donnée d’elle.

J’évoquais hier Michel Schneider (La comédie de la Culture). Le psychanalyste qu’il était ne pouvait pas passer à côté du « cas » Marylin, j’avais beaucoup aimé ce Marilyn dernières séances qui avait obtenu le prix Interallié en 2006.

Encore un bouquin à relire pendant ces vacances.

Mais je découvre que Michel Schneider avait préparé un nouvel ouvrage consacré à l’actrice américaine, dont la sortie est annoncée pour le 11 octobre prochain.

LES AMOURS DE MARILYN Cet amour, des millions de gens l’éprouvent encore soixante ans après sa disparition. Le secret de sa présence après tant de temps ? Marilyn est une sorte de miroir. Portrait d’une image brisée, Michel Schneider donne non pas la vérité de Marilyn Monroe mais éclaire d’un faisceau neuf ses vérités telles qu’elle les exprima en mots et en maux, au cours de sa vie amoureuse et sexuelle. Cet éclairage se résume en un nom : amour. Celui qu’elle ressentait pour certains êtres, et pour les animaux. Celui qu’elle inspira à quelques-uns. Celui que Michel Schneider lui porte à travers le temps (exemples d’entrées : Amour, amants, amis animaux, livres, mère, Montand…). Présentation de l’éditeur

On est évidemment impatient de découvrir ce beau livre.

L’hommage à M.S.

Sylvain Fort avait publié dans un hebdomadaire bien connu un merveilleux texte d’hommage à Michel Schneider, auquel les non-abonnés n’avaient pas accès. L’auteur de cet hommage ayant révélé ce texte sur sa page Facebook, on s’autorise à le reproduire ici. Avec une admiration encore renforcée pour celui qui a disparu le 22 juillet dernier.

« Nous avions Michel Schneider, et nous ne le savions pas. Je dis « avions » parce qu’il nous a quittés le 22 juillet dernier, discrètement. Je dis, « nous ne le savions », parce que sa place dans notre paysage littéraire et intellectuel n’a pas été, je pense, justement estimée.

Bien sûr, il était là, visible, actif, à certains égards même répandu. On le voyait à la télévision, on le lisait dans Le Point, il recevait des Prix littéraires. Je crains cependant que trop souvent il n’ait été vu comme un esprit fin, anticonformiste certes, mais enfin accroché malgré tout à ces grandeurs d’établissement qui permettent d’épingler sur le liège social le spécimen humain, afin de ne plus l’en déplacer, en se disant qu’on saura où le trouver, à quoi l’assigner : l’ENA, la Cour des Comptes, la psychanalyse, la critique littéraire…

En réalité, il n’était pas là. Il vivait dans son exil intérieur, dont la matière première était la nuit. L’oubli, le souterrain, l’obscurité, le secret étaient son élément. Il ne tentait pas de ramener à la lumière ce qui était caché, mais d’inventer une langue pour dire le secret. Il traquait l’absence et le deuil. Il écrivait « dans le noir » : titre d’un de ses essais récents (Écrit dans le noir, 2017) fouillant la part d’ombre, la conscience nocturne, de ces écrivains immenses dont il s’était choisi la compagnie, de Chateaubriand à Proust.

Par des amis communs, j’aurais pu le rencontrer, discuter. Je n’ai jamais osé, parce que, lecteur depuis mes dix-sept ans du moindre de ses livres, je ne voyais pas au nom de quoi je lui aurais arraché une conversation forçant sa discrétion, et exposant à la lumière banale d’une conversation mondaine l’épaisseur de nuit secrète où il avait installé sa pensée et son œuvre.

