La relève

On sait depuis des lustres, en tout cas depuis Le Cid de Corneille, qu’aux âmes bien nées, la valeur n’attend point le nombre des années.

Dans ce blog, j’évoque beaucoup d’artistes disparus ou retirés de la carrière, à l’occasion de publications ou rééditions – ainsi récemment Régine (Crespin) et Françoise (Pollet) parce que j’ai toute liberté d’en dire ce que j’en pense (en général du bien !)

L’exercice m’est plus difficile pour des musiciens en activité, mais au diable les réserves aujourd’hui ! Je prends le droit de manifester mon enthousiasme pour deux publications toutes récentes et deux artistes que j’admire depuis leurs premiers pas dans leur jeune carrière.

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Marianne Crebassatout juste trentenaire, après un premier disque « carte de visite » (Oh Boy !) démontre avec ce deuxième album qu’elle a les moyens de son caractère et de son ambition artistique. De la mélodie française, même avec un titre supposément accrocheur (!), ce n’est pas exactement ce qui est censé plaire à ce grand public (que je n’ai personnellement jamais rencontré !).

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Le critique professionnel – c’est son rôle – trouvera certainement matière à comparer la jeune mezzo-soprano (au timbre souvent proche du contralto) à ses illustres aînées. J’ai écouté une première fois ce disque sans interruption, et j’ai été embarqué dans un heureux voyage trop court à mon gré. Il faut dire que le piano de Fazil Say est bien plus qu’un accompagnateur, un coloriste, un magicien qui suggère l’orchestre (dans Shéhérazade de Ravel par exemple).

On se réjouit déjà de retrouver l’un et l’autre à Montpellier en juillet prochain !

Autre admirable musicienne, à peine plus âgée que Marianne, celle qu’on admirait dans un Mithridate d’anthologie (Ceci n’est pas un opéra), qui a signé deux disques magnifiques, l’un consacré à Rameau, l’autre à Mozart (Les voix aimées), Sabine Devieilhe était à l’opéra de Versailles vendredi soir, au Théâtre impérial de Compiègne dimanche, mais je ne pouvais être à aucun de ces concerts, qui reprenaient le programme enregistré sur ce disque – encore un titre étrange ! – avec la complicité de François-Xavier Roth qui met toutes les saveurs et les couleurs de son orchestre Les Siècles au service d’un répertoire moins exotique ou désuet qu’on ne le pense.

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Deux disques indispensables, deux musiciennes magnifiques.

Fazil et Satie

Un concert de et avec Fazil Say est toujours une aventure. On en a encore eu la preuve hier soir au Théâtre des Champs-Elysées dans la série des productions de l’infatigable Jeanine Roze .

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A Montpellier, en juillet dernier, le pianiste turc avait consacré, à ma demande, tout son récital à des sonates de Mozart (+ fantaisie KV 475). J’avais un peu insisté, parce qu’il craignait qu’un concert tout Mozart lasse le public… Comme s’il y avait un risque de lassitude ou d’ennui, lorsque Fazil se met au piano !

Le programme d’hier soir avait de quoi surprendre sur le papier : trois Nocturnes de Chopin mais de loin pas les plus joués, les trois derniers opus posthume, l’Appassionata – la 23ème sonate – de Beethovenet après l’entracte les six Gnossiennes de Satiesuivies de pièces de Fazil Say, celles qu’il joue fréquemment en bis Black Earth, Wintermorgen in Istanbul, et une oeuvre de plus grande envergure, une sorte de poème symphonique au piano, écrite à la suite des attentats meurtriers d’Ankara en octobre 2015 In memoriam 10.10.2015

En réalité, comme toujours chez Fazil Say, la construction de ses programmes n’a rien de fortuit. Satie après Chopin, c’est d’une logique évidente, Satie et ses harmonies orientales avant Fazil Say tout aussi évident. Beethoven ou le romantisme exacerbé, pour un pianiste qui n’a aucune limite technique, pour un musicien qui ose s’affranchir d’une certaine tradition, On peut ne pas aimer… ou rendre les armes face à un personnage aussi protéiforme, généreux, inventif.

