Schubert vaut bien une messe

On n’en a jamais fini avec Schubert (lire Le retour à Schubert). Le programme que proposaient, mardi soir à la Philharmonie de Paris, l’Orchestre national d’Ile-de-France et le Choeur de Radio France, était suffisamment rare pour qu’on s’y précipite : après l’ouverture Leonore III de Beethoven, une rareté, une cantate due à la soeur de Mendelssohn, Fanny Hensel, et surtout la Messe n° 5 de Schubert.

Pas de critique à ‘rédiger ce soir, donc pas de pression. Je n’avais pas beaucoup aimé le dernier concert de Case Scaglione (voir Bachtrack), je suis d’autant plus à l’aise pour dire le bien que j’ai pensé de sa direction, surtout dans la messe de Schubert. Certes il n’était pas gâté – et nous non plus – par les stridences de la soprano soliste, mais le Choeur de Radio France était à son meilleur dans une pièce où il peut s’investir complètement.

Les six messes de Schubert

En dehors de la sixième et dernière messe de Schubert, qui a parfois les faveurs d’une programmation et de quelques disques, le répertoire sacré du compositeur viennois, mort à 31 ans (!) reste largement méconnu.

Première recommandation, cette intégrale magnifique due à Bruno Weil

Pour la 6e messe, j’ai souvent exprimé ici mon admiration pour la version d’Armin Jordan, qui comprend le plus émouvant Et incarnatus est de toute la discographie, avec les voix lumineuses et recueillies des ténors Aldo Baldin et Christoph Homberger et surtout la merveilleuse Audrey Michael

En regard de. cette version, toutes les autres me paraissent trop démonstratives, avec des solistes qui se croient plus souvent à l’opéra qu’à l’église.

Comme dans cette version de 1987 de Claudio Abbado :

Et voici que je trouve sur YouTube cet extrait d’un concert de 2012 à Salzbourg – Abbado n’a plus que quelques mois à vivre, et cet Incarnatus est, comme celui d’Armin Jordan, me trouble et me bouleverse :

S’il y a un grand chef qui a tout au long de sa carrière voué au répertoire choral de Schubert une dévotion sans faille, c’est bien Wolfgang Sawallisch (lire Les retards d’un centenaire). Des deux dernières messes, il a donné deux versions, l’une pour Philips, l’autre pour EMI.

J’ai une nette préférence pour les versions de Dresde (orchestre, choeurs, solistes superlatifs)

Karl Böhm n’a jamais enregistré de messe de Schubert, mais on trouve sur YouTube une étonnante version de concert, enregistrée en juillet 1976 dans une église de Vienne… avec les Petits Chanteurs de Vienne (Wiener Sängerknaben). Un témoignage intéressant.

Dans ma discothèque, j’ai aussi ceci, qui mérite l’écoute à défaut d’être des références pour la Messe n° 5.

Et sur l’actualité récente, toujours mes brèves de blog (14.05.2025)

Pierre Boulez (II) : un centenaire, des souvenirs

J’assistais ce matin à une partie du colloque que la Philharmonie de Paris organise à l’occasion du centenaire de Pierre Boulez (1925-2016).

Je n’ai rien appris de vraiment nouveau, mais l’animateur de la réunion, Christian Merlin, ami, confrère et auteur d’une somme passionnante (et sans équivalent à ce jour) sur le chef/compositeur, avait très bien fait les choses comme toujours.

Des souvenirs

Je ne vais pas réinventer des souvenirs, souvent très personnels, que j’ai de Pierre Boulez. Plutôt rassembler ici ceux que j’ai livrés au fil des ans dans plusieurs articles de ce blog.

En précisant ceci : je n’ai jamais eu, dans toute ma vie professionnelle, aucun lien de dépendance avec Boulez, je ne lui ai jamais rien dû, ni demandé. En revanche, comme en témoignent les extraits ci-dessous, il m’a toujours témoigné une bienveillance, voire un intérêt dont je n’ai jamais compris l’objet. A quoi je peux ajouter – ce que je n’ai encore jamais livré – un épisode qui révèle un aspect du Boulez « institutionnel » qui a été si souvent décrié ou craint. En septembre 2008 j’étais allé lui rendre visite à Lucerne. On m’avait prévenu – son secrétariat à Paris – qu’il ne recevait personne, et que ma demande d’une entrevue avait toutes les chances de ne pas aboutir. Moyennant quoi, moins de 48 h après mon appel, je reçus confirmation d’une date et d’une heure (« mais c’est parce que c’est vous! »). Or je n’avais plus eu, depuis 1995 et la journée anniversaire de ses 70 ans sur France Musique, aucun rendez-vous ni contact, autre que furtif, avec Pierre Boulez!