J’insiste : nous n’avons pas assez su qu’en Michel Schneider nous disposions d’un esprit que nous pouvons comparer aux meilleurs intellectuels issus de la haute culture Mitteleuropa (Magris, Steiner, Canetti), mais surtout à l’un de ces intransigeants qui ne nous menait jamais où il nous plaisait d’aller, mais là où nous ne savions pas pouvoir aller. Dans les labyrinthes de ses écrits baignés d’ombre, nous rencontrions plus souvent peut-être que nous n’aurions aimé la mort, l’oubli, la blessure du temps, la solitude, dont il détaillait la subtile mécanique dans une langue insinuante, miroitante, semblant issue de l’expérience de mille vies.

Ses livres sur la politique traquèrent les fictions morbides du pouvoir. Son bref essai Miroir des Princes, narcissisme et politique (2013) examine cliniquement la fascination des politiques pour leur reflet dans tous les miroirs qu’on leur tend : mais par-delà l’usage de la psychanalyse, on sent constamment dans la rigueur incisive de la réflexion, dans le maniement précis du scalpel de la langue, le rayonnement sombre d’une morale. Son étude minutieuse d’épisodes du jeu de miroirs de la vie politique font songer à La Rochefoucauld ou Racine plus qu’à Freud. Aussi ne fus-je pas étonné qu’il consacrât un de ses plus beaux textes à Pascal (2016), osant cet aveu : « si je ressens, le lisant et écrivant sur lui, la sensation amère et pénétrante qu’il a écrit ce que j’aurais dû écrire, je n’ai pas la folie de croire que j’aurais pu écrire ce qu’il a écrit, ni aimé l’avoir écrit ». Nous n’avons pas assez su que Michel Schneider était, aussi, un descendant de Port-Royal.

Traquant les doubles fonds du langage et les mirages de notre condition, il aurait pu aussi céder à une forme de relativisme sceptique. Or, il fut hanté par la certitude du sens, et c’est la musique qui lui en communiqua la plus vive sensation. Il alla en sonder l’énigme dans les parages les plus dérobés, faisant sienne la conviction de Nietzsche que la musique était un « art de la nuit ». Il fut de ceux qui disaient le mieux la musique, parce qu’il entendait en elle, jusque dans sa folie aphasique, le murmure d’une vérité humaine. Il consacra deux livres à Schumann, dont La Tombée de la nuit, qui est peut-être un des deux ou trois livres les plus éblouissants sur la musique qu’il m’ait été donné de lire : cette exploration des démons de Schumann est une descente à l’abîme dont on sort vainqueur à la manière du Desdichado de Nerval. Comment, dès lors, aurait-il supporté le nihilisme faraud de Pierre Boulez ?

A présent qu’il n’est plus, il est temps encore de savoir que nous l’avions, et tous ses livres font que nous l’aurons pour longtemps, ce qui en somme est une forme supérieure de joie. » (Sylvain Fort)

Des hommes bien

Aucun rapport entre les deux décès que j’ai appris hier, sauf peut-être l’appartenance des disparus à la catégorie rare des belles personnes, celles qui laissent une trace indélébile dans le coeur de ceux qui ont croisé leur route.

Bruce Richards (1963-2022)

J’ai quitté la direction de l’Orchestre philharmonique royal de Liège il y a huit ans, mais j’ai gardé un lien affectif fort avec cette communauté d’artistes, de femmes et d’hommes, que j’ai eu l’honneur de servir du mieux que j’ai pu pendant quinze ans.

Il suffit de voir cette photo de lui, pour comprendre pourquoi la disparition de Bruce Richards, l’un des cors solo de l’orchestre, me touche plus particulièrement. Bruce était un formidable musicien, comme ils sont très nombreux à le rappeler sur la page Facebook de l’orchestre – personne n’a oublié le fabuleux solo de Bruce dans Des Canyons aux étoiles de Messiaen qu’avait dirigé Pascal Rophé en 2008.

