Ces deux-là étaient frère et soeur en musique, plus encore qu’amis et complices. L’un est mort, l’autre toujours vive et active à 83 ans passés. Ils font une part de l’actualité discographique : Nelson Freire (1944-2021) et Martha Argerich.
Du côté de la pianiste argentine, rien de vraiment neuf. Warner a regroupé des coffrets déjà parus (comme les « live » de Lugano) en y ajoutant quelques albums récents, et les quelques disques parus sous étiquette Teldec.
Ce coffret révèle à la fois la curiosité de la pianiste en matière de musique de chambre, et une certaine permanence – on n’a pas dit étroitesse ! – du répertoire solo et concertant : pas mal de doublons, mais comment s’en plaindre, quand on sait qu’en concert Martha Argerich n’est jamais exactement la même d’un soir à l’autre (souvenirs d’une tournée au Japon et en Californie en 1987).
Quelques erreurs d’étiquetage parfois amusantes : dans le seul trio de Haydn, capté à Lugano, on indique Nicholas Angelich au côté des frères Capuçon, alors qu’il s’agit bien de Martha Argerich. En revanche dans un disque Brahms à 2 pianos, le partenaire de Martha est mentionné comme Nicholas Argerich (sic).
Inutile de recenser les merveilles de ce coffret, elles se révèlent tout au long des 46 CD.
Quelques-unes prises au hasard :
Comme on le sait Martha Argerich donne désormais rendez-vous à ses amis à Hambourg. C’est là, en 2020, qu’elle a consenti à redonner aux micros et caméras – mais sans public – une version inoubliable de la 3e sonate de Chopin
L’héritage Nelson
Lorsqu’il est mort, il y a déjà plus de trois ans, j’ai tenté une discographie de Nelson Freire. Tâche difficile, puisque le pianiste brésilien, avant la période Decca – la dernière – a enregistré pour plusieurs labels, au gré des propositions et des engagements, et relativement peu. Heureusement que, depuis une dizaine d’années, les captations de concert ou les enregistrements de radio, ressortent un peu au compte-gouttes, traduisant, mieux que la discographie « officielle », les choix de répertoire de Nelson Freire.
Le coffret de 3 CD qu’édite le Südwestrundfunk (SWR) – la radio publique de l’Allemagne du sud qui regroupe les stations jadis indépendantes de Baden-Baden et Stuttgart – est à chérir à plus d’un titre : il ne comporte pratiquement que des inédits dans la discographie de Nelson Freire.
On se demande si et quand Decca publiera enfin le coffret de l’intégrale des enregistrements réalisés pour le label par Nelson Freire ! Ce ne serait que justice.
Autre suggestion : rassembler tous les témoignages laissés par le duo Martha Argerich-Nelson Freire. Insurpassable !
Hier, à l’heure où paraissait le communiqué annonçant la mort d’Elizabeth II, je prenais cette photo de la grande fontaine du parc de la Villette. Sans encore connaître la nouvelle, je me disais que le ciel de Paris, l’or du couchant qui illuminait la fontaine, étaient de circonstance.
Puisque nous allons être, nous sommes déjà, saturés d’informations, d’images, de témoignages sur la reine défunte, juste un souvenir. Il y a près de trois ans j’étais à Edimbourg et j’avais visité le palais de Holyrood, résidence officielle de la reine en Ecosse (Balmoral étant une résidence privée). Et j’avais pris cette photo de la salle à manger avec ce grand portrait de la souveraine, avant d’être interrompu par une employée, offusquée que j’aie osé photographier la reine, de surcroît dans sa demeure…
La rentrée de l’Orchestre de Paris
Du beau monde hier soir à la Philharmonie de Paris qui, à l’initiative de son nouveau directeur, Olivier Mantei, a décidé d’avancer les concerts à 20 h. Heureuse idée.
Un programme des plus copieux, et même audacieux. La marque du directeur musical de l’Orchestre de Paris, Klaus Mäkelä ? Sûrement, pas moins de deux créations et une brève pièce de Kaija Saariaho, à côté de deux mastodontes (on parle ici de l’effectif orchestral !).
