Des Américains à Paris

Mercredi dernier, j’étais à la Philharmonie de Paris pour le concert d’ouverture de la saison de l’Orchestre de Paris et de son chef Klaus Mäkelä (cf. Paris passé présent avenir). Programme avantageux dont le clou était assurément An American in Paris, le célébrissime chef-d’oeuvre de Gershwin. Mais, comme je l’ai écrit pour Bachtrack (L’Amérique pressée et bruyante de Klaus Mäkelä et l’Orchestre de Paris) j’ai été déçu, non pas par la prestation de l’orchestre, virtuose, éblouissant, mais précisément par l’excès de brillant, voire de clinquant, de la vision du chef. Je ne peux pas être taxé d’anti-« mäkelisme » primaire, il n’est que de lire plusieurs de mes papiers enthousiastes dans Bachtrack ! Mais il arrive à tout le monde, même aux meilleurs, de faire sinon fausse route, du moins de se méprendre sur une oeuvre.

Gershwin à Paris

George Gershwin vient à Paris au printemps 1928. Il reviendra au pays avec ce qui restera son oeuvre la plus célèbre (avec Rhapsody in blue) : An American in Paris / Un Américain à Paris. Dont le descriptif est précis comme un scénario: une balade sur les Champs-Elysées au milieu des taxis qui klaxonnent, puis dans le quartier des music-halls avant un café à une terrasse du Quartier latin. Au Jardin du Luxembourg, notre Américain a la nostalgie du pays (le superbe blues chanté à la trompette bouchée). Rencontrant un compatriote, ils échangent leurs impressions – Gershwin récapitule les épisodes de cette promenade heureuse.

Dans une oeuvre aussi descriptive, aussi imagée, le chef doit se laisser porter par les atmosphères successives, et laisser jouer ses musiciens avec une certaine liberté.

Quelques exemples de versions récentes, qui répondent à ces critères. Trois chefs français, Louis Langrée (avec l’orchestre de Cincinnati qu’il a dirigé de 2013 à 2024), Alain Altinoglu et son orchestre de la radio de Franfort, et Stéphane Denève, actuel chef du St Louis Symphony, ici à la tête de l’Orchestre national de France. Aucun d’eux ne joue la virtuosité, le super-contrôle, bien au contraire.

Dans ma discothèque personnelle, j’ai dénombré 27 versions différentes, dont pas mal qu’on peut qualifier d’exotiques, et qui sont loin d’être les moins intéressantes.

Kurt Masur / Gewandhaus de Leipzig

Je me rappelle très bien la surprise qui avait été celle des participants à la défunte émission Disques en Lice de la Radio suisse romande, lorsque nous avions élu – après écoute à l’aveugle – la meilleure version de Rhapsody in blue – Siegfried Stöckigt au piano, Kurt Masur dirigeant l’orchestre du Gewandhaus de Leipzig !

Kirill Kondrachine / Concertgebouw Amsterdam (1977)

Voir le long article que j’avais consacré à celui qui fut l’un des plus grands chefs du XXe siècle, Kirill Kondrachine (1914-1981) : le Russe oublié

On ne trouve malheureusement plus les disques de cette fabuleuse collection de « live »…

André Cluytens / Société des Concerts du Conservatoire (1949)

Eh oui André Cluytens, en 1949, s’encanaille avec un orchestre un peu brouillon mais plus « jazzy » si possible que des collègues américains

Felix Slatkin / Hollywood Bowl Orchestra (1960)

J’ai déjà dit ici mon admiration pour le grand Felix Slatkin (1915-1963) – on évitera par charité de comparer le père, Felix, et le fils, Leonard ! – Pas loin de mettre sa version au sommet :

Neville Marriner / orchestre de la radio de Stuttgart (SWR)

On n’associe pas spontanément Gershwin à Neville Marriner (1924-2016), et on se trompe parce que sa version captée à Stuttgart n’est pas la moins réussie de la discographie

Les Américains à Paris

Gershwin a fait une visite plutôt furtive à Paris et en a rapporté un chef-d’oeuvre. Mais bien d’autres Américains ont été captivés par la ville lumière. Cole Porter (1891-1964) y passe une dizaine d’années après la Première Guerre mondiale. Il étudie avec Vincent d’Indy, rencontre celle qui deviendra sa femme, la riche héritière Linda Lee Thomas, qu’il épouse à la mairie du 18e arrondissement le 18 décembre 1919. Le Châtelet avait donné fin 2021 un spectacle intitulé Cole Porter in Paris : ma déception avait été à la mesure de l’attente d’un spectacle bien maigre.