Au milieu de bis plus virtuoses, jazzy, les uns que les autres, Fazil revient à Chopin. Et la salle archi-comble n’en finit pas de l’applaudir.

https://www.youtube.com/watch?v=U89oKFqb3Z4

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Je n’ai pas encore écouté cette nouveauté, mais je vais m’y mettre…

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Et puisque Satie était à l’honneur hier soir, j’en profite pour mentionner un coffret que je n’avais pas repéré à sa sortie au printemps 2016, que j’ai trouvé à prix réduit :

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Très jolie collection d’enregistrements historiques, avec entre autres le disque magnifique de Daniel Varsano

Mes préférés (I) : Fazil Say

A quelques jours d’un Festival (#FestivalRF17) qui me laissera peu de temps pour nourrir ce blog, j’entame une série, un feuilleton, pour cet été. Mes disques préférés, quelques souvenirs marquants, des lectures à conseiller, en rapport le plus souvent avec les artistes invités de cette édition 2017. Choix personnels, assumés, non exhaustifs, dictés par la seule passion de la musique et de ces musiciens.

Premier de la liste – ce qui ne préjuge en rien de l’ordre de mes préférences ! -, le pianiste turc Fazil Say

Découvert au Festival il y a une vingtaine d’années, invité dès 2002 à Liège – un ébouriffant 2ème concerto pour piano de Saint-Saëns . Depuis lors, un compagnonnage jamais interrompu.

Déjà dans Alla turcaje disais mon admiration pour une intégrale où j’ai l’impression d’entendre Mozart lui-même au piano

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Auto-citation : Alain Lompech a fait une critique enthousiaste dans Diapason mais, à lire les nombreux commentaires sur les réseaux sociaux, la vision de Mozart de Fazil Say est loin de faire l’unanimité. Comme s’il y avait une norme, des règles, qui définissent ce que doit être l’interprétation de ce corpus pianistique. J’ai acheté ce coffret, intrigué par la polémique qu’il a suscitée. Ce n’est jamais un Mozart extravagant ou déjanté, encore moins vulgaire ou anachronique. Comme Lompech, j’entends une approche d’une fraîcheur bienfaisante, comme celle d’un explorateur qui s’émerveille devant ce qu’il découvre, même si le cadre formel des sonates de Mozart est nettement plus contraint, « classique » que celles de Haydn. De surcroît, Say rompt avec le classement chronologique, et s’appuie sur les proximités de tonalité.

Un coffret peu orthodoxe certes, mais tellement revigorant dans un paysage musical où l’uniformité tend trop souvent à gommer les vraies personnalités.

Mais ne me demandez pas de choisir dans la discographie de Fazil Say. Rien n’est indifférent, conforme.

https://www.youtube.com/watch?v=6jlYp8DtMA4

Invités

Jeudi dernier, j’étais l’invité de midi de France Bleu Hérault et de ses très sympathiques animateurs Agnès Mullor et Hervé Carrasco.
Nous n’avons pas vraiment donné dans la mélancolie ni le sérieux de circonstance. Finalement c’est comme ça que j’aime (qu’on devrait toujours ?) parler de musique.
À écouter ici : L’invité de midi
Sans me prévenir, mes interlocuteurs avaient préparé un petit quizz musical. Je m’attendais, à tort, à quelques pièges.
Je ne sais qui leur a inspiré le choix des extraits, mais ce fut un bonheur d’évoquer les artistes et les concerts qu’ils avaient choisis, tous évidemment programmés dans le tout proche Festival Radio France
D’abord, reconnue dès les premières notes, la Troisième symphonie de Mahler (programmée le 16 juillet avec l’Orchestre des Jeunes de Catalogne – JONC). Puis, avec une émotion toujours renouvelée, la merveilleuse Isabelle Georges chantant Bei mir bist du shein, qui propose, le 17 juillet, un programme original intitulé Happy End avec le pianiste Frederik Steenbrink.
Puis Mozart sous les doigts immédiatement reconnaissables de Fazil Say (le 18 juillet)
Enfin, le début du concerto en ré mineur de Bach, j’ai (bien) supposé qu’il pouvait s’agir de Justin Taylor – un récital programmé le 24 juillet à 12h30.
Finalement un bon aperçu de la diversité d’un Festival plus ouvert et accessible que jamais. (#FestivalRF17)

Doublé

Tombé par hasard hier sur la deuxième partie de La tribune des critiques de disques de France Musique consacrée au Concerto pour deux pianos de Poulenc.

Une oeuvre créée le 5 septembre 1932 par l’auteur lui-même et son complice Jacques Février au piano… à La Fenice à Venise.

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Je me demandais si j’allais reconnaître les versions en compétition, et ma favorite en particulier. Exercice compliqué par le fait de prendre l’émission en cours de route, et après que des versions ont déjà été éliminées après le 1er mouvement.