Mais c’était d’abord un homme bien, dans tous ses comportements. Je me souviens de lui, par exemple, comme délégué syndical au sein du Conseil d’entreprise (l’instance de concertation obligatoire en Belgique): avec son français teinté d’un fort accent américain, Bruce ne haussait jamais la voix, n’empruntait jamais un vocabulaire agressif ou revendicatif, ses remarques, ses demandes n’en prenaient que plus de poids. Mais je me rappelle plus encore le merveilleux pédagogue – il enseignait au Conservatoire royal de Liège – toujours en avance d’une idée pour entraîner ses collègues de l’orchestre au-devant de publics réputés « difficiles » ou rétifs à la musique classique. Que de souvenirs merveilleux grâce à lui.

Et puis sur un plan plus personnel, je savais que le coeur de Bruce était fragile. Il avait d’ailleurs dû s’arrêter, contre son gré, mais forcé par la médecine, et j’avais dû insister auprès de lui, dans ma responsabilité de chef d’entreprise, pour qu’il se soumette aux recommandations de la faculté et qu’il se soigne. Manifestement, son coeur lui a joué un nouveau et mauvais tour fatal.

Ici une vidéo réalisée pendant le confinement

Jean-Louis Trintignant (1931-2022)

Tout a été dit et redit sur l’acteur de théâtre et de cinéma qui vient de disparaître à l’âge de 91 ans. Je me garderai bien d’en rajouter dans les qualificatifs. Je veux, à travers tous ses films et des quelques interviews qu’il a donnés, garder le souvenir d’un homme bien. Complexe, multiple, discret, secret. Un homme bien.

La lecture du très beau livre de Nadine Trintignant – que j’avais déjà évoqué ici (Des vies d’artistes) il y a quelques mois – avait achevé de m’en convaincre.

J’ai vu il y a peu de semaines le dernier film de Jean-Louis Trintignant, Les plus belles années d’une vie, de Claude Lelouch. Je craignais le « remake » de trop d’ Un homme et une femme. Et ces retrouvailles, si tendres, si douces, filmées avec tant de tendresse, d’Anouk Aimée et Jean-Louis Trintignant, presque nonagénaires à l’époque du tournage, m’ont bouleversé.

Un chef russe Mikhail Jurowski (1945-2022)

Un grand chef russe est mort le 19 mars dernier, mais on en a peu parlé, puisque tout ce qui, de près ou de (très)loin rappelle la guerre menée par la Russie en Ukraine, est sujet à caution. Il est vrai aussi que Mikhail JurowskiМихаил Владимирович Юровский -(prononcer You-rov-ski) n’a jamais occupé le devant de la scène. Et pourtant c’est un nom que les mélomanes, les discophiles curieux, ont souvent vu à l’affiche d’enregistrements qui révèlent l’originalité et l’importance du répertoire que le chef russo-allemand a abordé tout au long de sa carrière.

C’est peu de dire que la famille Jurowski est musicienne. Commençons par le père de Mikhaïl, le compositeur…ukrainien Vladimir Mikhailovitch Jurowski (1915-1972), surtout connu comme compositeur de musiques de film, mais pas que… comme en témoigne ce disque :

Mais la descendance du chef récemment décédé est aussi spectaculaire : deux fils, Vladimir (né en 1972), à la carrière éblouissante, patron du London Philharmonic de 2007 à 2020, aujourd’hui directeur de l’Opéra de Bavière, et Dmitri (né en 1979), que j’ai invité naguère à Liège et qui a été, entre autres, directeur musical de l’opéra des Flandres en Belgique.

Mikhaïl Jurowski étudie au Conservatoire de Moscou, travaille ensuite au théâtre Stanislavski et au Bolchoi, il est notamment l’assistant de Guennadi Rojdestvenski. Son père est un proche de Chostakovitch, le jeune Mikhaïl va ainsi côtoyer un compositeur qu’il ne cessera de servir. Créant notamment l’opéra inachevé Les Joueurs d’après Gogol, complété par Krzysztof Meyer en 1981.

Mikhail Jurowski et sa famille quittent l’URSS en 1989 pour s’installer en Allemagne orientale, où le chef qui sera naturalisé allemand, fera l’essentiel de sa carrière, occupant des fonctions de direction musicale pour de brèves périodes, mais laissant une discographie et de nombreux témoignages de concert qui méritent une écoute attentive.