Aaron Copland chez Nadia Boulanger

Autre hôte d’importance de Paris, le compositeur Aaron Copland (1900-1990), qui sera durablement marqué par sa rencontre avec Nadia Boulanger au conservatoire de Fontainebleau qu’il fréquente de 1921 à 1924. Conséquence de ce séjour parisien, la Symphonie pour orgue et orchestre de 1924 sera créée à New York le 11 janvier 1925 avec Nadia Boulanger.

Julius Katchen (1926-1969)

À intervalles réguliers je me replonge dans un merveilleux coffret, qui récapitule la discographie d’un formidable artiste, malheureusement disparu à 42 ans des suites d’un cancer, le pianiste américain Julius Katchen. Encore un Américain devenu Parisien, de la fin des années 50 à sa mort en 1969.

Depuis longtemps, les Brahms virtuoses autant que poétiques de Julius Katchen sont une référence. Sa version du 1er concerto avec Pierre Monteux (85 ans au moment de l’enregistrement !) reste l’une des plus fameuses qui soient.

Mais l’art de Katchen ne se réduit pas à Brahms.

En 1958, il signe avec Georg Solti l’une des versions les plus électrisantes du 2e concerto de Rachmaninov.

Et toujours impressions et humeurs du jour sur mes brèves de blog

Les raretés de l’été (IV) : les bons choeurs de Sir Roger

Roger Norrington est mort ce 18 juillet à 91 ans. J’ai déjà raconté mes souvenirs du chef anglais (Tout Roger), en particulier une émission de Disques en Lice dont il était l’invité principal il y a une trentaine d’années, à l’époque de la publication de ses symphonies de Beethoven.

Mais, comme beaucoup de ses confrères britanniques (John Eliot Gardiner par exemple), Roger Norrington a d’abord été chef de choeur, et c’est cet aspect de sa carrière et de son activité discographique que je veux saluer aujourd’hui en guise d’hommage. C’est en 1962 qu’il fonde le Schütz Choir of London avec lequel il va enregistrer pour Decca un nombre finalement important de disques, qu’on souhaiterait voir réédités !

Visites et humeurs du jour à suivre dans mes brèves de blog

Ravel #150 : Daphnis et Chloé

Nous y sommes : Maurice Ravel est né le 7 mars 1875, il y a très exactement 150 ans. Poursuivons la mini-série autour du compositeur basque et de ses oeuvres les plus connues.

Avec le Boléro et la Valse (on y reviendra), la 2e suite de Daphnis et Chloé est sans doute sa pièce symphonique la plus jouée en concert. Je préfère évoquer ici la partition intégrale de cette « symphonie chorégraphique pour orchestre et choeur sans paroles », comme est intitulée cette musique du ballet composé pour les Ballets russes et créé sur une chorégraphie de Michel Fokine, le 8 juin 1912, au théâtre du Châtelet sous la direction de Pierre Monteux. Pierre Monteux décidément abonné à toutes les créations importantes de l’époque (Petrouchka, Le Sacre du printemps…).

Les versions intégrales sont nettement moins nombreuses au disque que la seule 2e suite.

Je me rappelle encore une émission de « Disques en lice » – la défunte tribune de critiques de disques de la Radio Suisse romande – où, au terme d’une écoute à l’aveugle, la version qui dominait la confrontation était celle de… Pierre Monteux, magnifiquement enregistrée à Londres.

Charles Munch à Boston n’était pas loin…

Ernest Ansermet n’est pas à son meilleur dans cet ouvrage, mais ses héritiers – revendiqués ou non – les deux Suisses, Charles Dutoit et Armin Jordan, y sont admirables

Intéressant de confronter les versions de Jordan père (Armin) et fils (Philippe) :

La version la plus inattendue de la discographie, et peut-être la plus extraordinaire à mes oreilles, est celle du grand Kirill Kondrachine*, captée à Amsterdam en 1972, jadis rééditée dans une série devenue collector

*décédé le 7 mars 1981 à Amsterdam au lendemain d’un concert où il dirigeait la 1e symphonie de Mahler à la tête de l’orchestre de la radio de Hambourg (NDR)

Mauvais traitements (V) : un scherzo de Bruckner

Tout est parti d’un dossier réalisé par Hugues Mousseau, dans le dernier numéro de Diapason, sur la 9e symphonie de Bruckner.