Pas très difficile de reconnaître la patte, la griffe même de Martha Argerich, captée en concert à Lugano, avec Alexander Gurning au second piano. Brillant, mais plus Prokofiev que Poulenc.

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Le trouble s’installe chez les participants à la Tribune et chez moi lorsque deux versions retiennent l’attention jusqu’au bout, sans qu’on puisse vraiment les départager. Dans les deux, il y a forcément « la » version de référence, consacrée par la critique internationale et plusieurs émissions de comparaison discographique, comme une précédente Tribune, depuis sa parution en 2004.

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Une version enregistrée en décembre 2003 à Liège avec l’Orchestre philharmonique de Liège et un tout jeune chef, dont ce fut le premier disque : Stéphane DenèveEt deux amis de longue date, les pianistes Eric Le Sage et Frank BraleyUne version sans cesse rééditée, comme dans ce nouveau coffret rassemblant toute l’oeuvre de Poulenc avec piano.

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Mais l’autre version ?  Jérémie Rousseau fait durer le suspense jusqu’au bout. Et finit par dévoiler les interprètes de cette version mystère si proche dans l’esprit du disque Le Sage/Braley. Et pour cause : c’est le même chef, treize ans plus tard, Stéphane Denève à la tête d’un orchestre du Concertgebouw aussi somptueux que transparent, et deux jeunes pianistes qu’aucun critique de la Tribune ne semble connaître, deux frères néerlandais, Arthur et Lucas Jussen21 et 24 ans.

Je ne suis pas surpris, j’avais déjà repéré le duo il y a presque dix ans, et leur premier concert en dehors de leur Hollande natale avait eu lieu… à la Salle Philharmonique de Liège !

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La discographie des deux frères n’est pas encore considérable, mais de très haute qualité.

Quant à Stéphane Denève, il confirme concert après concert, disque après disque, tout ce qu’on aime de lui (lire Les nouveaux modernes).

Y aller ou pas ? Le choix de la liberté

Il y a une dizaine de jours j’étais à Istanbul, profitant du « pont » de la Toussaint (lire L’inconnu d’IstanbulLa magnifiqueConstantinopleByzance en majestéSoliman le MagnifiqueTopkapi). J’ai senti, de plusieurs de mes amis sur Facebook, comme des reproches, à tout le moins des interrogations sur l’opportunité d’un tel voyage alors que le régime de M. Erdogan emprunte toutes les apparences d’une dictature.

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J’ai bien écrit apparences et j’en vois déjà qui sursautent.

Explication : vue de nos confortables lucarnes, la Turquie d’Erdogan serait devenue invivable pour les tenants de la démocratie et de la liberté, et, de fait, les mesures liberticides du chef de l’Etat turc s’enchaînent avec une régularité implacable. Quand on est sur place – même si Istanbul n’est pas toute la Turquie, mais c’en est le coeur et le poumon – la réalité, la vraie vie des Stambouliotes qu’on croise pas seulement sur les lieux de tourisme, mais dans leurs quartiers, à la sortie des écoles, ou à l’heure de la prière à la mosquée, sont très différentes des images que les médias propagent. Les gens vont et viennent, s’attroupent, discutent, la présence policière est plus que discrète – même si la surveillance des lieux de forte concentration touristique est renforcée (mais plutôt moins qu’à Paris ou Bruxelles).

Le 29 octobre, jour de la Fête de la République, dans la rue la plus fréquentée du quartier de Beyoğlu, on s’est trouvé au milieu d’une manifestation de l’un des principaux partis d’opposition, dans le calme, sans répression apparente tout le long du cortège.

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Mais on sait bien que les apparences ne sont pas la réalité, et que, pendant ce même week-end, de nouvelles arrestations ont eu lieu, et que les grandes purges continuent dans l’armée, la police, l’administration après le coup d’Etat manqué de juillet dernier.

Dois-je rappeler que j’ai fait donner la création belge, à Liège de Gezi Park II de Fazil Say, et à Montpellier l’été dernier dans la version pour deux pianos et percussions ? Que nous sommes nombreux à nous être mobilisés pour le musicien turc, qui a enfin été acquitté en septembre dernier après avoir été condamné en 2013 à dix mois de prison pour « blasphème » sur Twitter !!

https://www.youtube.com/watch?v=gaayqLHXMzo

Nul moins que moi ne peut être suspect de la moindre complaisance à l’égard du régime Erdogan, pas plus d’ailleurs qu’envers le gouvernement hongrois qui, lui, fait partie de l’Union européenne et bafoue sans vergogne (et sans réaction des autres membres de l’UE !) les valeurs fondatrices de l’Europe. Mais la Turquie est tellement stratégique dans le contexte des conflits en cours, en Syrie, en Irak, au Proche-Orient en général, que l’Ouest comme l’Est sont comme tétanisés, impuissants à contrer les visées dictatoriales du régime turc.

