La douce compagnie de la mort

Ces derniers jours, la mort est ma compagne, non pas que je m’en approche ou que je la redoute pour moi – je suis bien placé pour savoir qu’elle peut survenir à l’improviste ou qu’on peut la frôler (Une expérience singulière ). Mais tous les jours la mort s’impose dans l’actualité, brutale, massive, lors des guerres en cours au Moyen-Orient ou en Ukraine. Dans les cercles de famille ou d’amitié.

Ist dies etwa der Tod ?

La plus belle, la plus douce, la plus sereine des odes à la mort est la dernière mélodie des « Vier letzte Lieder » de Richard Strauss sur un poème de Joseph von Eichendorff : Im Abendrot / Au couchant

Wir sind durch Not und Freude
gegangen Hand in Hand;
vom Wandern ruhen wir
nun überm stillen Land.

Rings sich die Täler neigen,
es dunkelt schon die Luft,
zwei Lerchen nur noch steigen
nachträumend in den Duft.

Tritt her und laß sie schwirren,
bald ist es Schlafenszeit,
daß wir uns nicht verirren
in dieser Einsamkeit.

O weiter, stiller Friede!
So tief im Abendrot.
Wie sind wir wandermüde–
Ist dies etwa der Tod?

Dans la peine et la joie

Nous avons marché main dans la main ;

De cette errance nous nous reposons

Maintenant dans la campagne silencieuse.

Autour de nous les vallées descendent en pente,

Le ciel déjà s’assombrit

Seules deux alouettes s’élèvent,

Rêvant dans la brise parfumée.

Approche, laisse-les battre des ailes,

Il va être l’heure de dormir ;

Viens, que nous ne nous égarions pas

Dans cette solitude.

Ô paix immense et sereine,

Si profonde à l’heure du soleil couchant!

Comme nous sommes las d’errer !

Serait-ce déjà la mort ?

La traduction est bien faible pour traduire le sublime du poème allemand.

Se rejoindre dans la mort

J’ai immédiatement pensé à ce poème en apprenant la mort, le 8 juin dernier, du danseur Eric Vu-An, trois semaines après celle de son compagnon Hugues Gall, surtout après la très longue épreuve d’une cruelle maladie.

Wir sind durch Not und Freude
gegangen Hand in Hand;
vom Wandern ruhen wir
nun überm stillen Land.

J’imagine que, si l’on croit au Ciel, le parfait germanophone qu’était Hugues Gall a pu accueillir Eric avec ces mots si forts, si justes.

Je n’ai pas l’habitude d’assister à des obsèques, sauf de très proches bien sûr. Pourtant j’ai assisté ce lundi à celles d’Hugues Gall en l’église Saint-Roch. Sans doute le besoin de revivre un peu d’un passé heureux. De partager silencieusement des souvenirs que les témoignages de ses proches ont ravivés, en particulier les deux Christian, Christian de Pange, qui fut secrétaire général de l’Opéra de Paris (et brièvement mon adjoint à la direction de la Musique de Radio France), et Christian Schirm, fidèle entre les fidèles de Genève à Paris.

Il y avait des ministres, des personnalités du monde musical, et beaucoup de gens que je n’ai pas reconnus. De belles plages de musique aussi et surtout, sommet d’émotion, Ständchen, la sérénade de Schubert transcrite par Liszt sous les doigts de Lucas Debargue. La réverbération de la nef de l’église Saint-Roch ajoutait à l’intensité de ce moment.

Ici dans l’interprétation d’un autre magnifique artiste, Alexandre Kantorow

La maison de ses chansons

Lundi matin, dans Télématin, l’interview de Loïc Résibois, atteint de la maladie de Charcot, qui regrettait que la loi sur la fin de vie en discussion à l’Assemblée nationale n’ait pas pu aboutir en raison de la dissolution prononcée dimanche soir par Emmanuel Macron, m’avait fait penser à Françoise Hardy. Son fils Thomas qui donnait régulièrement de ses nouvelles ne disait plus rien depuis quelque temps, je redoutais que ce silence soit de mauvais augure.

