La tragique actualité de ces derniers jours -les pompiers ensevelis à Laon, la surveillante de collège poignardée à Chaumont, subit malheureusement toujours le même traitement de la part des médias et des politiques. On sait à l’avance les mots qui seront prononcés et qui ne veulent plus rien dire : que veut dire « exprimer sa solidarité » à des victimes, à des personnes endeuillées?. De la compassion oui (mais connait-on encore ce mot ?), des condoléances aussi, une communion de pensées. Et ces micro-trottoirs indécents, où l’on s’empresse de mettre un micro sous le nez de témoins, d’habitants d’une cité meurtrie pour obtenir là aussi des mots qu’on ne sait pas, plus, manier. On ne parle pas des ministres, condamnés depuis des lustres, à faire les mêmes promesses de réponses énergiques et déterminées à des actes insupportables… Les minutes de silence se succèdent au Parlement, et parfois dans les classes d’écoles (où elles ne sont même pas toujours respectées). Pendant ce temps, les extrêmes prospèrent, les populismes triomphent (cf. mes brèves de blog d’hier)
Heureusement, il y a des journalistes qui sauvent l’honneur de leur profession, comme Nathalie Duelz, dont je reproduis le texte qu’elle a publié ce matin sur Linkedin :
Impact
« Je présente mes plus sincères condoléances à la famille des verbes « influencer », « affecter », « toucher », « influer », et bien d’autres, mais aussi à celles des mots « conséquence», « effet », « incidence »,« répercussions », malheureusement morts ou en passe de l’être. Tous victimes d’un seul et même verbe qui n’existe même pas : « impacter » !
Combien de fois n’entend-on pas ou ne lit-on pas au cours d’une journée, « il a impacté », c’est « impactant, « il a eu un impact sur ». Une utilisation familière (et erronée) importée du verbe anglais « to impact ».
« Ce nouveau contrat aura une incidence sur les profits de l’entreprise » est tout de même plus beau (et correct) que « ce nouveau contrat impactera les profits de l’entreprise », non ?
N’est-on pas suffisamment entourés de violence et de guerres pour, en plus, dans notre quotidien, user et abuser d’un mot qui à l’origine se rapporte à un projectile qui frappe un autre corps ou endroit ? »
(Nathalie Duelz / Le Vif)
Les mots de la musique
Il y a aussi des lecteurs qui ne savent pas lire. J’ai donné à lire sur un groupe Facebook consacré aux chefs d’orchestre l’article que je consacrais dimanche à la nouvelle version de la Symphonie fantastique dirigée par Klaus Mäkelä.
En précisant bien que je limitais mes comparaisons aux seules versions de l’Orchestre de Paris et de ses chefs successifs, en signalant in fine l’excellence de la version Markevitch/Lamoureux.
Que de commentaires ridicules sur ce jeune chef – qui n’est évidemment pas à la hauteur des grands anciens – sur ce disque – et de dévider l »habituelle liste des « références » incontournables ! Sans qu’évidemment aucun de ces « commentateurs » n’ait lu la moindre ligne de mon article.
Mais la vraie question, qu’on me pose d’ailleurs fréquemment – à moi qui serais devenu (sourire) quelqu’un d’important dans la musique classique (re-sourire !) – est : comment suis-je venu à la musique ? comment et pourquoi ma mémoire a-t-elle emmagasiné autant de sons, autant de notes ?
Naissance à la musique
Dans un article consacré aux chefs d’orchestre (Pères et fils) mais que j’aurais pu étendre aux musiciens en général, je relevais une évidence : quand on naît dans une famille de musiciens, on a mécaniquement plus de chances de développer une appétence pour la musique. Dans la chanson, la musique classique, plus rarement à l’opéra, on connaît des générations de musiciens. Mais il y a quantité de contre-exemples, où le milieu social ou familial n’a eu aucune influence sur le développement du goût voire de la pratique de la musique. On se rappelle cette séquence de l’émission « La France a un incroyable talent » où un adolescent de 15 ans, hébergé dans un foyer, avait surpris et ému tout le jury en répondant d’abord que ses idoles étaient Liszt et Beethoven et en jouant le finale de la sonate « au clair de lune » de Beethoven : Rayane Hechmi.
Je ne sais pas si ce garçon qui s’est depuis inscrit au Conservatoire Paul Dukas à Paris fera ou non une carrière de pianiste concertiste. Mais pour lui et sans doute pour beaucoup de ceux qui l’ont regardé à la télévision ou écouté dans les gares où il jouait, la musique est devenue indispensable, vitale.
Education et intérêt pour la musique
Je suis en revanche beaucoup plus circonspect quant à la relation éducation à la musique => goût pour la musique. Je ne sais pas moi-même si mon goût puis ma passion pour la musique ont pour origine mes années au Conservatoire de Poitiers (solfège, piano, trois ans de violon, ensemble vocal), alors que mes deux soeurs, elles aussi inscrites dans le même établissement, ont choisi d’autres voies, même si elles sont comme on dit « sensibles » à la musique.
