Disparues

Elles ont quasiment disparu des concerts classiques, et sont devenues d’absolues raretés au disque. Je veux parler des ouvertures, ces pièces d’orchestre spectaculaires d’abord conçues par les compositeurs d’opéra comme des préludes exposant les principaux thèmes de l’ouvrage, mais de plus en plus souvent comme des morceaux autonomes dans la période romantique.

Tous les grands chefs, tous les grands orchestres se devaient d’enregistrer des disques d’ouvertures, et tout programme traditionnel de concert en comportait généralement une en guise d’apéritif, jusqu’à ce que la mode passe complètement. Depuis quand n’ai-je pas entendu une ouverture de Rossini, Beethoven ou Mozart à un concert parisien ? Trop ringard ?

Heureusement il reste quelques précieux trésors dans une discographie qui ne s’est guère renouvelée.

Au sommet de la pile, l’austère Fritz Reiner et son disque hallucinant (et halluciné) d’ouvertures de Rossini. Personne n’a jamais atteint ce degré de folie, et de perfection orchestrale : écoutez seulement l’accélération finale de cette ouverture de Cenerentola

Avec d’autres moyens, une évidente élégance peut-être plus « italienne » que Reiner, Giulini a lui aussi peu de concurrents.

Avec Weber, on est toujours dans le registre des ouvertures d’opéra. Celle du Freischütz est l’une des plus achevées qui soient, mais les chefs ne réussissent pas toujours à traduire les frémissements de ce premier romantisme. J’ai gardé une admiration intacte pour ce disque de Karajan acheté en 1973.

Plus difficiles encore à réussir, certaines ouvertures de Beethoven, comme celle de la musique de scène d’Egmont, qui sous nombre de baguettes même illustres restent bien placides. Ici, faisons abstraction de cette manière de filmer, et faisons comme le chef, fermons les yeux, en écoutant le torrent de passion qui emporte tout sur son passage

Du « poème dramatique » de Schumann, Manfred, on ne joue plus guère que l’ouverture. Nul, à mes oreilles, n’atteint la fougue, la passion d’un Charles Munch, dès les premiers accords jetés à la face de l’auditeur :

Johannes Brahms compose deux « ouvertures » qui ne sont plus des préludes à un opéra ou une musique de scène, mais des sortes de poèmes symphoniques. Elles datent toutes deux de 1880, et le titre de « tragique » de l’une ne se conçoit que par opposition d’humeur à l’autre (voir ci-après). De nouveau Charles Munch à Boston y est exceptionnel !

Un mot de cette ouverture « académique » qui n’a rien d’académique, dans l’acception péjorative du terme, mais a tout à voir avec un événement universitaire, donc académique, puisque écrite par Brahms en 1880 à l’occasion de sa nomination comme Docteur honoris causa de l’université de Breslau (aujourd’hui Wroclaw en Pologne). Brahms y cite quelques chansons estudiantines et conclut l’ouverture par l’hymne des étudiants Gaudeamus igitur

J’ai fait jouer une fois à Liège, à l’occasion d’une présentation au public de la saison, une autre ouverture, beaucoup moins connue – le bibliothécaire de l’orchestre avait eu bien du mal à trouver la partition ! – d’une opérette de Franz von Suppé, Flotte Bursche (littéralement « Des jeunes gens bien« ) qui reprend le même thème (à 3’15)

Les plus attentifs remarqueront à 4’18 » une citation d’une pièce virtuose de Beethoven, le rondo a capriccio « pour un sou perdu »

Les seules exceptions à cette disparition des ouvertures en concert ou au disque sont peut-être les ouvertures de Berlioz (en général Le Carnaval romain ou Le Corsaire)

Avec Tchaikovski, le terme « ouverture » prend plus la forme d’un poème symphonique, qu’il l’assortisse ou non d’un complément comme pour l’ouverture-fantaisie Roméo et Juliette. Même si on l’entend peu au concert, elle reste assez présente au disque (comme dans la récente publication de l’orchestre philharmonique de Strasbourg et de son chef Aziz Shokhakimov)

Kirill Kondrachine mieux qu’aucun autre dit tout ce que cette musique révèle et recèle :

L’été 24 (IX) : Kurt Sanderling

J’ai passé une partie de l’été qui s’achève à réécouter les disques d’un très grand chef, Kurt Sanderling, né il y a 112 ans le 19 septembre 1912, mort 99 ans plus tard le 18 septembre 2011 ! Il y a un an j’avais consacré un billet à ces chefs d’orchestre pères et fils :

« Je pense ne pas être démenti si j’affirme que la famille Sanderling est unique en son genre : le père Kurt (1912-2011) a donné naissance à trois chefs, Thomas(1942), Stefan (1964) et Michael (1967). J’ai eu l’immense privilège de les voir diriger tous les quatre, et d’inviter Thomas et Stefan à Liège.

