Les deux Serge

Le numéro de février de CLASSICA consacre sa une et une grande partie de son contenu à deux compositeurs, qu’on n’a pas forcément l’idée d’associer… et pourtant ! Excellente initiative d’évoquer les deux Russes les plus connus du tournant du XXème siècle, les deux Serge, l’aîné Rachmaninov – ou Rachmaninoff comme on l’orthographiait jusqu’à ce que la transcription internationale du russe prenne le dessus – (1873-1943) et le cadet Prokofiev/Prokofieff (1891-1953).

Sans doute parce qu’il y a quelques anniversaires à célébrer : le sesquicentenaire de la naissance et les 80 ans de la mort de Rachmaninov, pour Prokofiev les 70 ans de sa mort (le même jour que Staline !). Qu’à cela ne tienne, tout prétexte est bon pour parler de musique.

Quasi contemporains, ils ont quitté leur Russie natale pour les mêmes raisons – la Grande Guerre, la prise de pouvoir par les bolcheviks – Rachmaninov en 1917, Prokofiev en 1918. Le premier ne reverra jamais le pays, le second y reviendra, dans la pire période stalinienne, s’installant définitivement à Moscou en 1936.

L’un et l’autre étaient de formidables pianistes (s’il en était besoin, Alain Lompech et les pianistes russes Nikolai Luganski et Alexandre Melnikov nous le rappelleraient).

Les dossiers et interviews sont passionnants, en particulier ceux de Laetitia Le Guay – jadis connue comme jeune productrice à France Musique – auteur d’un excellent Serge Prokofiev chez Actes Sud.

Il faut lire ce numéro, même et surtout si on croit bien connaître l’un et l’autre compositeurs. Il y a toujours à apprendre. Notamment dans les interviews de Nikolai Lugansky et Melnikov. Qui vont à l’encontre de pas mal d’idées reçues. On y reviendra !

Classica fait des recommandations discographiques. On ne les évoquera pas toutes ici, puisqu’on « feuilletonnera » au fil de l’année une sorte de discothèque idéale pour l’un et l’autre compositeurs.

Pour ce qui de l’intégrale des symphonies de Prokofiev, j’aimerais vraiment mettre en valeur une version ignorée d’à peu près tous les guides, et jamais citée en « référence », alors qu’elle est, à mes oreilles, l’une des plus idiomatiques, celle de Jean Martinon réalisée en 1970 avec l’Orchestre national de l’ORTF pour le label américain Vox. Dans une prise de son admirable, le chef et l’orchestre français font éclater toute la modernité du symphonisme de Prokofiev.

Quand je déplorais la lenteur et la lourdeur de Riccardo Chailly et de son orchestre scaligère dans la 1ère symphonie dite « classique » (lire Bachtrack) – il semble que ce travers soit contagieux, à en croire mon confrère qui a assisté au concert de Pappano avec la même oeuvre – La tiédeur de Pappano – j’avais en tête la malice, l’ironie, le rebond de Martinon :

Saint-Saëns #100 : les symphonies

Le centenaire de la mort de Camille Saint-Saëns (1835-1921) va-t-il enfin donner lieu sinon à une édition discographique complète du moins à un élargissement substantiel du répertoire enregistré du compositeur français ? On attend de voir, mais on en doute un peu !

Ce week-end débat passionné, et passionnant, sur Facebook, à propos de la sortie prochaine d’une nouvelle intégrale des symphonies de Saint-Saëns par l’Orchestre national de France et son nouveau directeur musical Cristian Măcelaru.

Cinquante ans après la première intégrale réalisée par Jean Martinon à la tête de ce qui était alors l’Orchestre national de l’ORTF !

Certains estiment inutile cette nouvelle intégrale et souhaiteraient que les formations de Radio France explorent un répertoire moins couru…

Sans préjuger de ce que sera cette nouvelle publication, on ne peut pas non plus dire que les intégrales des symphonies de Saint-Saëns encombrent les rayons. Et pour avoir entendu Cristian Măcelaru et l’Orchestre national de France en concert dans trois des symphonies – pour le concert inaugural du chef roumain (Inauguration) il y a un an, en mai dernier toujours à Radio France (Le retour au concert), et en juillet dernier au Festival Radio France (La fête continue), je me réjouis de ce nouvel enregistrement !

Quels sont les autres choix ?