Parenthèse, j’ai été ému de retrouver dans les archives numérisées de l’INA les deux émissions de France Musique « Les jeunes Français sont musiciens » qui avaient été enregistrées fin mars et diffusées en avril 1973 à Poitiers. J’aimerais bien récupérer une copie…
Au fil des années et de mes responsabilités dans le domaine musical, je suis allé de surprise en déception en constatant chez nombre de professionnels, en particulier les musiciens d’orchestre, un manque de culture musicale, une absence d’intérêt pour la substance même de leur métier. Comment peut-on étudier dur pendant des années, passer des concours très difficiles pour accéder à des postes de titulaires, et rester indifférent, voire ignorant, aux répertoires joués, à la vie musicale, aux artistes invités ? Il y a heureusement beaucoup d’exceptions, mais c’est resté pour moi une énigme.
Je me rappelle aussi avoir dû, tout au long de ma vie professionnelle, rechercher, recruter des collaborateurs, pour travailler, qui dans une chaîne de radio musicale, qui dans un orchestre, qui dans un festival ou la direction de la Musique de la radio… Quand je posais comme pré-requis au moins une connaissance certaine de la musique classique, je voyais parfois/souvent poindre l’étonnement chez les DRH et lorsque nous en arrivions à l’entretien avec des candidats pré-sélectionnés d’après leur CV, nous n’étions pas toujours au bout de nos surprises… J’ai en revanche un souvenir encore très vivace de l’expérience que j’avais proposée à la direction de la chaîne culturelle de la Radio Suisse romande – Espace 2 – en 1991, pour faire face à la pénurie de producteurs/animateurs : un recrutement complètement ouvert ! En deux temps : après inscription, les candidats étaient soumis à une épreuve écrite destinée à cerner leurs connaissances musicales et leurs goûts. Des questions à choix multiples, presque conçus comme des jeux. Puis, à partir de ces réponses, des entretiens individuels. Il en résulta l’engagement de six producteurs. Quatre d’entre eux ont depuis lors été des voix reconnues et admirées de la radio suisse, jusqu’à leur retraite récente, comme l’ami Charles Sigel, l’une des meilleures plumes de Forumopera.
Encyclopédisme et gourmandise
J’ai longtemps fait un complexe – que certains appellent le syndrome de l’imposteur – du fait que, dans les fonctions qui m’ont été successivement confiées, je ne me sentais pas à ma place, parce que je n’avais pas le savoir musicologique, les diplômes, voire le « niveau » a priori requis pour la fonction, ou parce que je côtoyais des personnages infiniment plus cultivés et/ou expérimentés que moi. Je me rappellerai jusqu’à mon dernier souffle mon premier contact avec l’Orchestre de la Suisse romande, dont j’allais être le producteur à la Radio suisse romande, de 1986 à 1993. Totalement inconnu dans le milieu musical genevois, je succédais à quelqu’un qui était lui-même musicien, sorti d’un conservatoire romand, organisateur de concerts, etc. Je n’étais rien de tout cela (et c’est peut-être pour cela qu’on m’avait choisi comme « outsider »). Je jouai la franchise, en leur disant que j’allais apprendre à leurs côtés et que je m’efforcerais de les servir de mon mieux. J’ai la faiblesse de penser qu’ils n’ont pas gardé un trop mauvais souvenir de mon passage à la RSR…
J’ai beaucoup d’admiration pour les musicologues, les spécialistes qui savent faire partager non seulement leur science mais surtout leur passion, leur gourmandise. Ce sont en général d’excellents pédagogues, des « transmetteurs » recherchés (je me rappelle deux rencontres avec le célèbre musicologue américain H.C. Robbins Landon, dont les travaux sur Haydn et Mozart ont fait date. C’était l’incarnation de l’honnête homme du XVIIIe siècle, infatigable narrateur et pourvoyeur d’histoires, petites et grandes, et surtout bon vivant). J’ai plus de réticences – euphémisme – à l’égard de professeurs – je ne citerai pas de noms – qui sont de bien piètres communicants.
Aujourd’hui heureusement, on est sorti de ces vieux clivages. Nos Conservatoires produisent non seulement d’excellents musiciens, qui pourront être d’excellents enseignants, mais aussi de formidables médiateurs – puisque c’est le terme usité -, je les nommerais plutôt « passeurs ». Pendant quelques années, nous avions noué, avec le Festival Radio France et le Conservatoire supérieur de Lyon, des contrats permettant à quelques étudiants du CNSMDL de participer au festival notamment pour y animer des séances avec le public – présentation d’oeuvres, d’artistes, entretiens, etc. – J’allais moi-même à Lyon animer des échanges avec ces étudiants, pour les inciter à se former, se perfectionner à cet exercice indispensable. Ils sont plusieurs à avoir poursuivi dans cette voie avec succès, le plus connu d’entre eux étant Max Dozolme qui officie sur France Musique.