Mais quelque chose me dit que les Turcs ne se laisseront pas faire si facilement, que la jeunesse turque, si joyeuse et nombreuse dans les rues d’Istanbul, n’est pas prête à renoncer aux idéaux du fondateur de la république laïque, Kemal Atatürk. Suis-je trop optimiste ?

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Constantinople

Il doit bien y avoir une bonne vingtaine d’années que je ne suis pas retourné à IstanbulJ’ai choisi ce « pont » de la Toussaint pour me replonger dans cette ville-monde fascinante et turbulente.

Je profiterai du voyage pour terminer ce bouquin

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En 1892, le Pera Palace à Istanbul fut le premier hôtel de luxe destiné aux voyageurs occidentaux montés à bord du mythique Orient-Express. Agatha Christie, John Dos Passos, Ernest Hemingway, Léon Trotski et Joseph Goebbels foulèrent ses sols rutilant de marbre. En plein quartier des ambassades, son hall grouillait de tant d’espions qu’un écriteau leur enjoignait de laisser les places assises aux véritables clients de l’hôtel… Lequel survécut même à l’explosion d’une bombe placée par les services secrets bulgares dans les bagages d’un diplomate britannique. C’est là, entre Orient et Occident que s’écrivit l’Histoire. A la population déjà cosmopolite de la vieille Constantinople, mêlée de Grecs, d’Arméniens, d’Arabes et de Juifs, s’ajouta avec la montée des périls l’afflux de réfugiés venus de tous les coins de l’Europe. Et, tandis que les Russes blancs ouvraient dancings et clubs de jazz où l’alcool coulait à flots, l’Empire ottoman cédait la place à la jeune République turque de Mustafa Kemal. Des temps sombres s’annonçaient… Un livre foisonnant, d’une grande force narrative, qui dépeint tout un pan de l’histoire du monde à partir de la destinée d’un grand hôtel (Présentation de l’éditeur)

Et sans doute réécouter l’ami Fazil Say et son intégrale des sonates de Mozart, qui depuis sa parution a glané toutes les récompenses possibles (lire Alla turca).

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Récit et photos à suivre…

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Certains artistes cherchent les ennuis. C’est évident dans le cas du pianiste turc Fazil SayIl sait jouer du piano, nul ne le conteste, mais les puristes se bouchent encore le nez (ou les oreilles) quand il prétend aborder les répertoires sérieux, comme Mozart.

A-t-on idée de promener de par le monde depuis des années un bis qu’on lui réclame à la fin de chaque récital, cette improvisation délirante et jouissive sur la célèbre Marche turque de la 11ème sonate de Mozart ?

Comme si Fazil Say n’était pas capable de jouer l’original avec le soin et l’attention requis ?

Il se trouve qu’une des sorties de l’automne est l’intégrale des sonates pour piano de Mozart que le pianiste turc (habitué du Festival de Radio France) a gravée pour Warner.

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Alain Lompech a fait une critique enthousiaste dans Diapason mais, à lire les nombreux commentaires sur les réseaux sociaux, la vision de Mozart de Fazil Say est loin de faire l’unanimité. Comme s’il y avait une norme, des règles, qui définissent ce que doit être l’interprétation de ce corpus pianistique. J’ai acheté ce coffret, intrigué par la polémique qu’il a suscitée. Ce n’est jamais un Mozart extravagant ou déjanté, encore moins vulgaire ou anachronique. Comme Lompech, j’entends une approche d’une fraîcheur bienfaisante, comme celle d’un explorateur qui s’émerveille devant ce qu’il découvre, même si le cadre formel des sonates de Mozart est nettement plus contraint, « classique » que celles de Haydn. De surcroît, Say rompt avec le classement chronologique, et s’appuie sur les proximités de tonalité.

Un coffret peu orthodoxe certes, mais tellement revigorant dans un paysage musical où l’uniformité tend trop souvent à gommer les vraies personnalités.

Dans un tout autre style, je garde une affection extrême pour l’art de Lili Kraus dans ces mêmes sonates de Mozart, et les quelques concertos qu’elle a enregistrés à Vienne au tout début des années 60 (Sony Japon).