Je suis inconditionnel de Kurt Sanderling, dont il existe heureusement nombre de témoignages enregistrés, de disques qu’on chérit comme des trésors. Je me rappellerai jusqu’à la fin de mes jours les deux Neuvième – Mahler et Beethoven – que Sanderling avait dirigées à la tête de l’Orchestre de la Suisse romande au début des années 90. » (Chefs pères et fils, 18 juin 2023).

Etablir une discographie de Kurt Sanderling relève du parcours du combattant. D’autant que la plupart de ses enregistrements de studio ont peu ou prou disparu des rayons, alors que surgissent ça et là des « live » bien cachés dans des coffrets récapitulatifs (lire Bruckner et alors ?)

Dans Bruckner comme dans Mahler, on perçoit bien les caractéristiques de l’art du grand chef allemand; le creusement continu des partitions, une maîtrise impérieuse des grands équilibres, le refus de l’esbroufe.

Celui qui a travaillé auprès du grand Mravinski à Leningrad adopte le même traitement pour les symphonies de Chostakovitch. On cherchera autant le studio que les « live » plutôt nombreux.

Comme tous les chefs de sa génération, Kurt Sanderling s’est d’abord nourri des grands classiques, Haydn, Beethoven, Brahms, curieusement pas de Mozart. Son intégrale des symphonies « parisiennes » est depuis longtemps dans mes préférées.

Tout comme une intégrale des symphonies de Beethoven captée au début des années 80 à Londres avec le Philharmonia.

Autres pépites d’une discographie dont aucun élément n’est négligeable :

Bernard et Roméo

Je l’avais annoncé hier (Un orchestre royal), l’un de mes premiers disques fut, un peu par hasard, un disque Philips de Bernard Haitink dirigeant l’orchestre du Concergebouw d’Amsterdam.

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Dans ces années d’adolescence, l’argument décisif du choix de tel ou tel disque était.. son prix. Je ne pouvais pas me permettre d’acheter au prix fort, je profitais des souscriptions par correspondance, des collections économiques (Fontana, Musidisc) et des soldes. Ce qui me vaut quelques savoureux souvenirs.

Une fois que je furetais dans le rayon disques de la.. Librairie des Etudiants (aujourd’hui disparue) rue Gambetta à Poitiers, que tenait un homme charmant, toujours en blouse blanche, affligé d’un chuitement systématique (il prononçait Giulini : Gü-i-li-ni !), je vois un double album de L’estro armonico de Vivaldi par Paul Kuentz – qui faisait alors les beaux jours du catalogue Deutsche Grammophon français. Je m’apprête à l’acheter – petit prix – un jeune homme à côté de moi m’interpelle : « Non franchement il y a bien mieux que cela pour Vivaldi ! Si vous voulez, j’habite tout près, je vais vous montrer ma collection ». Surpris par cette intervention et cette proposition inattendue, je bredouillai une excuse et sortis prestement les mains vides de tout achat. Quelques mois plus tard, je découvris l’identité de mon conseiller ès-Vivaldi, c’est lui qui signe la plupart des chroniques consacrées au Prêtre roux dans Diapason, Roger-Claude Travers !

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Pour en revenir à mon disque Haitink/Concertgebouw, ce fut l’occasion d’une quintuple découverte. Cet orchestre magnifique, que je n’avais – et pour cause – jamais entendu en vrai, un chef que je ne connaissais pas, deux oeuvres de Tchaikovskison Capriccio italien et le poème symphonique Roméo et Juliette et le Scherzo capriccioso de DvořákJ’aimai immédiatement ces pages romantiques et colorées. Je découvrirai bien des années après que le grand Bernard Haitink n’est pas le chef le plus doué de fantaisie ni le plus expansif dans ce répertoire. Mais l’absence d’effets a aussi ses vertus.

C’est finalement Karajan qui me semblera plus proche de l’idée que je me faisais de Tchaikovski

Et pour Dvořákles gravures d’Istvan Kertesz ont toujours ma préférence

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