Enfin, pour grandir dans l’amour de la musique, il y a la critique, les critiques – cf. les articles que j’ai consacrés au sujet -, ceux qui, sans être nécessairement ni spécialistes ni musicologues, ont le don de donner envie, de donner à aimer.
Je l’ai cité une seule fois il y a longtemps (Les arbitres des élégances). J’ai repris ces jours derniers un ouvrage qu’on déguste comme un merveilleux livre de souvenirs : Jacques Lonchampt
C’est la triste loi des carrières fulgurantes et des jeunesses trop vite enfuies. On les adule, on les encense et on les oublie. Tout surpris de découvrir que ces artistes sont toujours vivants et en activité, même si les studios se sont depuis longtemps détournés d’eux.
Les années Béroff
J’ai d’abord été surpris de voir annoncé ce coffret, encore plus pour célébrer les 75 ans de Michel Béroff. Je l’ai commandé, reçu, et décortiqué avec un plaisir teinté de nostalgie.
Il y a donc si longtemps que j’ai passé mon diplôme de piano de mon petit Conservatoire (aujourd’hui « de région ») à Poitiers… 1973 je crois ? Le jury était présidé par… Michel Béroff (23 ans à l’époque !), avec comme acolytes Jean-Bernard Pommier et André Gorog. Au programme, il y avait, entre autres, la fantaisie en do mineur K. 475 de Mozart. J’attendais, comme les autres, le résultat des délibérations de ce prestigieux jury, lorsque le directeur du Conservatoire vint me chercher, parce que le jury voulait me voir…. Qu’avais-je donc fait ? Les trois pianistes me demandèrent de me remettre au piano, et de leur rejouer le début de la fantaisie de Mozart, parce que, me disaient-ils, ils voulaient savoir comment je faisais le début en liant les notes sans mettre de pédale. Or j’avais joué cela intuitivement, sans me poser de questions…Etrange inversion des rôles.
Je n’ai plus jamais revu Michel Béroff, même pas en concert, et ces dernières années quelquefois dans la foule d’un concert.
Mais Michel Béroff est depuis longtemps présent dans ma discothèque, pour ses concertos de Prokofiev et de Liszt avec Kurt Masur
Ce coffret (ici le détail des 42 CD) est une aubaine pour redécouvrir un talent singulier (il faut lire le portrait touchant que Jean-Charles Hoffelé dresse du pianiste français (Les années heureuses). Même si les prises de son réalisées à la salle Wagram dans les années 70 par EMI France sont loin d’être idéales.
Je ne connaissais pas plusieurs des enregistrements présents dans ce coffret, notamment un formidable disque Moussorgski qui outre Les Tableaux d’une exposition comporte nombre de pièces pour piano qui méritent d’être connues et écoutées
Le grand De Groote
J’ai profité d’une offre spéciale sur le site anglais Prestomusic.com pour acquérir un coffret de 10 CD :
Un pianiste belge, 85 ans, dont je dois avouer que je connaissais juste le nom, mais que je n’ai jamais entendu en concert ni a fortiori invité lorsque j’étais en poste à Liège. J’invite à lire le remarquable portrait qu’en faisait Jean Lacroix, dans le magazine Crescendo, à l’occasion de ses 80 ans et de la parution de deux coffrets dont celui que j’ai acheté.
Il n’est jamais trop tard pour découvrir un grand musicien. Surtout dans des répertoires où il a peu de concurrence, comme dans l’oeuvre de ses compatriotes Frédéric Van Rossum, disparu le 24 février dernier, ou Frédéric Devreese (1929-2020)
Il y a plus d’un trésor dans ce coffret. A découvrir absolument !
Et toujours le petit frère de ce blog : brevesdeblog
Bref retour sur le premier billet de cette mini-série consacrée à Ravel et à son fameux Boléro.
Je m’attendais à beaucoup d’écrits, de célébrations, d’hommages – mais il n’y a apparemment pas eu une note de Ravel, ni de Boulez dans la cérémonie des Victoires de la Musique classique du 5 mars dernier ! – mais rien qui m’eût laissé supposer un témoignage… d’Anne Hidalgo, la maire de Paris, publié avant-hier, le jour du 150e anniversaire du compositeur ! Je ne savais pas la bientôt ex-maire mélomane, mais dès lors qu’elle signe un texte, elle doit en assumer les termes. J’ignore qui a pu lui inspirer pareille navrance, des mots et des expressions aussi risibles (« fredonner une interprétation »). A moins qu’il ne faille comprendre, en filigrane, une auto-célébration, puisque honorer Ravel le Parisien, c’est honorer Paris, et par voie de conséquence honorer sa maire ! A lire à la fin de cet article.