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Rattrapés par l’actualité

Après un week-end plutôt agité (La réponse de la musique), on s’attendait à un début de semaine plus serein. C’était sans compter avec un…camion. Sans rapport avec celui qui a fait la macabre actualité du 14 juillet. Mais chargé d’une cargaison indispensable.

Tous les musiciens étaient pourtant présents dès les premières heures de ce lundi : Martin Grubinger père et fils, AlexGeorgiev, trois percussionnistes de haut vol, ainsi que Ferhan et Ferzan Önder, les pianistes jumelles turques.

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Mais tout le dispositif considérable de percussions nécessaire au concert du soir ? Pas arrivé à Montpellier. La raison ? le patron de l’entreprise de transport qui devait convoyer les instruments de Vienne à Montpellier avait décalé d’un jour le départ de ses chauffeurs, sans prévenir personne. Le camion, à la mi-journée, était encore dans les environs de Gênes en Italie. Il fallut donc envisager toutes les hypothèses, dont celle de ne pas jouer les oeuvres (en création française) de Tan Dun (Tears of Nature) et de Fazil Say (Gezi Park I). On passe sur les sentiments des uns et des autres… Dans ce genre de situations, indispensable de garder son sang-froid et de réduire le stress ambiant !

Et pour compliquer la donne, France Musique et d’autres radios de l’UER diffusaient le concert en direct. D’où balance son préalable !

Bref, le fameux camion finit par accoster au Corum à 18h30, soit 90 minutes avant le début du concert. Nos trois percussionnistes, aidés d’une armada impressionnante de techniciens, avaient achevé de disposer leurs instruments à 19h15, vingt minutes de répétition et de balance son du Tan Dun. 

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Mais impossible de répéter l’oeuvre de Fazil Say et de prendre le risque de la diffuser en direct. France Musique devrait la proposer en podcast. Le public nombreux de Montpellier a, lui, été envoûté par la puissance évocatrice de la pièce du pianiste/compositeur turc qui relate la répression qui s’était abattue sur de paisibles manifestants dans Gezi Park à Istanbul en 2013. Trois ans plus tard, le faux coup d’Etat manigancé par Erdogan résonnait tragiquement à nos oreilles.

Bref, jusqu’à la dernière minute, tous ont essayé de sauver l’essentiel de ce concert-fleuve,  même si la Sonate de Bartok pour deux pianos et percussions, annoncée dans les programmes, a dû passer à la trappe.

Et sans doute à cause de l’extrême tension de la journée, la soirée fut de celles qui s’inscrivent dans la mémoire des mélomanes et d’un festival.

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(Ferhan et Ferzan Önder, Alex Georgiev, Martin Grubinger junior et senior)

Entre deux démonstrations de virtuosité, l’ensemble Canticum Novum nous avait ramenés aux sources de la musique ottomane des XVIème et XVIIème siècles…IMG_3896L’actualité nous rattrapait aussi au dîner qui suivit le concert. Tandis que les trois percussionnistes rempaquetaient tout le matériel, les deux soeurs pianistes profitèrent de la douceur de la nuit montpelliéraine pour reprendre des forces. Ferzan me racontait qu’elle et son mari (Martin Grubinger) hébergeaient depuis plusieurs mois dans leur  maison des environs de Vienne, un réfugié syrien, qui s’était parfaitement intégré, était devenu en peu de temps un fameux cuisinier, mais demeurait séparé de sa femme et de ses enfants qui étaient toujours bloqués en Turquie. Cet homme charmant, devenu un ami du couple, ne convenant pas à la femme de ménage (autrichienne) de Ferzan, celle-ci refuse de le voir, de nettoyer sa chambre et ses affaires, parce que « vous comprenez Madame, mon mari est au chômage et je ne vois pas pourquoi on accueille des étrangers qui nous coûtent cher »…. C’est bien l’Autriche en effet qui a failli élire un président de la République d’extrême droite il y a quelques semaines…

Le problème des électeurs

« François Mitterrand disait que les économistes sont surtout excellents pour expliquer après coup pourquoi les choses ne se sont pas passées comme ils l’avaient prédit » (in Jean-Louis Bianco, Mes années avec Mitterrand – Fayard 2015).

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Ajoutons « analystes » ou « commentateurs » à « économistes » et la phrase reste d’une pertinente actualité. Cela vaut non seulement pour les professionnels de la profession, mais pour tous les adeptes des réseaux sociaux.