A sa manière, sans manières justement, le critique taille des croupières à des valeurs supposées sûres, élimine sans barguigner des versions considérées comme des références, en oublie surtout pas mal qui eussent largement mérité d’être au moins citées et mises en confrontation. D’où un débat comme Facebook les aime, dont je suis un peu responsable puisque c’est moi qui l’ai lancé en regrettant qu’Hugues Mousseau ait oublié Carl Schuricht comme l’un des chefs qui comptent dans la discographie de l’ultime symphonie de Bruckner.

Comme pour Schubert (Une affaire de tempo ) et bien d’autres partitions, je m’aperçois que je suis, depuis toujours, très sensible au respect du caractère d’un mouvement, singulièrement dans une oeuvre symphonique : le troisième mouvement est très souvent… à trois temps, un menuet, un scherzo, voire une valse. C’est moins affaire de tempo métronomique que d’esprit. En l’occurrence, dans la 9e symphonie de Bruckner, c’est le 2e mouvement qui est un scherzo dont le compositeur précise les contours : Bewegt, lebhaft, qu’on peut traduire par « Animé, vivace ». Le plus important, parce que c’est la partition qui le commande, c’est de respecter la pulsation de ce 3/4 qui prend appui sur le premier temps.

Le moins qu’on puisse dire est que les conceptions des (grands) chefs qui ont dirigé et enregistré cette symphonie divergent du tout au tout, surtout dans ce passage.

Commençons par les caricatures :

Je n’ai jamais compris la fascination qu’exerce encore Sergiu Celibidache sur les auditeurs de ses disques (en concert, la gestique, la posture pouvaient faire illusion).

Quant à Leonard Bernstein, le champion de Mahler, il n’a jamais enregistré de Bruckner que la seule 9e symphonie, à New York d’abord, à Vienne ensuite (quelques mois avant sa mort). Les deux fois, il est vraiment à côté de la plaque.

Carlo-Maria Giulini que nul plus que moi ne révère – j’ai eu la chance d’assister à ses derniers concerts à Paris – prend un parti étonnant dans sa gravure à Chicago. Dès que le scherzo est lancé, il ralentit le mouvement, l’enserre dans une tenaille incompréhensible, c’est raide et sans ressort.

Christoph von Dohnanyi (lire Authentiques) à Cleveland n’est pas très viennois dans son approche, mais au moins c’est un scherzo « bewegt » et « lebhaft » C’est l’un des plus rapides de toute la discographie.

Bernard Haitink dans son unique gravure de la 9e de Bruckner (voir L’intégrale Concertgebouw) est comme souvent, un modèle de respect du texte

Approchons-nous des versions chères à nos oreilles.

J’ai toujours admiré la liberté d’Eugen Jochum dans ses deux intégrales Bruckner. Il n’édifie pas d’impressionnantes cathédrales sonores, immuables, intangibles, il anime toujours, bouscule parfois, chaque partition. Ici personne mieux que lui ne rend ce scherzo aussi poussé dans ses retranchements, accélérant, retardant, relançant le discours.

Karajan en 1966, souvent cité comme une référence au sein même de sa propre discographie, c’est vraiment quelque chose :

On ne sera pas étonné que j’achève ce trop bref tour d’horizon par ma version de chevet, « oubliée » par Hugues Mousseau, qui la considère comme « médiocre », découverte lors d’un Disques en Lice il y a plus de trente ans, qu’au terme d’une écoute à l’aveugle nous avions de loin placée en tête : Carl Schuricht (81 ans) dirigeant l’Orchestre philharmonique de Vienne en 1961 dans une superbe stéréo.

Et puisque, dans cette confrontation, figurait l’un des tout premiers disques de Zubin Mehta avec le même Orchestre philharmonique de Vienne, enregistré il y a 60 ans, je ne résiste pas au plaisir d’en faire entendre cet extrait : le tempo est retenu mais le jeune Mehta respecte l’esprit et la lettre de la partition !