En revanche, j’ai été heureux de découvrir sur Instagram les photos que Louis Langrée a prises lors de sa visite très privée, le 7 mars, de la maison de Ravel à Montfort-l’Amaury. Il faudra vraiment que je m’organise pour m’intégrer à une prochaine visite, puisque, vu l’étroitesse et la fragilité du lieu, ce ne peut pas être un musée qu’on visite à son gré.
Le piano de Ravel
J’ai songé à faire un billet spécial sur l’oeuvre pianistique de Ravel. Mais je ne m’en sens ni le talent ni l’envie. Ravel est interdit aux mauvais pianistes. Je ne connais pas une mauvaise intégrale. J’ai lu que la soirée du 7 mars à la Philharmonie de Paris, où Bertrand Chamayou a donné tout l’oeuvre pour piano, a été une formidable réussite. Je n’en suis pas surpris.
Et quand je veux écouter Gaspard de la nuit, je me tourne vers Samson François et Martha Argerich
Shéhérazade
J’ai une affection, un attachement sans borne pour le cycle de mélodies Shéhérazade , créé le 17 mai 1904. J’ai compté 25 versions différentes (par 22 chanteuses) de l’œuvre dans ma discothèque. Et j’en ai sûrement oublié.
En concert, j’ai eu la chance de l’entendre assez souvent, et je n’ai jamais manqué une occasion de le programmer quand j’avais la combinaison idéale chef-chanteuse.
Je m’en veux d’avoir manqué ce concert du 6 octobre 2023 :
Magnifique Fatma Said, mieux que magnifiquement « accompagnée » par Pietari Inkinen et l’orchestre philharmonique de Radio France.
Beaucoup de mes versions préférées sont le lot de chanteuses de langue anglaise. J’ai toujours été frappé par la qualité de la diction française d’interprètes qui parfois, dans la vie courante, ne parlent pas un mot de français. Souvenir d’une tournée en Amérique du Sud, en 2008, avec l’orchestre de Liège et Susan Graham chantant les Nuits d’été de Berlioz à la perfection, et ne parlant qu’anglais dans nos conversations.
Admirable Marilyn Horne en 1975 au théâtre des Champs Elysées avec l’Orchestre national de France et Leonard Bernstein
Jessye Norman, plus placide mais somptueuse de voix, avec Colin Davis et le London Symphony
Disparue il y a six ans, la soprano irlandaise Heather Harper m’a toujours séduit, quelque soit le répertoire abordé. Elle trouve en Pierre Boulez un partenaire idéal.
Oui j’en reviens souvent à Armin Jordan, tant son intégrale Ravel reste une référence. Peu se souviennent en revanche de la Shéhérazade qu’il grava avec la grande Rachel Yakar, disparue il y a deux ans. Armin Jordan récidivera plus tard avec Felicity Lott.
Anne Hidalgo : Ravel et moi
« Génie de la musique, la vie, l’art et la mémoire du grand Maurice Ravel sont intimement liés à Paris.
Arrivé en 1875 à Paris, Maurice Ravel y trouve son terrain d’inspiration.
Dès son entrée au Conservatoire de Paris et poussé par l’effervescence culturelle parisienne, il puise ses influences aux côtés de Fauré ou de Debussy. C’est de là que naissent à la fois ses premières compositions et ses premiers succès.
Mais c’est sans aucun doute avec son célèbre Boléro qu’il joue le 22 novembre 1928 à l’Opéra de Paris, que Maurice Ravel accède au rang des plus grands musiciens du monde. Cette interprétation que nous continuons encore aujourd’hui de fredonner marquera à jamais l’histoire de la musique.
Le Boléro est largement inspiré par la musique andalouse qui a bercé mon enfance et que j’aime tant.
Le Boléro, est sans doute l’œuvre la plus écoutée au monde, toujours réinventée ou réinterprétée. Partout où l’on va il n’est pas rare d’entendre le Boléro.
Ce morceau est pour moi l’incarnation de l’esprit de Paris, cette ville qui ne cesse de se réinventer, baignée par toutes les influences du monde, une ville où l’on marche, où l’on court parfois, où on se mélange, où on fait des rencontres improbables à toute heure ; bref c’est tout cela à la fois le Boléro. C’est Paris.
Alors que nous célébrons le 150e anniversaire de sa naissance, à travers lui, c’est la ville lumière que nous célébrons, moderne et ouverte sur le monde qui a su au fil des siècles accompagner les artistes et donner toute sa place à l’art et à la culture.
Les mots que j’ai choisis pour le titre de cet article paraissent bien désuets, dépassés. Et pourtant, je trouve qu’ils résument tant d’attitudes, de comportements actuels. Florilège.
Des amours de violonistes
Je ne sais plus comment ça a commencé sur Facebook, ce devait être pour célébrer le centenaire d’une violoniste française aujourd’hui bien oubliée, Michèle Auclair, née le 16 novembre 1924, morte le 8 juin 2005.