Ce matin au réveil on a su que Françoise Hardy était enfin délivrée de ses souffrances. Que n’a-t-elle pu choisir de partir avant de subir l’intolérable ? pourquoi lui refuser une mort douce ?

J’ai aimé cette belle personne, et ses chansons qui nous étreignent, qui ont le parfum de la mélancolie, de ces larmes qui font du bien… Les artistes ne meurent pas, ils demeurent en nous.

Quelques-unes des chansons de Françoise Hardy qui me touchent plus particulièrement :

Les maisons où j’ai grandi

Les anniversaires 2024 (II) : Smetana

Autre anniversaire fêté en 2024, celui de Bedrich Smetana né le 2 mars 1824 à Litomyšl et mort le 12 mai 1884 à Prague.

On espère que ce bicentenaire permettra de faire mieux connaître une oeuvre qui ne se résume pas à La Moldau et au cycle Ma Patrie dans lequel s’insère ce célèbre poème symphonique.

En guise d’apéritif, avant qu’on y revienne plus longuement dans quelques semaines, deux cadeaux.

La fiancée de Schwarzkopf

On n’imagine absolument pas Elisabeth Schwarzkopf (1915-2006) incarner Mařenka, l’héroïne de La Fiancée vendue, le plus célèbre opéra de Smetana, extrêmement populaire en pays germaniques, mais quasiment inconnu en France (il n’est entré qu’en 2008 au répertoire de l’opéra de Paris!). La soprano allemande a, comme toutes ses consoeurs, enregistré une série d’airs d’opéras, qu’elle n’a jamais interprétés sur scène ni en concert, comme cet air « endlich allein »

La patrie de Doráti

Je n’étais pas peu fier, comme je l’ai raconté ici le 31 décembre, de découvrir par hasard à Bologne quelques disques rares, comme cette intégrale du cycle de six poèmes symphoniques, Ma Patrie, que je suis sûr d’avoir eu déjà dans ma discothèque, mais que j’ai dû perdre au cours de mes déménagements. La seule gravure du cycle par Antal Doráti avec le Concertgebouw d’Amsterdam ! Peut-être pas très couleur locale, mais qu’est-ce que c’est beau !

Festival de Cannes : le générique interdit

Depuis 1990, le festival de Cannes est identifié par ce générique musical :

Il s’agit d’un extrait – Aquarium – d’une oeuvre, la plus célèbre de son auteur, qui a failli ne jamais voir le jour…

En effet, lorsque Saint-Saëns écrit son Carnaval des animaux, c’est pour une circonstance particulière, et dans son esprit c’est une pochade qui n’a surtout pas vocation à la postérité. L’oeuvre est créée en auditions privées le 9 mars 1886 à l’occasion du Mardi gras par et chez le violoncelliste Charles Lebouc, puis redonnée le 2 avril 1886 chez Pauline Viardot en présence de Franz Liszt. Puis Saint-Saëns en interdit l’exécution de son vivant (à l’exception du Cygne ) craignant sans doute d’abîmer l’image de sérieux qui s’attache à sa personne et à son oeuvre, C’est d’ailleurs la même année, 1886, le 19 mai, qu’est créée à Londres l’autre « tube » de Saint-Saëns, sa symphonie n° 3 avec orgue ! Il faudra donc attendre 1921 et la mort du compositeur pour que Le Carnaval des animaux soit donné en public dans son intégralité, les 25 et 26 février 1922 sous la direction de Gabriel Pierné.

De nombreuses citations musicales parodiques se retrouvent dans la partition (RameauOffenbachBerliozMendelssohnRossini), ainsi que des chansons enfantines comme J’ai du bon tabacAh ! vous dirai-je, mamanAu clair de la lune,.. Dans certains enregistrements, qui associent souvent Pierre et le Loup de Prokofiev, le Carnaval des animaux est présenté par un narrateur qui récite un texte humoristique de Francis Blanche (né l’année de la mort de Saint-Saëns, mort en 1974)

  • I – Introduction et Marche royale du lion

Des trilles de piano et des montées de violons et de violoncelles. Marche très majestueuse, en do majeur pour les premiers accords, en la pour la suite, sur un rythme très strict. Quelques montées chromatiques de piano, puis d’autres aux instruments à cordes qui imitent les rugissements du lion, d’une manière qui n’est guère terrifiante, mais qui jouent un peu sur le tableau de l’inquiétude. Le mouvement finit sur une gamme chromatique ascendante puis descendante de la mineur. L’ambiance générale est celle d’un ballet.