Post-Scriptum : j’ai pris connaissance du commentaire (voir ci-dessous) de Patrice Merville, et je m’apprêtais à lui répondre d’abord que je ne m’attribuais aucune compétence particulière de « Brucknérien », ensuite que dans cet article je ne prétendais à aucune exhaustivité. Mais je dois aussi reconnaître mes torts… ou mes travers : je n’ai jamais aimé ces tribunes, ces discographies comparées, où l’on ramène toujours tout à Furtwängler ou Toscanini. J’ai donc « zappé » le Bruckner de Furtwängler, et j’ai eu bien tort, tant cette version par exemple, et le scherzo central, sont proches de l’idéal que je décris au début de mon article, la fureur, la noirceur en plus. Prodigieux oui vraiment !

L’été 24 (VIII) : la comète Catherine Collard

Mon voyage en Asie centrale m’a tenu éloigné quelque temps de la musique classique – c’est une saine récréation pour l’esprit et les oreilles, et il y avait tant de merveilles à découvrir ! – même si ces derniers jours m’y ont ramené (lire Sur la trace de Tamerlan).

A mon retour, j’ai eu le bonheur de trouver dans ma boîte aux lettres des coffrets, commandés pour certains il y a plusieurs semaines.

La comète Catherine Collard

Morte à 46 ans des suites d’un cancer, Catherine Collard (1947-1993) est tôt entrée dans la légende.

J’ai un souvenir d’elle, romantique en diable. C’était à Thonon-les-Bains. La soeur de Patrick Poivre d’Arvor, un temps mariée au petit-fils de Rachmaninov, Alexandre (1933-2012) – que j’avais rencontré lors d’un dîner à Chamonix – organisait un petit festival au Château de Ripaille (elle était bien évidemment venue me demander l’aide de la Ville – j’étais alors Maire-Adjoint chargé de la Culture !). Une scène sommaire avait été installée devant la façade du château, un Steinway de concert apporté de Genève, le temps était à l’orage, mais le public clairsemé était bien décidé à écouter le récital de Catherine Collard. Une première partie classique (des sonates de Haydn je crois), et Schumann en deuxième partie. A peine la pianiste française avait-elle entamé la 2e sonate que le vent se levait, emportant la partition, suivi d’une pluie battante. L’artiste et le public eurent tout juste le temps de se réfugier dans les communs du château, je ne sais plus ce qu’il advint du piano de concert…

Quelque temps auparavant, dans le cadre de l’émission Disques en lice sur Espace 2, nous avions sélectionné une version inattendue du concerto pour piano de Schumann, parmi les centaines disponibles, au terme d’une écoute comparée toujours à l’aveugle, celle de Catherine Collard accompagnée par Michel Tabachnik (qui n’avait pas encore défrayé la chronique du funeste Ordre du temple solaire !) et l’Orchestre philharmonique de Monte-Carlo

Cette version reste pour moi une référence, qui conforte le statut de Catherine Collard comme une interprète particulièrement inspirée de Schumann.

Le coffret que publie Erato nous restitue, enfin, une grande part du legs schumannien de la pianiste, et c’est un bonheur sans mélange :

Dans ce coffret, de vraies raretés, plus disponibles depuis leur parution en 33 tours, les sonates pour violon et piano de Franck, Lekeu, Prokofiev et Schumann avec la violoniste française Catherine Courtois, née en 1939, lauréate de plusieurs concours (Genève, Long-Thibaud) dans les années 60, bien oubliée aujourd’hui.

On eût aimé, rêvé, que cet hommage à Catherine Collard regroupe tous les enregistrements de cette grande poétesse du piano. Ceux où elle accompagne Nathalie Stutzmann dans des disques de mélodies qui sont autant de trésors d’une discothèque…

Et bien sûr, tout ce que René Gambini lui a fait enregistrer pour Lyrinx, à un moment où la carrière de Catherine Collard connaissait le creux de la vague : encore des Schumann, de fantastiques sonates de Haydn, quasi-introuvables, des Mozart, etc…

Mais saluons le travail d’Erato/Warner ! Et remercions Anne Queffélec, Nathalie Stutzmann, Antoine Palloc et Marc Trautmann pour leurs beaux témoignages.