L’Orchestre de Paris

Au cours de cet après-midi dans sa chambre d’hôtel à Lucerne, je l’avais interrogé sur la succession du directeur général de l’Orchestre de Paris, puisque le microcosme parisien s’agitait et surtout que plusieurs musiciens amis de l’orchestre me poussaient à poser ma candidature. P.B. était alors membre du Conseil d’administration de l’Orchestre et chacun savait que rien ne se déciderait sans ou contre lui. Il me dit alors des choses très aimables, qui me remplirent de confusion, et dézingua en quelques mots les trois ou quatre noms qui postulaient (« médiocre », « pas au niveau »). Pour être complet, et c’était du pur Boulez comme l’ont connu ceux qui ont institutionnellement travaillé avec lui, il me fit comprendre que je ne serais pas le moins qualifié pour y aller, mais qu’il ne prendrait pas part aux travaux du conseil d’administration. Allons jusqu’au bout de l’histoire – il y a prescription ! – je fus invité par le comité de sélection (présidé par l’intransigeant Pierre Joxe) à exposer, en toute confidentialité, ma vision des choses, insistant sur la nécessité d’une direction unique et non d’un binôme artistique/administratif comme il y a en partout en France, je voyais que j’avais convaincu les personnalités du comité, à commencer par le président. Celui-ci me fit remarquer que ledit comité n’aurait sans doute pas la décision finale, puisque le CA était partagé à égalité entre les représentants de l’Etat et de la Ville de Paris. De fait, quelques semaines plus tard, c’est un binôme qui fut nommé, pour complaire aux deux tutelles !

Boulez 70 ans

Extrait de Boulez vintage :

« Je me rappelle, comme si c’était hier, une autre grande journée sur la même antenne, le 19 février 1995. Pour les 70 ans du maître !

Tout avait commencé quelques semaines plus tôt par un déjeuner, dans un restaurant des Halles, non loin de l’IRCAM, où Pierre Boulez avait ses habitudes. Hommage, anniversaire, journée spéciale, difficile de renouveler le genre à la radio. Je souhaitais quelque chose de plus original, une sorte de carte blanche, mais raisonnée à la manière du compositeur.

Les archives du Centre Pompidou gardent la trace du déroulement d’une journée qui allait  dresser un portrait à multiples facettes d’un personnage clé du XXème siècle. Pierre Boulez décida très vite d’un ordonnancement qui n’avait rien de complaisant, et le confia à Laurent Bayle alors son bras droit à l’IRCAM : Boulez, années de jeunesse, Boulez chef d’orchestre, Boulez créateur et animateur d’institutions, Boulez entre théâtre et opéra, Boulez dans l’atelier du musicien, ses affinités littéraires, etc. Il souhaitait inviter des amis, des complices, des partenaires d’idées et de travail. C’est ainsi qu’on convia, entre autres, Patrice Chéreau, Gérard Mortier, Michel Tabachnik, et qu’un cocktail réunit en fin de journée autour de Jean Maheu, le PDG de Radio France et de Claude Samuel, le directeur de la musique, le Tout-Paris culturel et musical, Claude Pompidou en tête.

Deux souvenirs plus personnels d’une journée incroyablement intense, qui épuisa tout le monde.. sauf le principal intéressé !

A midi d’abord ce 19 février, on avait réservé une petite heure pour permettre à Pierre Boulez de se restaurer, je l’accompagnai à ce qui était alors la brasserie de l’hôtel Nikko en face de la Maison de la Radio. N’ayant jamais été d’aucun clan, je n’en étais que plus à l’aise pour interroger mon interlocuteur sur ces musiques et ces compositeurs qu’il était censé détester (Sibelius, Chostakovitch, Bruckner…). J’eus des réponses qui sortaient absolument des clichés et des a priori. Et preuve en fut donnée quelques années plus tard

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Je crois savoir qu’une Neuvième de Bruckner a été captée… mais jamais publiée !