Pour ceux qui comprennent le russe et lisent l’anglais, une interview passionnante de Mikhail Jurowski, ses souvenirs d’enfance et de jeunesse :

On a l’embarras du choix dans une discographie très vaste et ouverte, où les Russes ne sont pas en reste.

Des vies de cinéma

Une indéfinissable grâce

La mort de Gaspard Ulliel, d’un accident de ski, nous a saisis, plongés dans la tristesse. À 37 ans, « trop jeune » pour mourir, comme s’il y avait un âge acceptable…

C’est ce que disait magnifiquement François Morel ce matin sur France Inter : Juste la fin du monde de Gaspard. À (ré)écouter absolument.

J’ai aimé Gaspard Ulliel dans tous ses rôles au cinéma. La sorte de douceur et de grâce qu’il dégageait n’était jamais posée, forcée. On aurait aimé l’avoir pour ami. On peut désormais le voir et le revoir, vivant, dans ses films.

J’en aime particulièrement deux : Un barrage contre le Pacifique (2007), d’après le roman éponyme de Marguerite Duras, et sa formidable incarnation d’Yves Saint-Laurent dans le film de Bertrand Bonello (2014).

Le charme fou de Trintignant

Comparaison n’est jamais raison, mais Gaspard Ulliel a quelque chose à voir avec le jeune Jean-Louis Trintignant. À cette différence près que l’acteur aujourd’hui âgé de 91 ans assumait manifestement plus crânement la séduction qu’il exerçait sur la gent féminine, et quelques belles actrices de son temps !

J’évoque Trintignant parce que, peu avant Noël, j’ai entendu Olivia de Lamberterie sur France 2 conseiller vivement un livre qui pourrait n’être qu’un énième recueil de souvenirs écrit à la va-vite, en général par une autre plume. J’ai suivi le conseil d’Olivia et j’ai vraiment aimé la délicatesse, non dénuée de franchise, voire de crudité, de la relation par Nadine Trintignant de ses années amoureuses avec Jean-Louis, et de ce qui les lie pour toujours. On y apprend, entre autres, que le cancer dont souffrirait l’acteur très âgé est une invention de sa part pour se débarrasser de la curiosité des journalistes…

« Nadine Trintignant raconte pour la première fois, dans ce livre lumineux et bouleversant, son histoire d’amour avec Jean-Louis Trintignant, son premier mari. C’est avec l’accord de l’acteur qu’elle livre aujourd’hui ce témoignage.  » Écris-le, lui a-t-il dit, tu es la seule à me connaître en profondeur. La seule à avoir compris.  » Elle révèle, au fil de ses souvenirs, des éléments de leur correspondance amoureuse, reflet de leur passion réciproque. 
Le récit de cette relation, dont elle ne cache aucune des péripéties, est jalonné de confidences de Jean-Louis sur lui-même, son enfance, sa carrière. Nadine Trintignant, qui fut de son côté réalisatrice de films célèbres (Défense de savoir, Ça n’arrive qu’aux autres, Colette), nous plonge au coeur d’une aventure artistique qui lui a permis de côtoyer les plus grands. De Jules Dassin, Marlon Brando, Jacques Prévert, Catherine Deneuve et Marcello Mastroianni à Yves Montand, 
Simone Signoret, Louis Malle, Claude Lelouch, Costa-Gavras et tant d’autres. Figures d’une époque excetionnelle dans l’histoire du cinéma français, dont nous gardons tous la nostalgie. 

Entre ombres et lumières, Nadine Trintignant revient sur la mort tragique de Marie et celle, prématurée, de sa seconde fille, Pauline. Deux épreuves partagées avec un homme lui-même aujourd’hui aux prises avec la maladie, dont elle montre l’admirable dignité dans le grand âge ».
(Présentation de l’éditeur)