Il n’est plus une élection, en France ou dans les pays proches (les seuls auxquels on s’intéresse), dont les résultats ne contredisent prévisions, prédictions et sondages. C’est énervant ces électeurs qui ne votent pas comme ils devraient voter !

Cela devrait nous inciter (je me mets dans le lot des « analystes » et « commentateurs ») à un peu de modestie, à un peu de retenue. Et à chaque fois, à une remise en perspective.

La Turquie dimanche dernier ? L’affreux Monsieur Erdogan et son parti l’AKP gardent la majorité au Parlement au terme d’élections démocratiques. Horreur et stupeur ! Oui mais le vote a été truqué, les électeurs trompés par une campagne orientée par des médias dans la main du pouvoir. Sans doute – et je serai bien le dernier à défendre un parti et un régime qui a condamné mon ami Fazil Say pour délit d’opinion ! – mais les électeurs ont exprimé leur choix. À moins de considérer que les électeurs turcs ne sont pas de même catégorie que les électeurs français ou allemands. Comme l’aurait dit Desproges, ces électeurs votent mal, supprimons les électeurs !

La Grèce ? Que n’a-t-on lu et entendu sur ce pauvre peuple grec, étranglé par une chancelière allemande sûre et dominatrice (tiens ça nous rappelle quelque chose !), par les technocrates de Bruxelles,  heureusement défendu par ces chevaliers blancs qui ont nom Tsipras ou Varoufakis. Qui, dans la cohorte de ceux qui proclamaient leur soutien indéfectible à la Grèce opprimée, avait eu juste un peu de curiosité, qui, parmi les grandes consciences d’une certaine gauche qui n’était pas la dernière à crier, avait relevé le niveau de corruption, de laisser-aller budgétaire atteint par un pays gouverné pendant des décennies par le PASOK (le parti socialiste grec !). Personne n’a plus rien à redire à l’alliance pour le moins hétérogène qu’a constituée et reconstituée Tsipras après deux consultations électorales, personne ne prône plus le Grexit… et personne ne semble surpris que M. Varoufakis se fasse rémunérer ses prestations médiatiques…

Et la France ? Je lis en ce moment beaucoup de mémoires, de livres de souvenirs d’acteurs ou de témoins des vingt dernières années (comme le bouquin de Bianco cité plus haut, comme le dernier opus d’Eric Roussel, biographe de haute volée de Pompidou, De Gaulle, et maintenant Mitterrand)

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Depuis une bonne vingtaine d’années, l’élection présidentielle de 1995, il n’est pas une consultation électorale qui n’ait démenti ou corrigé sérieusement les pronostics établis par les spécialistes, journalistes, sondeurs, politologues.

Bref rappel : 1995 je le donnais en tête du 1er tour, tout le monde se riait de moi, résultat : Lionel Jospin arrive devant Chirac et Balladur (sans parler de la campagne qui a précédé où tous les médias annonçaient Balladur élu même dès le premier tour !); 2002 personne n’avait imaginé Jospin éliminé et un duel Chirac-Le Pen au second tour; 2007 Ségolène Royal écrasant ses rivaux – Laurent Fabius, Dominique Strauss-Kahn quand même ! – à la primaire socialiste, Bayrou dépassant 18% des voix; 2012 Monsieur 3%, c’était Hollande en 2008, battant Aubry, Montebourg, Valls, Royal, à la primaire et l’emportant – c’était plus prévisible – sur Sarkozy. Mais il y a aussi 2005, le référendum sur le nouveau traité constitutionnel européen, perdu et bien perdu. Et quasiment toutes les élections européennes, la plus récente – 2014 – étant la plus spectaculaire à la fois par le taux record d’abstentions et la première place du Front National.

Pour tous ces rendez-vous électoraux, sans exception, il suffit de relire la presse de l’époque, avant et après, c’est tout juste si on n’engueule pas les électeurs. Parce que les éditorialistes ont toujours raison, forcément raison !

Churchill, qui eut pourtant à pâtir de l’ingratitude des électeurs, n’en tenait pas moins fermement pour la démocratie : Democracy is the worst form of government – except for all those other forms, that have been tried from time to time.

Pour ne pas se décourager complètement, croire encore dans les vertus de la démocratie, il faut absolument lire l’un des essais les plus intelligents, cultivés, courageux de ces dernières années : Le bon gouvernement, de Pierre Rosanvallon. Salutaire, et bienfaisant !

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