Autre souvenir de ce 19 février : Pierre Boulez a tenu à être présent jusqu’au bout. Il est donc minuit lorsqu’il prend congé. Je lui propose une voiture pour le raccompagner. C’est mal le connaître, vif et alerte malgré l’heure avancée, il quitte à grandes foulées la Maison ronde, traversant le pont sur la Seine pour rejoindre son port d’attache dans les hautes tours du quai André Citroën.

L’été 1992

« Souvenir de l’été 1992 : Boulez dirigeait les Wiener Philharmoniker aux Prom’s à Londres. J’étais à la Radio suisse romande, au lieu des traditionnelles et encombrantes bandes que s’échangeaient les radios publiques, j’avais reçu ce concert capté par la BBC sur deux CD pour le diffuser sur les ondes de la RSR. J’ai gardé précieusement ce double CD..« 

Un certain Pierre Boulez

Le 6 janvier 2016, on apprend le décès du musicien, qu’on savait malade et diminué depuis des mois.

« L’homme que j’ai quelquefois approché était exactement l’inverse du personnage craint et redouté (parce que redoutable) qu’il s’était sans doute en partie forgé. D’une attention à l’autre, d’une écoute simple et lumineuse à qui venait lui parler, poser des questions, solliciter un conseil.

Je le voyais souvent furtivement à la fin d’un concert ou l’autre, nous n’échangions que quelques mots, mais jamais convenus, comme si le dialogue entrepris plusieurs mois, voire années, auparavant reprenait. Pierre Boulez était au courant de tout et de tous. Ainsi c’est lui qui annonça à des amis parisiens (qui ne manquèrent pas de me le rapporter… surpris que le Maitre ait porté attention à un fait aussi insignifiant !) que j’avais été nommé à la direction de l’orchestre de Liège fin 1999…« 

Lucerne 2008

Après le long entretien que nous avions eu dans sa chambre d’hôtel à Lucerne, Pierre Boulez dirigeait un programme-fleuve :

« Le soir même dans la nouvelle salle de concerts du festival de Lucerne, pas moins de trois créations, des pièces de Berio, Carter – la première partie atteignait les 90 minutes -et pour terminer l’exploit, le Sacre du printemps, plus sensuel, libre que jamais. Le retrouvant près de sa loge à l’issue du concert, frais et dispos, sans nulle trace de l’effort colossal qu’il avait accompli, il me dit simplement : « C’était pas mal non ? ». Que répondre, essayer de balbutier, quand on est encore sous le coup de l’émotion ? Je m’entends encore lui dire : « Pas mal en effet » ! Avec un sourire complice.

Je l’ai revu ensuite à quelques concerts, l’un à Baden Baden, en 2009 je crois, puis soudain vieilli, hésitant à la première du Freischütz de Weber dans la version de Berlioz, à l’Opéra Comique, dirigé par John Eliot Gardiner (avec ma chère Sophie Karthäuser). C’était en avril 2011. Depuis lors je n’avais de nouvelles que partielles, de sources sûres, et les dernières n’étaient pas rassurantes.

Voilà le Pierre Boulez que j’ai un peu connu, l’homme et l’artiste qu’il m’a été donné de rencontrer par-delà le masque de la notoriété.« 

Les audaces de Marianne

J’assistais vendredi soir à la première parisienne du dernier ouvrage lyrique de George Benjamin et Martin Crimp – Picture a Day like this -, à l’Opéra-Comique, un an après sa création au festival d’Aix-en-Provence.

J’en ai rendu compte pour Bachtrack : Marianne Crebassa bouleverse l’Opéra-Comique dans Picture a Day like this.

Discrètement assise à la corbeille de l’Opéra Comique, une spectatrice attentive – ma chère Felicity Lott (Voisine)

Comme je l’écris dans mon article, deux souvenirs m’ont envahi : celui de la création, à laquelle j’avais assisté, en 2012, de Written on Skin à Aix-en-Provence, qui m’avait durablement bouleversé

et, plus récemment, le 21 juillet 2022 à Montpellier, la formidable interprétation des Sea Pictures d’Elgar que Marianne Crebassa chantait pour la première fois.

J’ai d’autant plus de raisons de me rappeler cette soirée, que ce fut la dernière où je vis et entendis notre si regrettée Jodie Devos (lire Jodie dans les étoiles) chanter, malgré quelques péripéties, dans la Première symphonie de Vaughan Williams.