Souvenirs (I): Hugues Cuénod

Au fil de mes activités professionnelles, j’ai beaucoup déménagé, emportant dans des cartons de précieux souvenirs enregistrés sur des cassettes audio et vidéo. Et puis lorsque je me suis fixé il y a quelques années dans une jolie maison près de la dernière demeure de Vincent et Theo Van Gogh, j’ai posé ces cartons dans ma cave, en attendant, en repoussant plutôt, le jour où j’aurais et prendrais le temps de les ouvrir. Ce jour est enfin venu, et j’ai trouvé près de chez moi un professionnel qui a accepté de numériser une série de vidéos qui ont plus ou moins bien résisté à l’usure du temps, à l’humidité, aux déménagements successifs.

Premier de ces documents exceptionnels, la soirée d’anniversaire que la radio et la télévision suisse romande avaient concoctée pour les 90 ans du plus illustre des Veveysans, le ténor Hugues Cuénod (1902-2010).

J’ai eu l’immense chance de rencontrer plusieurs fois ce merveilleux personnage qui avait coutume de dire, quand on s’étonnait de sa forme vocale à un âge avancé « Je n’ai pas perdu ma voix, je n’en ai jamais eu ». C’est grâce à François Hudry et à l’émission Disques en Lice de la Radio suisse romande que je fis sa connaissance : je me rappelle en particulier une émission exceptionnelle sur Pelléas et Mélisande , pour laquelle François avait convié deux immortels interprètes de l’unique opéra de Debussy, Irène Joachim et Jacques Jansen… ainsi que leur aîné Hugues Cuénod.

Et il y eut bien d’autres occasions, radiophoniques ou privées, l’octogénaire ténor nous éblouissant à chaque fois par sa forme de jeune homme, ses souvenirs et ses réparties d’une drôlerie insolente. J’ai retrouvé dans mes cartons le joli livre d’entretiens que François Hudry avait réalisés avec lui… et une dédicace qui m’a profondément ému et que je garde pour moi.

Et comme on le constate dans cette vidéo, notre chanteur, mort à 108 ans dans le manoir qu’il a toujours habité à Vevey, est, à 90 ans, dans une forme exceptionnelle. Cette vidéo est aussi très émouvante parce qu’elle montre un autre géant du XXe siècle, le pianiste Nikita Magaloff (1912-1992), un voisin de Cuénod, tout juste octogénaire… quelques mois avant sa mort. C’est l’ultime témoignage dont on dispose de cet immense musicien, au piano bien sûr, mais aussi de son parler si particulier qui insistait sur ses origines russes; On remarquera aussi un tout jeune Michel Dalberto, et un autre « collègue » et voisin d’Hugues Cuénod, le ténor Nicolai Gedda (lire Le tsar Nicolai) à l’époque âgé de seulement 67 ans (!).

Et puis, bien entendu, le plus spectaculaire ce sont les prestations de Cuénod lui-même, dans des extraits du Bestiaire et de L’histoire de Babar de Poulenc, et la conclusion magnifique de l’émission, que je laisse découvrir.

Soirée d’hommage à Hugues Cuénod pour ses 90 ans / Juin 1992 / Droits réservés JPR

D’autres souvenirs suivront : Karajan, Martha Argerich, etc.

Mises en boîtes : Copland, Mendelssohn

Le CD est mort, paraît-il, mais les éditeurs continuent de mettre en boîtes leurs fonds d’archives, parfois récentes. Et c’est une opération bien pratique pour qui a des rayons encombrés de trop de galettes individuelles.

Pour une fois, il n’y a pas eu besoin d’anniversaire prétexte pour sortir deux coffrets remarquables.

Copland by Copland

Aaron Copland (1900-1990), mort quelques semaines après son cadet Leonard Bernstein (lire Bernstein ou le génie à vif), est l’archétype du compositeur américain, l’inventeur d’une musique qui plonge toutes ses racines dans la terre américaine. Il est l’un des seuls à avoir bénéficié d’une notoriété mondiale, à défaut d’une vraie célébrité. Même si on connaît mal son oeuvre, on connaît son nom.

J’avais déjà dans ma discothèque plusieurs des CD où le compositeur dirige ses propres oeuvres, le plus souvent à la tête d’orchestres londoniens ! Sony vient de rééditer l’intégrale de ce précieux legs en 20 CD et à petit prix, il faut le relever puisque cela n’a pas toujours été le cas naguère.