  • II – Poules et Coqs

Exemple de musique purement imitative, ce caquetage concertant, auquel vient s’ajouter la clarinette, est un morceau de bravoure. Très ironique, avec des notes dont la venue est quasiment incohérente aux cordes, imitant les caquètements ; ce passage amuse toujours les plus petits par son caractère imitatif. Inspiré de La Poule de Jean-Philippe Rameau.

  • III – Hémiones (ou Animaux véloces)

Uniquement au piano, très rapide, à base de gammes exécutées tambour battant, cela rend la course véloce de ces ânes sauvages du Tibet.

  • IV – Tortues

Le thème, bien évidemment lent, est interprété par les violoncelles et les altosSaint-Saëns met en place une opposition rythmique entre le piano en triolets et le thème binaire en croches. Ce passage s’inspire du célèbre galop d’Orphée aux Enfers, dont Saint-Saëns n’a retenu que le thème. Le ralentissement extrême du rythme (échevelé chez Offenbach) produit un effet des plus savoureux.

  • V – L’Éléphant

Ce mouvement est lui aussi comique de manière très directe. Le thème, lent, est tenu par la contrebasse, soutenue par des accords de piano. On note un nombre important de modulations à partir de mi bémol majeur. Ce morceau est une citation de la Danse des sylphes de La Damnation de Faust de Berlioz ; très aérien dans sa version originale, il devient pachydermique chez Saint-Saëns. Il s’est aussi inspiré du Songe d’une nuit d’été de Felix Mendelssohn.

  • VI – Kangourous

Le piano alterne joyeusement des accords avec appoggiatures, ascendants puis descendants, et des passages plus lents, où sans doute l’animal est au sol…

  • VII – Aquarium

Célèbre thème, tournoyant et scintillant, évoquant le monde des contes de fées et pays imaginaires, avec des notes de l’harmonica de verre ― souvent jouées au glockenspiel ou au célesta ― et des arpèges descendants de piano.

  • VIII – Personnages à longues oreilles

Très évocateur, cet épisode, joué au violon, utilise les harmoniques aiguës et des tenues basses. Dans certaines interprétations, on jurerait entendre les braiements de l’âne.

  • IX – Le Coucou au fond des bois

C’est un mouvement très satirique, où la clarinette a le privilège de répéter vingt-et-une fois le même motif, sur les mêmes deux notes, alors que le piano mène la mélodie seul par des accords lents…

  • X – Volière

Mouvement très gracieux, où le thème est tenu presque exclusivement par la flûte, soutenue par des tremolos discrets des cordes et des pizzicatos.

  • XI – Pianistes

Autre passage, très humoristique, qui donne lui aussi dans la caricature. Les pianistes ne font que des gammes, ascendantes et descendantes, dans les tonalités majeures à partir de do, entrecoupées par des accords des cordes. Ce morceau peut être exécuté de différentes façons, selon la manière dont les musiciens interprètent la mention portée par Saint-Saëns sur la partition : « Dans le style hésitant d’un débutant ». Ils peuvent ainsi se permettre de se décaler l’un par rapport à l’autre et de jouer des fausses notes.

Il faut rappeler que Saint-Saëns était l’un des plus grands virtuoses de son temps !