Ce soir-là, Marianne Crebassa nous avait tous convaincus que ce répertoire britannique peut être chanté par d’autres que par les Britanniques. J’ignorais alors qu’elle serait choisie pour créer le quatrième ouvrage lyrique de George Benjamin en juillet 2023 !

J’ai eu la chance de pouvoir inviter Marianne, née à Béziers, restée si attachée à sa région natale, plusieurs fois durant mon mandat de directeur du Festival Radio France de Montpellier.

En 2015, elle « ressuscitait » Fantasio d’Offenbach sous la houlette de Friedemann Layer (1941-2019), en 2018 elle s’associait à Fazil Say pour un récital magnifique, la pandémie et les restrictions sanitaires avaient reporté à 2022 des projets déjà envisagés pour 2020 puis 2021.

J’admire profondément d’abord la personne Marianne Crebassa, qu’on ne peut dissocier de l’artiste hors norme qu’elle est devenue. Elle aurait pu se laisser entraîner sur la voie toute tracée de la « jeune mezzo-soprano française qui monte », de festival en festival, de rôle en rôle dé plus en plus lourd. Il faut réécouter ce qu’elle déclarait au micro de France Musique le 23 octobre dernier. On ne lui souhaite pas une belle carrière, mais une vie de femme, de mère et d’artiste réussie dans toute sa plénitude. :

Bruckner et alors ?

On y est, on l’avait annoncé : Les anniversaires 2024 : Bruckner. Le compositeur autrichien est né le 4 septembre 1824 à Ansfelden près de Linz.

Honnêtement, on n’a rien attendu, ni rien à attendre de ce bicentenaire. Rien à découvrir de caché, aucune nouvelle édition « originale », certes quelques nouveautés discographiques plutôt marginales. Mais une « première » au festival de Salzbourg le 15 août dernier : Riccardo Muti dirigeant la 8e symphonie à la tête des Wiener Philharmoniker ! Peut-être pas indispensable…

Alors pour marquer le coup, indépendamment de mes « références » Jochum, Schuricht (relire mon billet de janvier), quelques versions que je chéris particulièrement des symphonies et de quelques grandes oeuvres chorales de Bruckner :

1ere symphonie (1868) : pourquoi pas l’une des premières gravures du jeune Claudio Abbado avec l’Orchestre philharmonique de Vienne (1970) pour Decca… et la toute dernière à Lucerne en août 2012

Symphonie n°2 (1872)

C’est par Carlo-Maria Giulini et sa version enregistrée, en 1974, avec l’orchestre symphonique de Vienne que j’ai naguère découvert cette 2e symphonie. Je lui garde toutes mes faveurs.

Symphonie n°3 (1874)

Carl Schuricht bien sûr avec les Wiener Philharmoniker, mais aussi le grand Kurt Sanderling et le formidable Gewandhaus de Leipzig ou un « live » de 1978 aux Prom’s.

Signalons aussi un « live » prodigieux à Amsterdam, qu’on trouve désormais dans un coffret issu de la monumentale (et très coûteuse) édition de prises de concerts de l’orchestre amstellodamois.

Symphonie n°4 (1874)

La plus connue, la plus jouée (?) des neuf symphonies, peut-être à cause de son surnom « Romantique », est aussi la plus enregistrée. Il y a pléthore d’excellentes versions. Celle-ci est un peu passée sous les radars : Istvan Kertesz (1929-1973) l’enregistrait en 1966 avec l’orchestre symphonique de Londres.

Symphonie n°5 (1878)

Sans doute impressionné par sa longueur, son aspect monumental, c’est la symphonie de Bruckner que j’écoute le moins. Peut-être est-ce pour cela que j’aime la version du jeune Lorin Maazel à Vienne, parce qu’il ne la traite pas justement comme un monument, peut-être un peu trop « tchaikovskien » ?

On aura bientôt la chance de redécouvrir la somme enregistrée à Cleveland par Christoph von Dohnányi qui fête ses 95 ans (!) ce 8 septembre, en particulier les 6 symphonies de Bruckner qu’il a gravées et qui n’ont jamais été bien distribuées en France

Symphonie n°6 (1881)

A l’inverse de la Cinquième, c’est sans doute la symphonie de Bruckner que j’écoute le plus souvent. Je pourrais citer Klemperer, Rögner, Haitink, Sawallisch dans mes favoris, mais j’ai découvert récemment cette réédition d’un chef magnifique, qui n’a jamais bénéficié de la notoriété de ses contemporains, Ferdinand Leitner (1912-1996)

Je me rappelle avoir programmé cette 6e symphonie à Liège en 2008 avec le chef finlandais Petri Sakari. Grand souvenir !