C’est évidemment une somme inestimable, qui donne à connaître un créateur plus complexe que ne le laissent deviner ses oeuvres les plus connues (Appalachian Spring, Billy the Kid, Rodeo…) qui sont évidemment les plus descriptives, les plus « natives » !

Quelle chance ont eue les enfants qui, ce jour-là, assistaient à l’un des Young People Concerts animés et présentés par Leonard Bernstein, lorsqu’ils ont découvert le compositeur Aaron Copland jouant son propre concerto pour piano !

A Liège, après la restauration en 2005 de l’orgue Schyven de la Salle philharmonique, j’aurais souhaité programmer la symphonie avec orgue de Copland. Je n’y suis jamais parvenu, et mes successeurs non plus jusqu’à présent !

Mendelssohn sur les ailes du chant

C’est devenu une habitude chez Warner Classics de consacrer de forts coffrets à des compositeurs, certes les plus souvent à l’occasion d’un anniversaire. Dans le cas de Felix Mendelssohn-Bartholdy (1809-1847), aucun prétexte particulier, sauf pour réunir en 40 CD des versions déjà connues, publiées par les différents labels qui font partie aujourd’hui du groupe Warner : EMI, Electrola, Teldec, Erato, etc.

Les pièces pour piano – pour l’essentiel les cycles de Romances sans paroles – sont dues Daniel Adni avec quelques raretés bienvenues, des Etudes et caprices joués par Annie d’Arco et surtout une Première sonate avec la pianiste argentine Silvia Kersenbaum (grâce à qui j’avais découvert le 2e concerto pour piano de Tchaikovski).

C’est Marie-Claire Alain qui avait jadis gravé une part malheureusement peu connue de la production de Mendelssohn, son oeuvre pour orgue

Pour la musique de chambre, Warner n’a pas eu de mal à trouver les meilleures versions : Frédéric Lodéon (violoncelle), Maxim Vengerov (violon), le trio Fontenay, l’élégant sextuor avec piano capté lors d’un festival Argerich à Lugano, les quatuors sont partagés entre les Berg, Artemis et Cherubini.

Les concertos pour piano sont ceux de Cyprien Katsaris et Kurt Masur, une version plusieurs fois couronnée, celle que nous avions retenue, il y a bien longtemps, dans l’émission Disques en Lice (lire Une naissance) :

Sans surprise, le corpus des « grandes » symphonies est confié à Kurt Masur et à « son » Orchestre du Gewandhaus de Leipzig (qui donnent aussi un magnifique Songe d’une nuit d’été) les symphonies de jeunesse étant dévolues au Concerto Köln.

Deux absolues raretés, deux brefs ouvrages lyriques – Die beiden Pädagogen et Die Heimkehr aus der Fremde – dirigées par Heinz Wallberg avec des stars de l’époque, Peter Schreier, Dietrich Fischer-Dieskau… tout un bouquet de mélodies composite, et tout un récital du grand Fischer-Dieskau accompagné par Sawallisch au piano. L’oeuvre chorale est dévolue à Michel Corboz.

Seul regret, pour les deux grands oratorios, Paulus et Elias, il y a mieux que les honnêtes Conlon et Frühbeck de Burgos proposés ici.

La somme est admirable, ce coffret unique, donc hautement recommandé !

Karel et Carlos

Ils ont en commun une date, le 3 juillet, la naissance pour l’un en 1930, la mort pour l’autre en 1973, un prénom, Karel et Carlos. L’un et l’autre sont des génies partis trop tôt, Karel Ančerl né à Tučapy le 11 avril 1908, mort à Toronto le 3 avril 1973 à 65 ans, Carlos Kleiber, né à Berlin le 3 juillet 1930, mort à Konjšica (Slovénie) le 13 juillet 2004.

Dans leur cas, les anniversaires n’ont pas grand sens. Ils étaient, sont, demeurent des figures éternelles de ce que la direction d’orchestre peut représenter de plus essentiel. Rien de ce qu’ils ont laissé, légué, n’est médiocre ni anodin. De Carlos Kleiber et Karel Ančerl, il faut tout avoir, tout connaître.