Marc Soustrot et l’orchestre de Malmö (Naxos)

Thierry Fischer et l’orchestre de l’Utah (Hyperion)

Le chef suisse Thierry Fischer a enregistré ces symphonies avec l’orchestre de l’Utah.

Jean-Jacques Kantorow Liège (BIS)

En février 2019, j’écrivais ceci (K. père et fils) :

Mais le bonheur de revoir Jean-Jacques Kantorow mercredi soir a été ravivé, s’il en était besoin, par l’annonce qu’il m’a faite de la réalisation prochaine chez BIS d’un projet que j’avais nourri depuis plus de dix ans, dans la ligne éditoriale qui est la marque de la phalange liégeoise : l’intégrale des symphonies de Saint-Saëns, avec Thierry Escaich sur les grandes orgues Schyven de la Salle philharmonique pour la 3ème symphonie. Dejà impatient !

Je n’ai pas attendu la perspective du centenaire de sa mort pour m’intéresser à Saint-Saëns. Pendant mes années de direction de l’Orchestre philharmonique royal de Liège, j’avais imaginé trois projets : l’intégrale des poèmes symphoniques, l’intégrale des cinq symphonies, et l’oeuvre concertante hors piano. Deux des trois sont aujourd’hui réalité.

Le premier CD a été récompensé d’un Diapason d’or (sept.2021)

Hallucinant Prestissimo « pris sur les chapeaux de roue » comme l’écrit François Laurent dans Diapason. Des Liégeois plus valeureux que jamais !

On consacrera un prochain billet à la discographie de la seule 3ème symphonie « avec orgue » dont il doit exister plusieurs dizaines de versions !

Inauguration

Cristian Măcelaru inaugurait hier soir son mandat anticipé* de directeur musical de l’Orchestre National de France, avec un programme emblématique de ses ambitions de répertoire.

La musique française

J’ai eu le privilège de rencontrer longuement, en juillet dernier, le chef originaire de Timisoara, tout jeune quadragénaire, pour parler projets pour les prochaines éditions du Festival Radio France Occitanie Montpellier – puisque l’Orchestre National comme l’Orchestre Philharmonique de Radio France, le Choeur et la Maîtrise de Radio France sont des invités réguliers du festival !

Je dois confesser avoir rarement rencontré un chef aussi curieux de répertoires moins rebattus, qui ne réduit pas la musique française à Berlioz, Debussy et Ravel, et qui paraît bien décidé à entraîner ses musiciens et le public à des découvertes salutaires. Quand on pense que la dernière intégrale des symphonies de Saint-Saëns par un orchestre français remonte à quarante-cinq ans ! C’était Jean Martinon et le même orchestre alors appelé Orchestre national de l’ORTF.

Pour son programme inaugural, Cristian Măcelaru avait d’ailleurs choisi la symphonie op.55 de Saint-Saëns, présentée comme la n°2 alors que c’est la quatrième écrite, une symphonie brève (20 minutes) en quatre mouvements, dont un finale virtuose, créée à Leipzig le 20 février 1859.

Benjamin Grosvenor

L’autre bonne nouvelle de cette saison 20-21 de Radio France c’est la résidence du pianiste anglais Benjamin Grosvenor, 28 ans tout juste, que j’avais invité à Liège le 17 mai 2014 pour un récital magique, qui avait impressionné le public nombreux de la Salle philharmonique.

L’intelligence musicale, la technique superlative de ce jeune homme ne cessent de m’enchanter depuis ses débuts. Sa discographie en témoigne éloquemment. Je peux livrer un scoop à mes lecteurs : Benjamin Grosvenor sera de l’édition 2021 du Festival Radio France !

Hier soir il jouait le deuxième concerto de Rachmaninov. Placé au premier balcon, en surplomb du piano et du pianiste – ce qui m’arrive rarement dans une salle de concert – j’ai pu apprécier l’extraordinaire maîtrise de l’interprète sur son clavier. Et j’ai entendu ce « tube » comme j’aime l’entendre : poétique, d’une virtuosité qui ne passe jamais avant l’expression, le pianiste en osmose avec l’orchestre – sublime deuxième mouvement dans le dialogue avec les bois, en particulier la clarinette – bienvenue à Carlos Ferreira arrivé en juillet dernier à l’orchestre !