Symphonie n°7 (1884)

Ici aussi pléthore de grandes versions. Pour l’émotion de ce concert de 2005 – avec en première partie Alfred Brendel dans Beethoven ! – Claudio Abbado au festival de Lucerne.

Symphonie n°8 (1892)

Au disque, définitivement et sans concurrence, Eugen Jochum à Berlin.

Et en vidéo, ce témoignage bouleversant d’un Karajan en fin de vie qui y jette ses dernières forces.

Symphonie n°9 (1887)

Comme Jochum pour la 8e, j’en reviens toujours à Carl Schuricht pour la 9e symphonie, magnifique gravure en stéréo (1961) avec l’Orchestre philharmonique de Vienne. Et un deuxième mouvement qui est véritablement un scherzo…

Pour les oeuvres chorales, en dépit de quelques réussites individuelles, la somme enregistrée par Eugen Jochum reste insurpassée.

PS Je préfère anticiper les commentaires/reproches que la publication de ce billet va inévitablement susciter. Ce sont ici quelques choix très subjectifs, qui ne prétendent aucunement constituer une sorte de « discothèque idéale » de Bruckner encore moins résumer ma propre discothèque en la matière. Inutile donc de me rappeler les mérites de Blomstedt, Celibidache, Karajan, Klemperer, Jochum/Dresde, Masur, Skrowaczewski, Wand et tant d’autres… !

L’été 24 (I) : du soleil dans les oreilles

Premier épisode d’une série d’été qui se déroulera selon mes humeurs, souvenirs, coups de coeur.

Quand Cleveland s’amuse

Pour les mélomanes, Cleveland est associé à l’austère figure de George Szell (1897-1970) qui fut le chef incontesté et incontestable de l’un des Big Five – comme on qualifiait le gratin des orchestres américains – de 1946 à sa mort. Mais on a oublié, ou tout simplement ignoré, que comme Boston avec ses Boston Pops et son légendaire Arthur Fiedler, Los Angeles avec le Hollywood Bowl Orchestra ou Cincinnati avec les Cincinnati Pops et Erich Kunzel, l’orchestre de Cleveland avait aussi sa formation « légère », parfois appelée Cleveland Pops, qui fut confiée au chef américain Louis Lane (1923-2016). Louis Lane fut d’abord dès 1947, à 24 ans, l’assistant de Szell, puis de 1955 à 1970 chef associé.

Sony publie un coffret, à petit prix il faut le noter, de 14 CD dont la plupart m’étaient inconnus, parce que n’ayant jamais bénéficié d’une diffusion hors USA. Pur régal, à consommer sans aucune modération. D’abord parce que c’est Cleveland, l’un des plus beaux orchestres du monde, et que, dans la partie plus classique du coffret, la patte Szell est immédiatement reconnaissable. Et même dans les pièces plus « light » tout ça reste digne et tenu (cf.la Jamaican rumba ci-après)… on ne se laisse pas aller dans l’Ohio !

Wayenberg et Schumann

Dépêchez-vous d’acheter le numéro de juillet-août de CLASSICA, si vous voulez entendre un inédit magnifique, les sonates pour piano 1 et 2 de Schumann, enregistrées en 1962 pour Thomson-Ducretet par l’immense Daniel Wayenberg, disparu en 2019 dans l’indifférence générale (lire Journal 22/09/19). Aurons-nous un jour la chance de disposer des trésors entreposés dans le fonds EMI/Warner ?

Merci en tout cas à l’ami Thomas Deschamps qui, chaque mois pour Classica déniche des incunables, nous offre ce CD

Schumann: sonate n°2 4e mvt (Daniel Wayenberg)

Dialogue au sommet : Geza Anda – Karl Böhm

Autre merveille commandée et écoutée en boucle sitôt reçue, ce généreux CD écho de deux soirées exceptionnelles, l’une à Lucerne en 1963, l’autre à Salzbourg en 1974, où deux géants se retrouvaient pour faire simplement et magnifiquement de la musique : Geza Anda (1921-1976) et Karl Böhm.