Concert donné en hommage à Lars Vogt, disparu lundi. À l’issue du concert, le directeur général Nicolas Droin, et la présidente de l’Orchestre de Chambre de Paris, Brigitte Lefèvre, me raconteront les derniers souvenirs, les derniers instants du pianiste et chef, l’émotion unanime que sa mort a suscitée (Ce qu’il nous reste d’eux)…
Le fringant chef finlandais ouvrait le concert par une brève pièce de Kaija SaariahoAsteroid 4179, qu’il enchaînait immédiatement, et très naturellement, au célébrissime portique d’ouverture du poème symphonique de Richard StraussAlso sprach Zarathustra. J’admire le travail d’orchestre, la cohésion des pupitres, l’art du jeune chef de dégager des lignes claires dans une partition touffue, que je ne suis jamais parvenu à vraiment aimer (est-ce grave docteur ?). Puis arrive Aino, une création du compositeur péruvien Jimmy Lopez Bellido qui a fait ses études.. à Helsinki, dédiée à Klaus Mäkelä, directement inspirée d’un personnage essentiel du Kalevala, qui paie son tribut à Sibelius et à la musique de film (le compositeur Alexandre Desplat était assis devant moi !). Partition bien troussée, très consensuelle et consonante.
Jimmy Lopez chaleureusement applaudi à la fin de la première partie du concert.
En début de seconde partie, il faut dire que c’est beaucoup pour cela qu’on était venu à la Philharmonie, la création de A-Linea de Pascal Dusapin. Ce blog peut témoigner de la relation que j’ai avec le compositeur français, mon quasi-contemporain (il est mon aîné de quelques mois) : lire Présence de Pascal Dusapin. C’est le propre des grands créateurs que d’être immédiatement identifiés, reconnaissables. Cette nouvelle pièce d’orchestre d’une quinzaine de minutes est du pur Dusapin (les grands unissons, brièvement troublés de déflagrations des cuivres ou des percussions) et j’ai trouvé hier soir (les circonstances ?) teintée d’une nostalgie, d’ombres fugitives, comme une sonate d’automne.
Le concert se concluait par le Poème de l’extase de Scriabine. Etait-ce le menu trop copieux ? L’orchestre très beau, la trompette solo magnifique, le geste toujours élégant du chef, mais quelque chose qui manquait à cette montée vers l’orgasme musical ?
Après le concert, on fut heureux de retrouver quelques amis, collègues, et parmi eux une pianiste venue en groupie du chef…
Chaque jour apporte son lot d’informations tragiques sur l’Ukraine, au point de risquer de nous y « habituer »… Une ville, parmi d’autres (toutes les autres ?) visées par l’armée russe, est souvent citée, à raison de son histoire, de sa situation stratégique, de l’importance de sa population : Odessa, fondée sur la Mer Noire par Catherine II en 1794.
Nous avons tous vu cette séquence, où des musiciens et choristes de l’opéra d’Odessa chantent le choeur des esclaves de Nabucco de Verdi « Va pensiero » pour dire leur refus de la guerre :
Ce qu’on découvre en feuilletant dictionnaires et livres d’histoire culturelle, c’est l’incroyable nombre et la qualité des grands musiciens qui sont nés à Odessa. Plusieurs billets ne seront pas de trop pour évoquer ces hautes figures de la musique, et rappeler le rôle exceptionnel que la cité portuaire, si riche de son histoire, a joué dans l’éducation et le foisonnement de ces talents.
Des pianistes illustres
Commençons par les pianistes, et quels pianistes !
Alexandre Isaacovitch Cherkassky naît en 1909 à Odessa, mais il ne restera pas russe très longtemps, puisque sa famille fuit la Révolution de 1917 pour s’établir aux Etats-Unis. Cherkassky étudie au Curtis Institute de Philadelphie auprès de Josef Hofmann, lui-même Polonais d’origine qui a fui l’Europe au début de la Première Guerre mondiale.