Le concert était diffusé en direct sur France Musique et Arte Concert et on peut évidemment le revoir et l’entendre ici :

* Le chef roumain ne devait entrer en fonction qu’en septembre 2021, la démission d’Emmanuel Krivine au printemps dernier l’a conduit à avancer d’un an sa prise de fonction.

Le deuxième concerto

Le grand vainqueur du Concours Tchaikovski, Alexandre Kantorows’est d’emblée distingué en choisissant le Deuxième concerto de Tchaikovski au lieu du célébrissime Premier,

Bien lui en a pris ! Cet opus 44 n’est ni moins long, ni moins exigeant techniquement que l’opus 23, il en partage même beaucoup d’aspects : un premier mouvement qui est un monde en soi, qui dure plus de la moitié de l’oeuvre, une virtuosité spectaculaire. Et en introduction de son mouvement central – à l’instar du 2ème concerto de Brahms, son exact contemporain – un long dialogue entre violon et violoncelle solos avant que n’entre le piano, comme sur la pointe des pieds..

Tchaikovski , pas rancunier, dédie ce deuxième concerto à Nikolai Rubinstein (1830-1881) qui avait pourtant refusé la dédicace du Premier, jugeant celui-ci injouable et si mauvais qu’il en avait la nausée (sic)! Le dédicataire meurt brutalement, la partition à peine achevée. Après une première new-yorkaise le 12 novembre 1881, le Deuxième concerto est créé à Moscou en mai 1882 par Serge Tanéiev au piano et le frère de Nikolai, Anton Rubinstein à la baguette. Il est plusieurs fois remanié par le compositeur lui-même et surtout par l’un de ses élèves, Alexandre Ziloti (1863-1945) dont la version est la plus fréquemment jouée aujourd’hui.

Silotitchaikovsky(Ziloti et Tchaikovski)

Longtemps ce deuxième concerto est resté l’apanage de quelques originaux, certes pas des moindres (voir ci-dessous), il a aujourd’hui les faveurs de la nouvelle génération de pianistes, Boris Berezovsky, Denis Matsuev, Yuja Wang… et bien sûr Alexandre Kantorow, magnifiquement soutenu par Vassily Petrenko

Mikhail Pletnev est sans doute le pianiste russe le plus admirable dans cette oeuvre (comme dans tant d’autres évidemment !).

616eP5+EBeL

Ce n’est pas avec Pletnev que j’ai découvert l’oeuvre mais avec une pianiste argentine, Sylvia Kersenbaumqui a connu une célébrité plutôt éphémère en France, lorsqu’au début des années 70, elle grava quelques disques pour EMI, dont ce Deuxième concerto avec l’Orchestre National de l’ORTF et Jean Martinon. Une version qui m’est toujours chère, puisque ce fut ma première, et qui a été heureusement rééditée dans le beau coffret hommage au chef français.

61UuTIFPAgL

A peu près en même temps parut un coffret qui fit sensation, les trois concertos de Tchaikovski avec un Emile Guilels au sommet de sa carrière, accompagné par Lorin Maazel et le New Philharmonia.

819WQv9OxJL._SL1200_

A la réécoute, je suis moins enthousiaste face à cette version un peu trop carrée, prévisible, à laquelle il manque l’étincelle, la folie, qui rendaient nombre de « live » de Guilels proprement irrésistibles.

Boris Berezovsky est époustouflant, notamment dans le finale, mais l’hyper-virtuosité dont il fait preuve ôte à ce mouvement son caractère de danse populaire endiablée et le rend injouable pour les pauvres musiciens d’orchestre qui s’essoufflent littéralement à essayer de le suivre.

817+GYrEzpL._SL1500_Denis Matsuev succombe un peu au même travers…

813oxnw3cHL._SL1500_

Enfin, last but not least, un artiste que j’admire infiniment (et à qui je n’ai, étrangement, jamais encore consacré le moindre article de ce blog… il faudra corriger cela !), un personnage, une personnalité unique, que j’ai eu la chance d’entendre en récital il y a une trentaine d’années dans le cadre de Piano aux Jacobins à Toulouse : Shura Cherkassky (1909-1995). Préparant cet article, j’ai trouvé cette prodigieuse vidéo, qui réunit deux géants à la fin de leur carrière, Cherkassky et Svetlanov, captés au Japon en 1990. Il y a des notes à côté chez le pianiste, mais quelle classe, quel art de faire sonner son instrument, et surtout quelle manière inimitable de faire chanter le pays natal, ce foisonnement de thèmes et mélodies populaires russes et ukrainiennes qui ont toujours nourri et inspiré Tchaikovski. L’essence du romantisme en quelque sorte…