J’ai découvert les concertos de Mendelssohn et Tchaikovski par ses 33 tours parus dans la collection Philitps/Fontana
C’est l’ami Laurent Korcia, lui-même élève de Michèle Auclair au conservatoire de Paris, qui a lancé la chasse aux souvenirs.
De nouveau, les souvenirs affluent : j’ai raconté (L’or des Liégeois) l’aventure, il y a bientôt 15 ans, de l’enregistrement des concertos de Korngold et Tchaikovski à Liège, et le Diapason d’Or qui a salué cette parution. Fierté et reconnaissance.
A cette « discussion » facebookienne sur l’héritage de Michèle Auclair, s’est greffé un dialogue inattendu, surprenant, magnifique entre Laurent Korcia et Tedi Papavrami. Les réseaux sociaux passent pour être des déversoirs de haine, de jalousie, d’insultes, et même Facebook n’y échappe pas toujours, y compris quand on échange sur la musique. Ici c’est au contraire un assaut de compliments, de témoignages d’admiration et d’amitié, auquel les « amis » de l’un et l’autre violonistes ont pu assister. J’approuve au centuple, concernant Tedi P. qui est une aussi belle personne qu’il est un fabuleux musicien. Il a raconté qu’un enregistrement de concert du 2e concerto de Paganini avait été longtemps bloqué par YouTube pour une histoire de cadence présumée couverte par des droits d’auteur. Et Laurent Korcia, rejoint par bien d’autres amis de l’intéressé, de redire haut et fort son absolue admiration pour ce « live » exceptionnel.
Voilà pourquoi j’ai tant aimé mon métier d’organisateur de concerts, de diffuseur de beauté.
A propos de réseaux sociaux, j’en profite pour signaler que comme des millions d’autres, je quitte X (ex-Twitter) pour rejoindre Bluesky
Nomination
Je n’ai pas été le dernier à me réjouir de l’annonce de la nomination de Philippe Jordan (lire Le Suisse de Paris) à la tête de l’Orchestre national de France… à compter de septembre 2027.
Tristan Labouret pour Bachtrack et Remy Louis pour Diapason ont rendu compte élogieusement du concert que dirigeait Philippe Jordan jeudi soir (qu’on peut réécouter sur France Musique), auquel je n’ai pu assister pour cause de perturbations météorologiques !
Mais au chapitre des élégances, ou plutôt des inélégances, on peut regretter que l’emballement qu’a suscité cette nouvelle ait fait perdre à certains la notion de calendrier. Il reste encore près de trois ans à Cristian Măcelaru à exercer son mandat de directeur musical (se rappeler ici les manifestations d’enthousiasme notamment de la direction de Radio France et des musiciens à l’annonce de sa nomination !). A lire les communiqués, les interviews, nombreux depuis jeudi, on peut avoir le sentiment qu’il a purement et simplement disparu de la circulation… Pas très élégant !
J’invite à relire le papier que j’écrivais pour Bachtrack en septembre 2023, et le numéro de décembre de Diapason qui évoque la liste des « Diapasons d’Or » décernée le 16 novembre dernier :
De manière générale – j’en ai parfois été le sujet ou l’objet – on ne gagne jamais rien, et jamais devant l’Histoire, à dénigrer, amoindrir, dissimuler l’action, le travail, voire la personnalité de celui auquel on succède. Certes il y a les formules toutes faites par lesquelles on lui « rend hommage », mais elles ne grandissent ni le nouveau nommé, ni ceux qui l’ont nommé.
Dans le cas d’un orchestre, comme le National, on ne mesure qu’après coup ce qu’ont apporté, construit, des chefs, des directeurs musicaux, qu’on a tour à tour admirés puis détestés, voire oubliés. C’est aussi vrai d’une grande entreprise comme Radio France.
L’autre Gould
Je lui ai déjà consacré tout un article : Le dossier Gould. J’invite à le relire. De nouveau, c’est une discussion sur Facebook qui me conduit à en reparler. L’un rappelait les formidables enregistrements de Morton Gould avec le Chicago Symphony, l’autre citait, parmi eux, son disque Ives comme une référence – je n’ai pas dit le contraire dans mon dernier article : L’Amérique d’avant
Pour Jodie
Trouvé par hasard dans une FNAC. Un disque qui m’avait échappé. Une lumière, un souvenir, celui de Jodie Devos, si douloureusement disparue il y a presque six mois (Jodie dans les étoiles)
Pour une fois, je précède un anniversaire, le centenaire de la naissance, le 18 mai 1924, du pianiste Samson François. Je suis tombé, par hasard, avant-hier soir sur LCP (La Chaîne Parlementaire) sur une rediffusion de l’émission Rembobina, animée par Patrick Cohen.