  • XII – Fossiles

Passage parodique évoquant, outre les animaux disparus, les vieux airs d’époque. La clarinette reprend l’air célèbre du Barbier de Séville de RossiniUna voce poco fa. Le compositeur plaisante même avec sa propre Danse macabre, rendue gaie pour l’occasion ! Le thème est joué au début par le xylophone et le piano, avec des pizzicati des cordes. On entend aussi très clairement un fragment de Au clair de la Lune, joué par la clarinette, ainsi que les notes gaies de Ah vous dirais-je maman, deux chansons enfantines, puis, enchaîné à l’air du Barbier, un passage de Partant pour la Syrie, chanson populaire d’époque napoléonienne, dont la mélodie est attribuée à la reine Hortense.Saint-Saëns parodie particulièrement les artistes sans talent, en mettant bout à bout ces airs anciens, ajoutant même un passage fugué, du « remplissage » utilisé par les compositeurs en manque d’imagination.

Peut-être le mouvement le plus connu de toute la pièce, en tout cas le seul qui a l’honneur d’être parfois joué seul, c’est un magnifique solo de violoncelle soutenu par le piano, très poétique et sans doute sans humour ni caricature d’un quelconque excès de lyrisme propre aux cordes.

  • XIV – Final

Ce dernier morceau équivaut à la parade des fins de revue. Entamé par la reprise des trilles des pianos du 1er mouvement, il développe lui aussi un thème maintes fois repris plus tard sur d’autres supports. Ledit thème s’appuie sur une descente de basse par figure de marche. On y voit réapparaître plus ou moins brièvement les animaux dans l’ordre suivant : les hémiones (avec des accords scandés par les cordes), les fossiles (notamment par l’utilisation plus importante du xylophone), les poules et coqs, les kangourous, les ânes et, implicitement par la tonalité, le lion.

Et comme pour prouver que ce Carnaval des animaux n’est pas 1. réservé aux enfants 2. l’apanage des musiciens français, je veux citer ici des versions dirigées par des chefs étrangers- tirées de ma discothèque – parfois surprenantes, qui toutes attestent du génie universel de son auteur.

Quand je parle de chefs, j’évoque bien sûr seulement la version pour orchestre d’une oeuvre écrite au départ pour un ensemble de 11 instrumentistes (2 violons, 1 alto, 1 violoncelle, 1 contrebasse, 1 flûte, 1 clarinette, 2 pianos, 1 xylophone, 1 harmonica de verre ou, le plus souvent, 1 célesta) et qui, dans cette formation, bénéficie de quantité de versions discographiques éminentes.

John Barbirolli, Hallé Orchestra (1958)

, New York Philharmonic (1962)

C’est évidemment Bernstein lui-même, fabuleux pédagogue, qui présente le Carnaval des Animaux

Karl Böhm, Orchestre philharmonique de Vienne (1975)

S’il y a un nom qu’on ne s’attend pas à trouver dans cette oeuvre, c’est bien celui de Karl Böhm, et c’est pourtant l’une des plus grandes versions de l’oeuvre, que je place en toute première place dans mes références (tout comme son Pierre et le Loup qui y est couplé)

Dans la version allemande, c’est le fils du chef, l’acteur Karlheinz Böhm qui fait le récitant, dans la version française devenue très difficile à trouver, c’est le comédien Jean Richard.

Charles Dutoit, London sinfonietta (1980)

Le chef suisse qui fut longtemps le seul à avoir gravé les poèmes symphoniques de Saint-Saëns, donne ici une version très poétique du Carnaval

Carl Eliasberg, Orchestre philharmonique de Leningrad (1951)

Sans doute la version la plus inattendue de ma discothèque, celle conduite par le chef russe Carl Eliasberg (1907-1978), avec, excusez du peu, comme pianistes Emile Guilels et Yakov Zak, qui s’en donnent à coeur joie dans ces Hémiones. Je sais que cette version est disponible en numérique, la mienne figure dans le magnifique coffret édité par Melodia pour le centenaire de Guilels (voir tous les détails ici)

Arthur Fiedler, Boston Pops (1972)

Assez étrangement, cette version est l’une des plus « sérieuses », même si les solistes de l’orchestre de Boston sont superlatifs.

Skitch Henderson, London Symphony Orchestra (1960)

Skitch Henderson (1918-2005) a un peu le même profil qu’Arthur Fiedler. Né en Angleterre de formation classique, il a fait l’essentiel de sa carrière aux Etats-Unis comme chef de « musique légère ». Ici, il a un duo de pianistes de première catégorie, rien moins que Julius Katchen et Gary Graffman !