On peut mesurer au nombre de citations du pianiste dans ce blog l’admiration éperdue que je porte à ce pianiste … américain, dont j’attends désespérément qu’un jour un éditeur (mais lequel ?) s’avise de rassembler en un coffret un héritage discographique hors normes. Je découvre presque tous les jours un enregistrement, une perle, que je ne connaissais pas, comme par exemple dans ce coffret un peu fourre-tout, une splendide version du concerto de Grieg, dirigé par un autre grand que j’admire, le chef britannique Adrian Boult
Faut-il faire l’éloge du plus grand pianiste russe du XXème siècle (avec son collègue et ami, né lui aussi en Ukraine, à Jytomir*, Sviatoslav Richter), Emile Guilels ? A la différence de son aîné Cherkassky, Guilels étudie d’abord dans sa ville natale, Odessa, auprès d’un célèbre pédagogue, Yakov Tkach, puis à partir de 1935 au Conservatoire Tchaikovski de Moscou, avant d’entamer une fabuleuse carrière de soliste, concertiste, et d’enseigner à son tour dans le même conservatoire.
Comme je l’évoquais dans un précédent billet – Beethoven 250 : Gilels/Masur – si l’on veut percevoir ce que Guilels pouvait donner en concert, il faut écouter cette intégrale « live » des concertos de Beethoven donnée à Moscou au mitan des années 70 :
Les noms qui suivent sont peut-être moins connus du public des mélomanes, mais les amateurs de grand piano et de personnalités singulières chérissent depuis longtemps leurs enregistrements… lorsqu’ils sont disponibles.
Simon Barere naît le 20 août 1896 dans le ghetto d’Odessa, onzième d’une famille de treize enfants. Il perd son père à 12 ans, joue dans des cinémas ou des restaurants, puis, à la mort de sa mère quatre ans plus tard, il auditionne devant Glazounov et entre au conservatoire de Saint-Pétersbourg. En 1919 il achève ses études, obtient le prix Rubinstein (du nom du célèbre pianiste et compositeur Anton Rubinstein) et s’attire ce compliment de la part de Glazounov : « Barere est Franz Liszt dans une main, Anton Rubinstein dans l’autre ». Barere va ensuite enseigner à Kiev, puis à Riga. Il quitte l’URSS en 1932 pour Berlin, mais fuit rapidement devant la montée du nazisme, d’abord vers la Suède, puis fait ses débuts à Londres, enfin aux Etats-Unis où il se fixe en 1936. Le 2 avril 1951, il joue le concerto de Grieg avec Eugene Ormandy au Carnegie Hall de New York et s’effondre, victime d’une hémorragie cérébrale fatale.
C’est dans ce même Carnegie Hall qu’est enregistrée, en concert, le 11 novembre 1947, une version justement légendaire de la Sonate de Liszt
Contemporain de Simon Barere, Samuil Feinberg naît lui aussi à Odessa en 1890, mais va demeurer toute sa vie en Russie puis en Union soviétique, où il va occuper une position singulière. Comme compositeur, il est invité dans les festivals occidentaux, où il fait forte impression, jusqu’à ce que la terreur stalinienne lui interdise ces sorties à l’étranger. Feinberg va se consacrer essentiellement à l’enseignement : durant quarante ans, de 1922 à sa mort il sera l’un des professeurs les plus admirés du Conservatoire de Moscou. Très jeune pianiste, il aura marqué le public en interprétant en concert, pour la première fois en Russie, le Clavier bien tempéré de Bach, les 32 sonates de Beethoven et les 10 sonates de Scriabine. Il laisse un grand nombre de transcriptions, notamment de Bach.
D’une génération plus récente, Oleg Maisenberg, Odessien lui aussi, s’est fait connaître comme un interprète d’élection de Schubert, comme un partenaire régulier du violoniste Gidon Kremer, et, ce qui me touche particulièrement, de la pianiste Brigitte Engerer, disparue il y a bientôt dix ans.
D’autres pianistes nés à Odessa mériteraient d’être cités. Ce sera pour un prochain billet.
Avec l’espoir que, d’ici là, la fière cité fondée par Catherine II ne soit pas, en tout ou partie, détruite par les bombes de Poutine
*Si on pouvait éviter d’écorcher les noms ukrainiens, ce serait le moindre des respects à l’égard de ce peuple. Malheureusement tous les journalistes français ne connaissent pas l’orthographe internationale (anglaise donc !) qui fait qu’on écrit Zhitomir pour la ville ukrainienne de Jytomyr : donc Ji-to-mir (comme jeu) et pas Zi-to-mir. Lire un article déjà ancien de ce blog : Comment prononcer les noms de musiciens ?. Mais on n’en voudra à personne de ne pas prononcer « à la russe » le nom de la ville martyre de Kharkiv (le « kh » étant une lettre – X dans l’alphabet cyrillique – que seuls les germanophones pratiquent comme dans Bach).