J’ai découvert un talent que je ne connaissais pas à l’ancien matinalier de France Inter, que je saluais parfois chez Carrette à côté de la maison de la radio : une excellente connaissance de la musique, et en l’espèce de Ravel et du héros du jour, le pianiste français mort à 46 ans en 1970. Même Eve Ruggieri, qui m’insupportait par son ton mondain (« Pava-reu-ti ») et ses approximations, m’a agréablement surpris par une vivacité d’esprit intacte à l’âge vénérable qui est le sien. Evidemment nous étions, eux et moi, nostalgiques d’une époque, d’abord les années 70 où la musique classique avait droit à la télévision à des émissions hebdomadaires à des heures de grande écoute, puis des années 80 et 90 avec des « Musiques au coeur » (1982-2009 !) qui ont fait défiler les plus grands interprètes (c’est par cette émission que j’ai eu la révélation de Felicity Lott par exemple).
Le son de Samson
Mais si j’ai été scotché devant mon écran par un artiste que je connaissais finalement trop peu et mal, bien que j’aie acquis en son temps le coffret récapitulatif des enregistrements réalisés pour Pathé-Marconi
Je me rappelle l’émotion qui avait saisi mes professeurs du modeste Conservatoire de Poitiers (lire Retour à Poitiers) à l’annonce de la mort brutale de Samson François en 1970. Je ne sais plus à quelle occasion, en revanche, le directeur de l’époque du Conservatoire, Lucien Jean-Baptiste (pas l’acteur !), m’avait fait écouter dans son bureau le 6e prélude de Chopin – sans doute était-ce au programme d’un examen ? – joué par Samson François, qu’il trouvait exemplaire de poésie.
Je me suis replongé avec autant de curiosité que de délectation dans ce coffret, les Chopin bien sûr, les Ravel si connus, que je m’en veux d’avoir négligés si longtemps, et des Debussy admirables.
Je citais dans mon récent article – Retour à Poitiers – les grands artistes que j’avais eu la chance d’entendre dans ma ville de jeunesse. Malheureusement je n’ai jamais entendu Samson François en concert, et j’ai toujours été réservé sur la légende entretenue à son propos – l’oiseau de nuit, porté sur l’alcool, la cigarette voire d’autres substances – comme s’il fallait absolument expliquer l’originalité d’un génie, comme si on avait oublié que le véritable artiste n’est jamais « conforme ». Merci à Patrick Cohen et Eve Ruggieri de m’avoir permis de le redécouvrir.
J’ai grandi, étudié, travaillé même à Poitiers, chef-lieu du département de la Vienne. En gros mes vingt premières années. J’ai retrouvé tout récemment mon premier certificat de travail. La période « sans travail » doit correspondre à la mort de mon père. Le Conservatoire m’avait confié des cours de solfège – j’avais 16 ans – à des adultes et retraités dans une annexe de la Mairie, située dans la ZUP, comme on disait alors, des Couronneries.
Mon père, brutalement mort d’un infarctus foudroyant le 6 décembre 1972, est inhumé au cimetière de la Cueille.
Depuis que ma mère a vendu la maison familiale en 1982 (voir Les maisons de mon enfance), je suis finalement revenu très peu dans cette ville où j’ai tant de souvenirs heureux.
J’ai profité (à moins que j’en aie pris le prétexte !) d’un concert ce mardi au théâtre auditorium de Poitiers
(lire ma critique sur Bachtrack : Thibaut Garcia sauve le concert de l’OCNA) pour passer quelques heures à refaire les chemins que j’empruntais sur ma Mob pour aller au lycée, à la fac à l’autre bout de la ville ou voir mes copains. Aucune nostalgie, ni regret, plutôt une émotion joyeuse de retrouver, presque inchangées, les maisons, les rues, souvent sans grâce, où j’avais mes habitudes amicales, voire amoureuses. J’avais déjà fait une sorte de « retour à Poitiers » en 2018 (voir Revoir Poitiers).
Tout change, rien ne change
Le plus frappant dans cette petite ville de province, c’est, à l’exception de quelques constructions emblématiques comme le TAP, et quelques aménagements de circulation, le fait que rien ne semble avoir changé. Le quartier des Rocs où j’ai vécu, notre maison qui dominait la vallée du Clain, le petit affluent de la Vienne qui traverse la ville et inonde les gares SNCF et routière dès qu’il pleut un peu fort. L’église Sainte-Thérèse, où j’ai enterré mon père et mon oncle, où j’aimais venir écouter un prêtre formidable, Pierre Roy, que j’ai désertée dès qu’il fut parti.
Rien n’a changé non plus dans l’école primaire privée où mes parents m’avaient inscrit – l’école Saint-Hilaire – ni dans le lycée public, aujourd’hui collège Henri IV, en plein centre ville, où j’ai fait mes classes de la 6e à la terminale.
Je me suis promené dans le centre ville, dans la rue Gambetta, la principale rue commerçante, là où, il y a encore quarante ans, on trouvait une grande Maison de la presse / librairie, la Libraire de l’Université, la Librairie des Etudiants, où se tenait un homme sans âge, lunettes et blouse blanche, à la tête d’un rayon de disques classiques où j’ai puisé, au prix le moins cher possible, les premiers éléments sérieux de ma discothèque classique. Plus rien aujourd’hui…Triste.