Ion Marin, Orchestre symphonique de Hambourg (2019)

De nouveau, ici, ce n’est pas tant la personnalité du chef que celle des deux pianistes – Martha Argerich et Lilya Zilberstein – qui fait l’intérêt de cette toute récente version captée à Hambourg, où la pianiste argentine a déménagé ses pénates depuis la fin de ses années Lugano.

Igor Markevitch, Philharmonia Orchestra (1950)

La virtuosité est au rendez-vous, la poésie un peu moins, avec Markevitch et ses deux pianistes hongrois, Geza Anda et Bela Siki.

Zubin Mehta, Israel Philharmonic Orchestra (1984)

On peut compter sur Katia et Marielle Labèque pour ne pas laisser s’endormir les animaux de ce Carnaval !

Seiji Ozawa, Boston Symphony Orchestra (1994)

Esprit de sérieux quand tu nous tiens ! Les deux pianistes de ces Kangourous sont Garrick Ohlsson et John Browning.

Guennadi Rojdestvenski, Solistes de l’Orchestre National de France (1990)

Aux côtés de l’épouse du chef russe, Victoria Postnikova, le pianiste français Jean-François Heisser, dans un Aquarium bien languide

Felix Slatkin, Concerts Arts Orchestra (1953)

On a déjà dit ici tout le bien qu’on pense du légendaire animateur des concerts d’été du Hollywood Bowl à Los Angeles, Felix Slatkin (1915-1963) père du chef Leonard Slatkin (lire Felix à Hollywood)

Martin Turnovsky, Orchestre symphonique de Prague (1961)

J’aime infiniment cette version pragoise qui respecte autant l’esprit que la lettre de cette « fantaisie zoologique »

Une version due à l’un des grands chefs tchèques du XXème siècle, Martin Turnovsky (1928-2021), auquel j’avais consacré un portrait – voir ici – lorsque Supraphon a eu la bonne idée de nous restituer plusieurs de ses grands enregistrements, dont ce Carnaval des animaux

Maïwenn et la Dubarry

Et puisque le film Jeanne du Barry ouvre le festival de Cannes 2023 ce mardi soir

un souvenir et une recommandation musicale.

Le souvenir, je l’ai raconté ici (lire Inattendus) : en mai 2016, je me suis retrouvé assis à côté de Maiwenn à l’occasion d’un « stage de sensibilisation routière ». Moment délicieux, vraiment inattendu.

La recommandation musicale, c’est l’opérette de Carl Millöcker, Gräfin Dubarry (La comtesse Dubarry), créée le 31 octobre 1879 à Vienne au Theater an der Wien, revue, « actualisée » par Theo Mackeben en 1931, et depuis lors plus souvent jouée sous le titre « Die Dubarry (La Dubarry)« 

Les sans-grade (XII) : Walter Susskind

C’est l’un de ces noms qu’on voit sur pas mal de pochettes de disques, surtout comme « accompagnant » de solistes célèbres – Elisabeth Schwarzkopf, Ginette Neveu, Yehudi Menuhin, Shura Cherkassky, Christian Ferras, etc. C’est un patronyme qui ne dit pas grand chose de ses origines, surtout qu’il a passé l’essentiel de sa carrière aux Etats-Unis. Et c’est pourtant un très bon chef, demeuré trop discret : Walter Susskind (1913-1980)

Jan Walter Süsskind – comme on l’orthographie alors – naît dans l’une des nombreuses familles allemandes installées à Prague, le 1er mai 1913. Dans sa ville natale il apprend le piano avec Karl Hoffmeister, la composition avec Josef Suk (1874-1935), le gendre de Dvořák, et Alois Hába (1893-1973), et la direction d’orchestre avec George Szell, en poste alors à l’opéra allemand de Prague (qui sera dissout en 1938). Süsskind fuit la menace nazie et s’installe à Londres pendant la Seconde guerre mondiale. Il devient citoyen britannique en 1946. Une petite dizaine d’années comme chef au Royaume-Uni et en Australie, puis à partir de 1955 un tropisme américain qui le retiendra jusqu’à sa mort en 1980 : la direction de l’Orchestre symphonique de Toronto de 1956 à 1965, puis celui de Saint-Louis (Missouri) de 1968 à 1975, et enfin deux brèves années 1978 et 1979 à Cincinnati avant que la maladie ne le rattrape.