Sélection non exhaustive de références indispensables à toute discothèque

Carlos Kleiber

En plus des coffrets complets publiés par Deutsche Grammophon, il faut chérir tout ce qu’Orfeo a pu republier des bandes captées à Munich ou Vienne.

Tout est génial dans ce qu’on peut voir de Carlos Kleiber ! Aucun chef n’a jamais eu cette élégance suprême en concert, qui cachait tant d’heures d’inlassable travail.

Ce concert du 6 octobre 1991 à Vienne est à tomber…

Ceux qu’il a donnés au Concertgebouw d’Amsterdam vous tirent des larmes de bonheur !

Bien sûr il y a deux « Chevalier à la Rose » de Richard Strauss avec lui, et les deux sont sublimes.

Je peux plus entendre ni surtout voir une autre Chauve-Souris que la sienne, surtout qu’au lieu de l’horrible Ivan Rebroff au disque, il a ici un comte Orlofsky d’anthologie en la personne de Brigitte Fassbaender !

Karel Ančerl

Sans doute le plus grand chef tchèque du XXème siècle (même s’il est de bon ton d’encenser son prédécesseur à la tête de la Philharmonie tchèque, Václav Talich. Je ne comprends pas pourquoi Supraphon n’a encore jamais publié un coffret récapitulatif des années du chef à la tête d’un orchestre philharmonique tchèque des très grandes années.

Je me rappelle qu’à chaque fois qu’Ancerl était présent dans une écoute comparée (dans Disques en lice) il arrivait systématiquement en tête de nos choix. Comme par exemple dans le Concerto pour orchestre de Bartok :

On sait qu’Ancerl a fui la Tchécoslovaquie en 1968 après l’invasion de Prague par les chars russes. On sait moins qu’arrivé à Paris, en partance pour le Nouveau monde, personne ne songea à lui proposer le poste de l’Orchestre de Paris qui était vacant à la suite de la disparition de Charles Munch;…

Quelques concerts à Amsterdam, où on a toujours su reconnaître et accueillir les plus grands chefs, et Ancerl finira ses jours au Canada à Toronto

Il reste encore beaucoup de documents à redécouvrir de l’art de cet immense chef. Soyons reconnaissants à Eloquence d’annoncer pour bientôt la réédition de tous les enregistrements publiés par Deutsche Grammophon et Philips.

Tout Roger

J’ai à plusieurs reprises évoqué ici mes quelques rencontres avec le chef anglais Roger Norrington (88 ans !). Extraits choisis :

Avec l’Orchestre de chambre de Paris (28 mai 2015)

Ce n’était pas la foule des grands soirs mais le programme autant que les interprètes justifiaient qu’on soit présent au Théâtre des Champs Elysées ce mardi soir. Très british indeed !

Roger NorringtonIan BostridgePurcell (la suite Abdelazer or the Moor’s Revenge, dont le rondeau a servi de thème à Britten pour son fameux Young person’s guide to the orchestra), Britten justement et son Nocturne, pour ténor et orchestre, d’un accès moins aisé que la Sérénade antérieure, la sublime Fantaisiede Vaughan Williams sur un thème de Thomas Tallis, et last but non least la 103eme symphonie de Haydn qui s’ouvre par un spectaculaire « roulement de timbales »

Beethoven, Haydn et Disques en Lice

L’autre souvenir est lié à l’émission Disques en lice, fondée en décembre 1987 sur Espace 2, la chaîne musicale et culturelle de la Radio suisse romande, par François Hudry, à laquelle j’ai participé sans interruption jusqu’à mon départ de la Suisse pour France Musique (à l’été 1993).

La grande affaire de ces années-là avait été l’intégrale très admirée et très controversée des symphonies de Beethoven que Roger Norrington avait réalisée pour EMI avec les London Classical Players. Norrington avait devancé Harnoncourt et Gardiner dans cette entreprise, il prétendait se fier strictement aux indications métronomiques de Beethoven lui-même. Quel décrassage, quel dégraissage pour nos oreilles ! Et voici qu’un jour (pour la centième de l’émission ?) François Hudry avait invité Norrington à venir lui-même parler de ses interprétations, en l’occurrence de la 6e symphonie « Pastorale » de Beethoven

Et l’émission et le repas qui suivit furent bien trop courts… Sir Roger étant un formidable personnage, savant, gourmand, jouissant de la musique comme des farces qu’il fait aux musiciens et au public.