Souvenirs (II) : Karajan à Salzbourg (1987)

J’ai très peu de souvenirs de Karajan (1908-1989) en concert – je les ai déjà racontés ici : Mon Karajan -. En revanche, j’ai regardé et collectionné autant que j’ai pu les concerts, émissions, documentaires qui passaient à la télévision (comme un fameux Grand Echiquier de 1979 qui fera l’objet d’un prochain billet). Parmi ces documents que j’avais conservés (lire Souvenirs), un documentaire tourné durant l’été 1987, deux ans avant sa mort : Karajan porte les stigmates de l’âge bien sûr, mais aussi de la maladie invalidante qui touchait son dos et l’empêchait de se mouvoir seul. On y voit tout ce qui a fait la légende Karajan : le caractère autoritaire, insupportable (quand il apprend que le choeur n’est pas « à sa disposition » tandis qu’il répète Don Giovanni), les goûts de luxe (la Porsche, le Falcon, le voilier basé à Saint-Tropez), mais aussi l’attention à ces jeunes chanteuses – Sumi Jo, Cecilia Bartoli ! – et le regard admiratif et ému qu’il porte à Jessye Norman chantant la mort d’Isolde. Cette séquence me bouleverse à chaque fois que je l’écoute ou la regarde.

Voici donc, tel qu’il avait été diffusé à l’époque, ce documentaire Karajan in Salzburg :

Les quinquas du piano : Vogt, Andsnes etc.

J’ignore comment on (et qui) programme les sorties chez Warner Classics, mais comme je l’écrivais ici « l’avalanche d’automne n’est pas terminée« , puisque coup sur coup sortent deux coffrets consacrés à deux magnifiques musiciens, nés à cinq mois d’écart en 1970, le Norvégien Leif Ove Andsnes et l’Allemand Lars Vogt tragiquement disparu le 5 septembre 2022 vaincu par le cancer.

On attendait cet hommage au pianiste allemand, on est plus surpris par celui du Norvégien qui est toujours, heureusement pour lui et nous, en pleine activité (mais qui a changé d’éditeur depuis quelques années !).

Lars Vogt ou la musique en famille

Avant qu’il ne devienne l’éphémère directeur musical de l’Orchestre de chambre de Paris, le pianiste Lars Vogt n’avait pas en France la notoriété qu’il avait tôt acquise dans la sphère germanique et au Royaume-Uni. Toujours les mystères des programmations….

Etrangement – à moins que ce ne soit délibéré – ce coffret récapitulatif comporte assez peu de pièces pour piano solo, un seul disque Beethoven, un seul Schumann, Brahms est mieux servi, comme Haydn et Mozart, quasiment pas de concertos, en dehors de ceux que le jeune Allemand grava avec Simon Rattle à Birmingham (Grieg, Schumann, Beethoven 1 et 2, dont 2 versions du n°1, l’une avec les cadences de Glenn Gould). En revanche, l’évidence apparaît, aveuglante : Lars Vogt faisait, aimait la musique en famille. Ses partenaires s’appellent Christian et Tanja Tetzlaff, Boris Pergamenchikov – et après la mort de ce dernier – Gustav Rivinius.

Pour moi, les noms de Lars Vogt, Christian et Tanja Tetzlaff sont à jamais liés dans ma mémoire à une date tragique – le 9 janvier 2015 : lire Le silence des larmes

On l’a compris, tout cet admirable coffret – disponible à petit prix – est absolument indispensable. Et on ne peut évidemment pas faire abstraction de ce que Lars Vogt nous a laissé à Paris, faisant jusqu’au bout triompher la musique…

Leif Ove Andsnes ou le clavier impérial

Ce qui frappe d’emblée à l’écoute des disques du coffret Warner – beaucoup d’entre eux m’étaient inconnus, à moins que je n’y aie pas porté intérêt à leur sortie – c’est la qualité de la prise de son, de la captation d’un piano somptueux, ce qui est loin d’avoir toujours été le cas chez cet éditeur.

Grieg bien sûr, ses Rachmaninov avec Pappano, les quelques sonates et concertos de Haydn, mais ses Schubert si simplement éloquents – et un partenaire qui en dérange plus d’un, Ian Bostridge – , la redécouverte d’un Chopin – les trois sonates pour piano – si poétique.

Encore un indispensable de toute discothèque d’honnête homme !