De son apprentissage auprès de Szell, Susskind (le ü a disparu avec l’anglicisation de sa nationalité et de son nom) a conservé la parfaite rigueur d’une lecture au laser des partitions qu’il agence comme personne, une apparente simplicité d’approche qui restitue en réalité l’authenticité des Dvořák, Smetana, Bartok, Prokofiev, Chostakovitch, et même Les planètes de Holst, qui constituent l’essentiel d’une assez maigre discographie d’orchestre. En revanche, son nom reste associé à d’impérissables gravures où il est mieux qu’un accompagnateur, un partenaire à égalité d’inspiration et de concentration.

Ginette Neveu, mais aussi Yehudi Menuhin et le jeune Christian Ferras (éblouissants concerto de Bruch et Symphonie espagnole de Lalo)

C’est Walter Susskind qui offre à Shura Cherkassky sa seconde gravure en stéréo du 2ème concerto pour piano de Tchaikovski

Sur ce même précieux double album, deux versions très classiques, épurées de tout contexte « soviétique » des symphonies 1 et 9 de Chostakovitch, une approche qui « universalise » le compositeur russe.

Enregistrés magnifiquement à St Louis, multi-rééditée, les trois grands concertos de Dvorak trouvent ici leurs versions de référence, et avec quels solistes ! Zara Nelsova, Ruggero Ricci et Rudolf Firkusny.

Il faut un peu chercher pour trouver par exemple cette admirable version du 3ème concerto de Rachmaninov par Leonard Pennario

En cherchant encore un peu plus, on tombe sur un Mozart inattendu… sous les doigts de Glenn Gould.

Rassembler la discographie orchestrale de Susskind n’est pas la chose la plus aisée qui soit. Pourtant on trouve en CD quelques superbes témoignages de l’art du chef d’origine tchèque. Sur les plateformes numériques, l’offre est un peu plus large, quoique encore très disparate.

Toujours dans la série consacrée par le label américain Vox à l’orchestre symphonique de Cincinnati, un double album qui fait entendre une version atypique du Chant de la Terre de Mahler, sans surcharge émotionnelle, avec deux chanteurs américains Richard Cassilly et Lili Chookasian. Belle sélection du Songe d’une nuit d’été de Mendelssohn (et une Inachevée un peu palotte sous la direction d’une star de la baguette prématurément emportée par un cancer à 47 ans, Thomas Schippers)

Couplage étonnant, mais autant dans Holst que Smetana, la quintessence d’un art tout de clarté, de creusement des partitions, le contraire de l’esbroufe et de l’épate. Et quelles prises de son ! quel orchestre !

Eloquence a publié, il y a quelques mois, un double album un peu hétéroclite, où domine la figure d’un autre chef un peu oublié du XXème siècle, Hans Schmit-Isserstedt, mais où se trouve l’un des rares exemples de Susskind dans le répertoire viennois classique, en l’occurrence la 4ème symphonie de Schubert. Une lecture toute d’équilibre et de lumière qui ne prend pas au pied de la lettre le sous-titre – Tragique – de l’oeuvre d’un jeune homme de 19 ans.

Walter Susskind n’a pas oublié de servir les musiciens du pays qui l’a accueilli durant vingt-cinq ans, même si c’est à Londres qu’il a enregistré Copland et les Spirituals de Morton Gould, qui servirent jadis de générique à l’une des plus célèbres émissions de la télévision française, les Dossiers de l’écran !

Série noire

Notre époque est sans mémoire, elle est aussi sans distance par rapport à l’actualité. Une nouvelle tombe, aussitôt suivie de réactions automatiques. Comme celles qu’ont suscitées les récentes disparitions de Georges Prêtre ou Michèle Morgan.