Au milieu de la rue, une église romane qui a fait l’objet d’une réhabilitation bienvenue, Saint-Porchaire, qui s’ouvre sur une double nef gothique.
Au croisement de la rue Gambetta et de la rue des Cordeliers, la seule enseigne qui n’ait pas changé depuis trente ans est le fameux pâtissier Rannou-Métivier, spécialiste d’un type de macarons qu’on ne trouve qu’ici.
En suivant la rue des Cordeliers, où la moitié des boutiques sont vides, on passe à l’arrière de l’ancien Palais de justice, où Jeanne d’Arc fut interrogée le 11 mars 1429 par les docteurs en théologie. De grands travaux de fouilles archéologiques sont en cours au droit de la Tour Maubergeon
On poursuit, par la rue du Marché Notre Dame, pour atteindre le parvis de la façade romane la plus célèbre de France, qui suscitait toujours l’étonnement des visiteurs, lorsque je faisais le guide, par sa taille modeste, alors qu’on la dénomme Notre-Dame-la-Grande.
Je n’ai pas eu le temps de descendre vers la sublime Cathédrale Saint-Pierre ni sa voisine Sainte-Radegonde, que j’avais longuement revues en 2018 (Revoir Poitiers). Je suis reparti vers ce qu’étudiants nous appelions toujours la Place d’Armes, en réalité place du Maréchal-Leclerc, où nous avions nos habitudes dans les grands cafés qui bordaient la place, aujourd’hui remplacés par des agences bancaires ! L’Hôtel de Ville domine la place. Il est dans l’actualité, puisque nul ne peut ignorer que la maire élue en 2020, Léonore Moncond’huy, s’absente à partir de ce 15 mars pour son congé maternité, sans que rien ne soit actuellement prévu dans la loi pour cet « intérim » à la tête de la municipalité ni pour l’indemnisation de la maire devenue mère.
Lui faisant face au bout de la rue Victor Hugo qui les relie, se dresse la Préfecture de Région, dont l’ancienne première ministre Élisabeth Borne a été la titulaire le temps d’une brève année entre 2013 et 2014.
Mes chemins de musique
J’ai été tôt inscrit au Conservatoire aujourd’hui « à rayonnement régional » toujours situé rue Franklin.
Solfège, piano (diplômes dans les deux disciplines) et même du violon, sans beaucoup de succès. Mais une petite notoriété avec l’enregistrement sur place et la diffusion, en 1973, de deux numéros d’une émission mythique de France Musique Les jeunes Français sont musiciens.
Ma toute première professeure de piano, une vieille demoiselle, Magdeleine Servant, m’invitait parfois dans son petit appartement, à l’arrière de l’Hôtel de Ville. J’adorais m’y rendre, sans doute pour les effluves d’un parfum capiteux mêlé aux cigarettes Kool qu’elle n’osait pas fumer au Conservatoire.
Le grand souvenir que j’ai de ces études musicales, c’est la prof qui m’a suivi jusqu’à mon diplôme final, Colette Meunier-Sicard, qui se présentait comme on le faisait à l’époque comme « Soliste de l’ORTF », une ancienne élève d’Aline van Barentzen. J’aimais son exigence intelligente : elle se désespérait toujours que je déchiffre facilement une partition et que j’en donne apparemment aussi facilement une interprétation musicale, mais au détriment de la finition technique. Je me rappelle encore très précisément l’examen de fin d’études, et le jury qui avait été réuni : Jean-Bernard Pommier, André Gorog, Michel Béroff ! Alors que j’attendais patiemment les résultats de leurs délibérations, on vint me chercher en me disant que le jury voulait m’entendre…Les trois me demandèrent de me remettre au piano, j’étais tétanisé – quelle erreur avais-je commise ? – pour que je leur rejoue la Fantaisie en do mineur de Mozart. Ils regardaient mes mains… et mes pieds. Je jouais ces premières pages sans pédale, simplement en gardant les mains au fond du clavier… et ils trouvaient ça étonnant… et passionnant, parce qu’eux-mêmes sans doute et leurs élèves utilisaient la pédale pour prolonger le son.