Être et avoir été

Puisque j’évoque des pianistes quinquagénaires, je rappelle l’hommage rendu il y a quelques semaines à un autre musicien trop tôt disparu, Nicholas Angelich (lire Hommage incomplet)

Mais je m’interroge aussi sur le devenir de pianistes qui ont connu très jeunes la célébrité, qui nous ont éblouis par leurs dons précoces, leur talent hors norme, et qui aujourd’hui, la cinquantaine passée, semblent assumer difficilement les avancées de l’âge. Leur jeu s’est crispé, la technique est de plus en plus souvent prise en défaut, comme en témoignent leurs derniers concerts ou enregistrements.

A propos d’Evgueni Kissin, je n’avais rien dit de sa prestation au Festival Radio France 2019, malgré l’intense déception que j’en éprouvai alors. Alain Lompech a parlé tout récemment dans Bachtrack de ses « errements« . J’écrivais moi-même à l’occasion de la publication de ce DVD : « Pour fêter ses 50 ans, l’enfant prodige du piano russe, Evgueni Kissin, donnait au festival de Salzbourg le 14 août 2021 un bien curieux récital : aucune grande pièce du répertoire, aucune grande sonate, une juxtaposition bien disparate de pièces courtes, censées évoquer ses propres souvenirs. Après la sonate de Berg bien pauvre en couleurs, que venaient faire ici quatre pièces totalement insipides d’un compositeur que le jeune Kissin se trouvait naguère obligé de jouer notamment lors de tournées à l’étranger, le tout puissant secrétaire de l’union des compositeurs de l’Union soviétique de 1948 à 1998 ( !) Tikhon Khrennikov. Totalement inutiles et inaudibles. Les préludes de Gershwin sont mieux venus, même s’ils sont bien peu idiomatiques. Les six pièces de Chopin qui suivent, dont la Polonaise « héroïques » rappellent le fabuleux interprète qu’en fut Kissin dans sa jeunesse, mais elles sonnent ici plus dur que virtuose. Les bis qui terminent cet étrange récital agissent comme une libération sur le pianiste qui ne s’est jusqu’alors jamais départi d’une réserve qu’on ne lui connaissait pas, notamment un amusant « tango dodécaphonique » de son cru » (Clicmusique).

L’autre célèbre quinquagénaire est Hélène Grimaud, qui fait la promotion de son nouveau livre. Je viens de visionner un nouveau DVD enregistré à Hambourg.

J’aurais tellement aimé louer la poésie de son jeu dans les concertos de Mozart (n°20) et Schumann, je n’en ai malheureusement retenu qu’une crispation, une dureté, parfois une précipitation, qui témoignent d’une fragilité, d’une incertitude, qui ne sont pas en soi répréhensibles dans le cas d’une artiste comme elle.

Est-ce à dire – je ne suis pas loin de le penser – qu’avoir été un musicien précoce, très tôt exposé à la célébrité, peut poser problème à certains de ces artistes, à qui on n’excuse aucune faiblesse, aucune difficulté ? Il y aurait tout un sujet à développer, avec exemples (des prodiges qui ont abandonné la carrière) et contre-exemples (comme une Martha Argerich, qui à 80 ans passés, continue d’être ce qu’elle était à 20 ans !)

L’été 23 (VI): Boulez à Salzbourg

Petite série estivale pendant que ce blog prend quelques distances avec l’actualité, quelques disques enregistrés en été, tirés de ma discothèque : épisode 6.

Je n’en ai jamais fini avec Pierre Boulez (1925-2016), notamment avec ses enregistrements « live » que je collectionne précieusement, tant ils révèlent une part de liberté, de sensualité qu’on ne soupçonne pas toujours chez un personnage a priori austère et rigoureux.

Dans le gros coffret que Deutsche Grammophon a publié à l’occasion du centenaire de la fondation du festival de Salzbourg – en 1920 – à l’initiative de Max Reinhardt et Hugo von Hofmannstahl (prononcer Hof-mann-s-tâl et non -chtal, se référer à un classique de ce blog : Comment prononcer les noms de musiciens ?)

il y a évidemment quantité de trésors, comme le concert que dirigeait, le 14 août 1997, Pierre Boulez à la tête du Gustav Mahler Jugendorchester, un orchestre de jeunes musiciens basé à Vienne, fondé par Claudio Abbado en 1986. Un programme « pur Boulez » avec une oeuvre de Bartok, que Boulez fut l’un des seuls à enregistrer et diriger souvent, les quatre Pièces op.12, les quatre Notations qu’il avait alors orchestrées et un Sacre du printemps sauvage et sensuel.