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Rappelons-nous, il y a un an :  La mort et la tristesse. En moins de quinze jours, Pierre Boulez, David Bowie (La dictature de l’émotion), Michel Delpech, Michel Tournier, Ettore Scola…

Hier c’était une disparition beaucoup moins médiatique, la cantatrice française Geori Bouéqui avait fait une apparition très applaudie sur la scène de l’Opéra-Comique en février 2013 pour la première de Ciboulette de Reynald Hahn, dont elle avait été la première interprète au disque.

Et la rubrique nécrologique ne risque pas de se tarir dans les mois à venir…

Je posais donc hier une nouvelle fois la question sur Facebook : pourquoi faut-il qu’à chaque disparition d’une personnalité un peu connue, tout le monde tombe dans le panneau de la louange excessive ? Je me suis fait – gentiment – remonter les bretelles par ceux qui me reprochaient de ne pas considérer Georges Prêtre comme le « géant », le « dernier grand chef », le « musicien préféré des Viennois », abondamment décrit par une presse et des réseaux sociaux qui semblent avoir abdiqué tout esprit critique.

Quand on n’ose pas dire les choses comme elles sont, on use de périphrases, et dans le cas du chef disparu qui avait une conception très élastique du respect des partitions qu’il dirigeait, on évoque des « interprétations particulières ». J’en suis bien désolé, mais je ne vois pas ce qu’il y a de « grand » dans le rubato systématique, la désarticulation rythmique, dont Prêtre usait et abusait. Comme dans cette valse de Strauss (Morgenblätter / Les journaux du matin), qui devient sous sa baguette une caricature de l’esprit viennois : à partir de 45’30…

https://www.youtube.com/watch?v=b_3VwD7bmZE

Maintenant je n’ai pas connu le personnage, autrement que brièvement lors de la journée spéciale du 23 décembre 1995 que nous avions consacrée sur France Musique à Elisabeth Schwarkopf. Georges Prêtre était venu évoquer la première française de Capriccio de Richard Strauss qu’ils avaient donnée à l’Opéra de Paris en 1964, au micro du regretté Jean-Michel Damian

Une nuit à Venise

Montpellier proposait un spectacle de fin d’année qui a fait grincer quelques dents (lire Soupe pop), l’Opéra de Lyon fait certes plus traditionnel avec une opérette de Johann Straussmais avec un ouvrage rarement donné sur les scènes françaises Une Nuit à Venise (la dernière fois que j’avais vu l’ouvrage c’était en 1997 à l’Opéra Comique !)

top-leftPhoto(© Stofleth)

J’ai aimé sans réserve ce que j’ai vu mercredi soir, la direction de Daniele Rustioni – un tout jeune chef pressenti pour succéder à Kazushi Ono comme directeur musical de la scène lyonnaise, qui maîtrise tous les ressorts d’une musique si difficile dans sa fausse légèreté -, la mise en scène de Peter Langdal qui gomme toutes les faiblesses d’une comédie alambiquée, en situant l’action dans les années 50 dans une Venise de carte postale, les décors et les costumes flamboyants, et une excellente troupe de chanteurs qu’on croirait passés par le Volksoper de Vienne, la routine en moins.

Comme dans la plus connue Chauve-Sourissous la gaieté apparente affleure toujours cette mélancolie, cette nostalgie si caractéristiques de la musique de Johann Strauss (Capitale de la nostalgie). 

Dans cet air en particulier :

La première berlinoise d’Une nuit à Venise en 1883 ayant été un fiasco, Strauss s’empressa de recycler ses beaux thèmes de valse dans la Valse de la Lagune (Lagunen Walzer)

Et puis – est-ce une vue de l’esprit de ma part ? – j’entends un hommage évident à Wagnermort… à Venise en février 1883, l’année de la création de cette Nuit à Venise, Wagner qui admirait Johann Strauss, dans cet air de (Helden)tenor :

 

Les bonnes versions de l’opérette ne sont pas légion. Pour le style parfait du bien trop sous-estimé chef suisse Otto Ackermann et un casting d’enfer (mais pas nécessairement idéal ! l’aristocratique Elisabeth Schwarzkopf, vocalement somptueuse, n’est pas très crédible en Annina, marchande de poissons de son état…). Voir la vidéo ci-dessus