Je me rappelle alors lui avoir demandé s’il comptait graver Haydn. Il se tâtait encore, connaissant la difficulté de l’entreprise. La réponse vint quelques années plus tard, pour ce qui est des symphonies « londoniennes » et tout récemment pour le cycle des « parisiennes« . Evidemment indispensable !

Roger Norrington et François Hudry (Photo F.H.)

Sans attendre son 90ème anniversaire, et parce que le chef a lui-même annoncé mettre un terme à sa carrière, Erato (Warner) réédite tout ce que Norrington a enregistré avant qu’il ne prenne la direction de l’orchestre de la radio de Stuttgart (et qu’il regrave une grande partie de son répertoire pour Hänssler avec des bonheurs plus fluctuants !)

Rien d’inconnu dans ce coffret, mais des versions qu’on avait parfois oubliées. La presque totalité enregistré avec l’ensemble London Classical Players, fondé par Roger Norrington en 1978 et dissous en 1997, regroupant des musiciens participant à d’autres formations, comme The Orchestra of the Age of Enlightenment.

Contenu du coffret Warner/Erato :

Beethoven : Symphonies + concertos clavier (Melvyn Tan)

Berlioz : Symphonie fantastique + Ouverture Les Francs-juges

Brahms : Symphonies + Variations Haydn + Ouverture tragique + Requiem allemand

Bruckner : Symphonie 3

Haendel : airs d’opéras (David Daniels) + Water Music, Royal Fireworks

Haydn : Symphonies 99-104

Mendelssohn : Symphonies 3 et 4

Mozart : Symphonies 38-41 + concertos 20/23/24/25 (Melvyn Tan), concerto 16 (Knauer) + Requiem

Mozart : Don Giovanni

Mozart : la Flûte enchantée

Purcell : The fairy queen

Gala Rossini + ouvertures

Schubert : Symphonies 4,5,6,8,9, ouverture Die Zauberharfe

Schumann : Symphonies 3,4, ouverture Genoveva

Smetana : Ma Patrie

Wagner : ouvertures

Weber : Symphonies 1 et 2, Konzertstück (Melvyn Tan)

Ferveurs

Juste à la veille de ce « pont » de Toussaint, reçu deux coffrets commandés dès leur publication annoncée. Le collectionneur que je suis ne pouvait y résister, le mélomane et discophile que je suis aussi se demandait s’il n’allait pas être déçu, parce qu’on a toujours tendance à embellir le souvenir de ce qui a accompagné vos premiers pas, vos premières découvertes, ou tout simplement d’artistes qui vous ont marqué.

Michel Corboz ou la ferveur intacte

Michel Corboz est mort l’an dernier. Je n’ai pas un mot à retirer à l’hommage ému que je lui avais rendu : Michel Corboz (1934-2021)

Bien au contraire, le premier coffret qu’Erato (Warner) lui consacre – un autre est annoncé pour janvier avec le répertoire classique, romantique et XXe siècle – ne fait qu’aviver les souvenirs, et démontrer, au-delà des querelles d’écoles ou de chapelles, des comparaisons avec d’autres « inventeurs » du répertoire baroque, Michel Corboz c’est d’abord une ferveur rayonnante, une joie communicative de faire découvrir ou redécouvrir des chefs-d’oeuvre (Monteverdi, Ingegneri, Carissimi), de faire entendre un Bach si profondément humain (trois versions de la Messe en si, et ses Saint-Jean et Saint-Matthieu, compagnes de tant d’écoutes en concert ou au disque.

I Musici ou toutes les saisons de la musique

Ma première version des Quatre saisons de Vivaldi ce fut la leur, enfin l’une des leurs, la première en stéréophonie, en 1959, avec le prodigieux violon de Felix Ayo.

Oh bien sûr, tous les baroqueux ont bousculé parfois jusqu’à l’absurde ces tempi apaisés, cette lumière si puissante et douce, lorsque le soir tombe sur Venise. I Musici n’ont jamais oublié de chanter éperdument dans tous les répertoires qu’ils ont abordés. La perfection instrumentale de l’ensemble n’allait jamais sans cette élégance qui n’est qu’aux Italiens.

On reviendra bien sûr sur le contenu de ces deux malles aux trésors si précieux !