Je connais au moins deux enregistrements studio du pianiste russe, le second réalisé à Cincinnati (en stéréo) avec un grand chef, Walter Süsskindaujourd’hui bien oublié (un autre article à prévoir !) :

71HWcjBrU0L._SS500_

B1ELIQC4rqS._SS500_

Disques d’été (I) : so french

Avant de partir en vacances, j’ai fait un maximum de provisions musicales en téléchargeant plusieurs coffrets, sortis ces derniers mois, et qui sortent du lot. Partagerez-vous mes enthousiasmes ?

Premier à l’honneur, le chef d’orchestre français Jean Martinonqui a fait l’objet de plusieurs publications, sans doute à l’occasion du quarantième anniversaire de sa mort : lire Martinon enfin.

81tdoOHoIhL._SL1500_

Malgré les réserves déjà faites sur le contenu, ou plutôt certaines absences, ce coffret est une véritable mine, en même temps qu’une formidable illustration de la richesse et de la diversité de la musique symphonique française, hors des sempiternels Berlioz, Debussy ou Ravel. Martinon et les orchestres qu’il dirige, pour l’essentiel l’Orchestre National, chantent dans leur arbre généalogique. Quelle poésie des timbres, quelles couleurs !

81eGawSQWtL._SL1500_

L’inconnu de Varengeville

Inconnu ? Le terme est peut-être excessif pour qualifier celui que ses amis et disciples portèrent dans la terre du cimetière marin de Varengeville le 27 août 1937 (Evocations de Roussel). En effet, le nom d’Albert Roussel n’est pas inconnu des mélomanes. En revanche, que connaît-on de son oeuvre, à part deux ou trois partitions symphoniques, comme sa 3eme Symphonie, le Festin de l’Araignée, la 2e suite de Bacchus et Ariane ? Les oeuvres qu’évoque Robert Soëtens dans ses souvenirs, la Suite en fa, la 2e sonate pour violon, les Evocations, sont absentes des salles de concert, et peu fréquentes dans les parutions discographiques récentes. L’intégrale des quatre symphonies a bénéficié d’une magnifique version toute récente due à Stéphane Denève :

81TR6X9JLgL._SX522_

La précédente remonte à 1994 et à Marek Janowski et à l’Orchestre Philharmonique de Radio France dont il était alors le directeur musical (version rééditée en 2012 sous l’étiquette Newton Classics)

51X4SF-z1-L

En 1987, Charles Dutoit, qui n’en était pas encore le directeur musical, avait réalisé avec l’Orchestre National de France une intégrale d’autant plus remarquée que c’était une première pour un orchestre français… 50 ans après la mort du compositeur !

515cneXfNoL

Les mélomanes parisiens se rappellent une 3e symphonie survoltée de Leonard Bernstein dirigeant l’Orchestre National…

 

]51pxxrT1O6L

Il faut remonter aux années 70 pour trouver deux très beaux disques de Jean Martinon avec l’Orchestre National (alors « de l’ORTF »), et des raretés à l’époque (la 2e symphonie, le ballet Aeneas, l’intégrale de Bacchus et Ariane et le Festin de l’Araignée)

511O2jzJd0L

51iVQXHwzOL

C’est en se tournant vers les grands anciens, Paul Paray, Charles Munch, André Cluytens qu’on trouve de belles références

516pW0kjaSL

Mais dès qu’on sort du symphonique, on approche du désert. Le grand triptyque orchestral et choral, Evocations (1910-11), que Robert Soëtens fit découvrir au public norvégien en 1925 ? Deux versions seulement, et difficiles à trouver :

51r2GRCpLQL

61EKWMYXA+L

Un jour, sur une scène parisienne ou dans un festival, entendra-t-on ces Evocations ? Des six ouvrages lyriques (dont trois inachevés) ne subsiste au disque que l’opéra Padmavâti. Une seule version, certes superlative, due à l’infatigable Michel Plasson, avec une distribution de haut rang :

51wqx7kOztL

J’ai, quant à moi, une tendresse particulière pour la 1ere symphonie, vaste poème symphonique intitulé Le poème de la forêt, encore tout imprégné des effluves d’un romantisme finissant et se coulant dans le moule debussyste.