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Vingt-cinq ans plus tard, Nicolai Gedda retrouvait Rita Streich (tout aussi distinguée poissonnière que Schwarzkopf !) dans ce qui demeure la meilleure version moderne de l’opérette

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Légèreté

Il y a des expressions consacrées, dont les inventeurs n’ont pas mesuré l’ineptie : ainsi « spectacle vivant » (il y aurait donc des spectacles « morts » ?), ou « musique légère » (il y aurait donc de la musique « lourde » ?). Evidemment, on a fini par comprendre ce qu’elles recouvrent, il n’empêche, elles sont source de confusion.

Qui dit musique légère, pense musique facile, futile, un peu désuète, l’opérette de nos grands-parents, les viennoiseries qu’on nous sert chaque 1er Janvier.

Demandez plutôt aux interprètes, aux musiciens, aux chanteurs ce qu’ils en pensent, ils vous répondront tous que c’est souvent la plus difficile, la plus exigeante des musiques.

Pour reprendre les fameux concerts télévisés de Nouvel an, on pourrait s’amuser à dresser le palmarès des plus mauvaises prestations : de grands chefs qui n’ont pas trouvé la clé, le style, la manière des insubmersibles valses, polkas et autres marches de la dynastie Strauss & Co. (Ozawa, Jansons, Welser-Moest, Barenboim par exemple). Pourquoi revient-on toujours à Carlos Kleiber – deux concerts seulement, mais quels concerts ! en 1989 et en 1992 – ? Parce que, plus que tout autre, d’abord il aimait cette musique, et exigeait de multiples répétitions avec un orchestre pourtant aguerri. Il n’est que d’écouter (et voir) l’ouverture du Baron Tzigane (et ses tournures all’ungarese) ou la délicate polka lente Die Libelle (La libellule), pour mesurer tout le travail du chef qui donne à ces oeuvres non pas plus de poids ou de sérieux, mais au contraire leur véritable légèreté, et leur inépuisable parfum de nostalgie…

https://www.youtube.com/watch?v=AIv2Ltf2cD4

https://www.youtube.com/watch?v=dunn_2wAs0o

On commémorera en décembre prochain le centenaire de la naissance d’Elisabeth Schwarzkopf – je raconterai alors dans quelles circonstances nous avions organisé à France Musique une journée spéciale pour son 80ème anniversaire – Son éditeur historique EMI, même maquillé en Warner, prévoit un coffret-hommage :

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Pourquoi évoquer cette personnalité contestée, contestable, à propos de musique légère ? D’abord parce qu’elle-même, interrogée par Jean-Michel Damian lors de cette journée spéciale de décembre 1995, avait répondu que son enregistrement préféré, avant les Mozart, Richard Strauss où elle avait triomphé sur scène et au disque, était Wiener Blut (Sang viennois), et singulièrement le duo qu’elle forme avec Nicolai Gedda. On se rappelle une dame qui ne cherchait pas à cacher son âge, émue aux larmes de se réentendre dans cet enregistrement de 1953. En effet, il y a une manière de perfection dans ce que font les deux chanteurs et surtout le merveilleux chef suisse Otto Ackermann. Ensuite, parce que, dans les opérettes qu’elle a enregistrées (La Chauve-souris, Sang viennois, Le Baron tzigane, Une nuit à Venise de Johann Strauss et les Lehar – La Veuve joyeuse, le Pays du sourire), elle est tout simplement idéale, parce qu’elle met à chanter ces rôles le même soin, la même sophistication – qu’on lui a souvent reprochée, mais en quoi est-ce un défaut ? – que dans Mozart ou Richard Strauss. Et puis il y a un petit bijou, un disque d’extraits d’opérettes moins connues (Millöcker, Zeller, Suppé, Heuberger..) qui me quitte rarement. Comme un baume, une bouffée d’ailleurs, un bienfait.

https://www.youtube.com/watch?v=XQysNWRjdeE