Ici Boulez parle de ses « Notations » et les dirige à Lucerne (où j’avais eu la chance de longuement le rencontrer avant un concert-fleuve, lire : Un certain Pierre Boulez)

Et Le Sacre du printemps !

L’été 23 (V) : Levine à Salzbourg

Petite série estivale pendant que ce blog prend quelques distances avec l’actualité, quelques disques enregistrés en été, tirés de ma discothèque : épisode 5

Comme il en apparaît régulièrement, une discussion s’est récemment engagée sur Facebook sur les mérites de James Levine (1943-2021) comme chef symphonique qui a beaucoup enregistré, mais dont les disques sont souvent restés méconnus, voire ignorés par la critique. Je faisais référence dans mon article James Levine, une vie pour la musique à un coffret publié par Universal Italie à l’époque. Coffret absolument passionnant, même s’il y manque par exemple les admirables 4ème et 5ème symphonies de Sibelius.

Beaucoup de captations de concert, comme cette Missa solemnis de Beethoven, parcourue par un souffle impressionnant, enregistrée le 12 août 1991 au Grosses Festspielhaus de Salzbourg, avec un sacré quatuor de solistes : Cheryl Studer, Jessye Norman, Placido Domingo et Kurt Moll, avec les choeurs des radios de Leipzig et de Stockholm et bien entendu l’orchestre philharmonique de Vienne !

Les disparus de juillet (suite)

Renaud Machart commentait mon dernier billet – Les disparus de juillet – sur Twitter : « L’été, la saison des nécros ». Il ne croyait pas si bien dire !

Le regret de Jane

Aujourd’hui qu’on apprend la disparition, malheureusement prévisible, de Jane Birkin – très beau portrait de Véronique Mortaigne dans Le Monde – j’éprouve un grand regret. J’avais été sollicité par son agent Olivier Gluzman pour programmer dans le cadre du Festival Radio France un des concerts de la tournée « symphonique » de Jane Birkin. A l’époque ce n’était qu’un projet, et personne ni l’artiste, ni l’agent, ne pressentait le succès mondial de cette entreprise. Je ne sais plus pour quelle raison – une mauvaise raison forcément – je n’ai pas saisi cette opportunité. Mon amie Valérie Chevalier, la patronne de l’Opéra Orchestre de Montpellier, a été bien plus avisée que moi, puisque Jane Birkin est venue chanter dans sa saison à Montpellier.

Pourtant, Jane je l’ai toujours aimée, admirée, l’actrice, la chanteuse, l’écrivaine aussi. Le seul souvenir direct que j’ai d’elle est d’une complète banalité. Il y a une vingtaine d’années, je m’étais arrêté pour faire le plein dans une station-service d’autoroute, j’avais dans la main je ne sais quelle barre énergétique. Une femme non maquillée, presque pas coiffée, m’interpelle : « C’est bon ça? vous avez pris ça où? » Je me suis fait un plaisir de renseigner… Jane Birkin, qui m’a gratifié d’un « merci » et d’un sourire que je n’ai jamais oubliés.

Cette fois-ci, elle a oublié de nous prévenir…

Karajan (1908-1989)

Herbert von Karajan est mort là où il est né, à Salzbourg, le 16 juillet 1989. Après de longs mois de souffrance, dominée par la seule force d’une volonté vitale.

Michel Plasson m’avait raconté s’être trouvé par hasard dans le même avion que Karajan à destination de New York, au milieu des années 80. Saluant son illustre collègue, recroquevillé sur son siège, il lui demanda ce qu’il allait faire, diriger aux Etats-Unis. Karajan, sous le sceau du secret, lui confia qu’il souffrait le martyre (lire Mon Karajan) à cause de problèmes récurrents dans le dos, les jambes qui entravaient sa mobilité, et il allait à New York consulter un spécialiste qui peut-être pourrait enfin lui dire de quoi il souffrait et trouver un traitement. Jusqu’à la fin de sa vie, Karajan allait porter un corset, diriger sur un podium spécialement aménagé qui lui soutenait le dos, sans qu’on ait l’impression qu’il était assis.

Deux vidéos – le concert du Nouvel an 1987 à Vienne, et la Huitième de Bruckner avec les Wiener Philharmoniker six mois avant sa mort – le montrent sublimant sa souffrance, uniquement concentré sur le bonheur de faire de la musique.