Dans le flot des rééditions, rhabillages en coffrets, qui font aujourd’hui l’essentiel de l’actualité discographique et que je ne suis pas le dernier à chroniquer ici ou sur bestofclassic, il y a de tout, du bon grain et de l’ivraie.
Et parfois une publication vraiment exceptionnelle, comme cet élégant coffret bleu nuit :
Le pianiste russe Emile Guilels avait bénéficié d’un hommage discographique très important à l’occasion de son centenaire en 2016. Warner, DGG, Sony/RCA et Melodianous avaient restitué un legs particulièrement important. Voir : Emil Gilels centenaire.
Dans le papier que je lui consacrais, le 16 octobre 2016 (Un jeune centenaire), je regrettais, dans l’imposant coffret rouge de Melodia – outre le prix très élevé d’un objet certes très beau – qu’il y eût aussi peu de témoignages « live » de la maturité de Guilels.
Regret que vient combler ce miraculeux coffret de 5CD, vendu lui à prix très doux, malgré l’extrême qualité du contenu comme du contenant. Merci à Frédéric d’Oria-Nicolas d’avoir redonné vie, avec le concours du petit-fils du pianiste (qui se croit obligé d’appeler son grand-père « Maestro », suivant une épouvantable manie d’un certain milieu mélomane), à ces cinq récitals donnés dans l’acoustique irrésistible du Concertgebouw d’Amsterdam. Le résultat est tout simplement prodigieux.
Et pour ceux qui, comme moi, n’ont jamais eu le bonheur d’entendre Guilels en concert – alors que j’avais eu cette chance avec Richter – ces disques ressuscitent l’art impérial, phénoménal, d’un pianiste que le studio semblait corseter, en tout cas dans la dernière partie de sa carrière (comme le coffret DGG). Il y a bien quelques embardées, mais quelle puissance, quelle palette de nuances, quelle vitalité inépuisable, quel art du chant… les qualificatifs manquent. ! Impossible de choisir parmi ces disques, il faut tout écouter… et réécouter.
S’il est un musicien qui est entré dans la légende très tôt dans sa carrière, c’est le pianiste russe Sviatoslav Richter (1915-1997). L’approche du centenaire de sa naissance donne – enfin – à ses éditeurs l’occasion de rééditions aussi bienvenues qu’attendues. En réalité, la discographie de ce géant est aussi complexe, dispersée, que sa manière très singulière de mener ce que, dans son cas, on ne peut pas appeler une carrière.
Le beau film de Monsaingeon l’illustre à merveille :
Il n’a pas toujours été facile pour les éditeurs officiels de restituer la variété et la diversité des enregistrements, souvent de concert, de Richter.
Le label russe Melodia ressort au compte-gouttes certaines raretés – mais qui ont parfois déjà été éditées à l’ouest. Warner et EMI avaient déjà versé leur écot :
On trouve notamment dans ce précieux coffret une version vraiment inattendue – et exceptionnelle – du rare Concerto pour piano de Dvorak avec rien moins que CarlosKleiber (et ses musiciens bavarois) comme partenaires du grand Richter !
Decca regroupe en un fort pavé de 52 CD tout le legs discographique « officiel » réalisé de 1957 aux années 2000 par Sviatoslav Richter pour Philips, Decca et Deutsche Grammophon, coffret évidemment indispensable !
Il y avait déjà des rééditions séparées par label (notamment un gros coffret Philips, l’un des tout premiers qui avait été siglé France Musique en 1995), mais c’est la première fois qu’on a vraiment tout, parfois en double, avec un livret très bien documenté (détails de ce coffret ici : http://bestofclassic.skynetblogs.be/archive/2014/12/22/richter-centenaire-8350549.html)
RCA annonce une somme un peu moins importante mais tout aussi essentielle, résultant pour beaucoup de la première tournée que Richter fut autorisé à faire aux Etats-Unis en 1960, et notamment un légendaire 2e concerto de Brahms (avec Leinsdorf) et un 1er de Beethoven (avec Munch)
On ne peut que se réjouir que l’effort de réédition soit à la mesure de cette si grande figure de la musique du XXème siècle. Richter for ever…