Mais ce n’est pas tant grâce au Conservatoire que par l’activité alors intense des Jeunesses musicales de France que j’ai fait mon éducation musicale, ouvert mes horizons. Quand, dans un amphithéâtre moderne, annexe de l’Hôtel Fumé, qui abrite toujours la faculté de Sciences humaines de l’Université de Poitiers, on pouvait entendre/découvrir la musique ancienne – merci à la magnifique personnalité qu’était Antoine Geoffroy-Dechaume (1905-2000), parcourir les Archipels d’André Boucourechliev (1925-1997)
Puis ce furent les premières saisons de concert des Rencontres musicales de Poitiers (lire : Ladécouverte de la musique) et des artistes qui allaient me marquer à jamais : Christian Ferras, Georges Cziffra, Alexis Weissenberg. Ça c’était au théâtre de Poitiers, qui a failli disparaître il y a quelques années, qui a été réhabilité sans beaucoup d’égards pour ses proportions initiales (avec cette surélévation particulièrement laide)
Dans l’immense salle des Pas Perdus de l’ancien Palais de Justice, je me rappelle d’abord Yehudi Menuhin et sa soeur Hephzibah
Devant ces immenses cheminées, je me rappelle un autre violoniste, Henryk Szeryng, connu pour son caractère parfois odieux. Il dirigeait l’Orchestre de chambre de Poitiers, l’ancêtre de l’actuel Orchestre de chambre Nouvelle Aquitaine dans les Quatre saisons de Vivaldi dont il était le soliste. L’orchestre avait à peine commencé qu’il l’arrêta d’un geste impérieux, se retourna vers le public qu’il prit à témoin du fait que, selon lui, l’orchestre « jouait faux », qu’il fallait recommencer depuis le début… J’aurais été à la place des musiciens, je me serais levé et aurais quitté la scène et le concert !
Il y avait aussi parfois de beaux concerts dans la grande chapelle de « mon » lycée Henri IV, je me souviens de Raymond Leppard et de l’English Chamber Orchestra…
J’invite, en particulier, à lire ce que Louis Langrée dit de la vie musicale américaine et du poids de la cancel culture qui a conduit, par exemple, les responsables du Lincoln Center de New York à supprimer Mozart de leur vocabulaire, parce que le nom même est jugé élitiste !! Heureusement la contamination reste limitée en Europe, et le travail exemplaire que font les équipes de l’Opéra Comique est de nature à nous rassurer !
(Louis Langrée dans son bureau de directeur général à l’Opéra Comique devant une affiche-programme de 1950)
L’actualité du chef est aussi ce nouveau disque dont le soliste est Alexandre Tharaud. Pour ne blesser personne, je me contenterai de remarquer que Louis Langrée trouve, dans Ravel et plus encore dans Falla, des couleurs admirables grâce à un Orchestre national en grande forme. Bravo pour le couplage inédit au disque !
Solti suite et fin
Il y a deux ans, j’avais reçu juste avant un séjour involontaire à l’hôpital, le deuxième des coffrets que Decca a consacrés à son chef star, Georg Solti (1912-1997) : Solti à Londres. Après un premier fort volume regroupant les enregistrements faits à Chicago durant un quart de siècle. Cette fois la boucle est bouclée avec un troisième coffret regroupant tout ce que le chef britannique a enregistré ailleurs qu’à Londres ou Chicago, pour la plupart à Vienne. Et ce sont, pour moi, de loin les meilleurs disques de Solti.
Les chauvins y retrouvent le seul disque enregistré avec l’Orchestre de Paris – dont Solti fut brièvement le « conseiller musical », des poèmes symphoniques de Liszt… et les 2e et 5e symphonies de Tchaikovski avec l’ancêtre de l’Orchestre de Paris, la société des Concerts du Conservatoire.
Je ne résiste pas au plaisir de citer encore la version la plus hallucinée des célèbres ouvertures de Suppé, captées en 1957 avec des Wiener Philharmoniker complètement survoltés : ici une Cavalerie légère au triple galop !
Braderie russe
Sur le site allemand jpc.de, je trouve régulièrement, à tout petit prix soldé, des disques dont j’ignorais même l’existence, parce qu’ils n’ont jamais ou très inégalement été distribués en Europe occidentale, publiés par le label Melodia, jadis le seul et unique éditeur officiel de l’URSS. Je viens de recevoir – et d’écouter – quatre albums assez incroyables.
D’abord Evgueni Svetlanov (1928-2002) dont on sait qu’il ne limitait pas son horizon à la seule musique russe, dont il a pourtant enregistré une quasi-intégrale symphonique. Ici c’est Ravel, et beaucoup moins attendu, le grand oratorio d’Elgar, The Dream of Gerontius. Grandiose vraiment !
Autres surprises, un double album consacré à Wagner (édité en 2013 à l’occasion du bicentenaire de sa naissance) et un époustouflant « live » de 1965 où Charles Munch dirige l’orchestre de Svetlanov (le symphonique d’URSS) dans une Mer de Debussy absolument déchaînée (au même programme: la 2e symphonie d’Honegger, la suite de Dardanus de Rameau et la 2e suite de Bacchus et Ariane de Roussel)
(Debussy, la Mer extrait, Charles Munch, Orchestre symphonique de l’URSS, Moscou 1965)
Le bonheur de Mahler
Passant avant-hier chez le libraire de la rue de Bretagne à Paris, je tombe sur un livre de poche au rayon « Musique ». Jamais entendu parler du bouquin à sa sortie en 2021, encore moins de son auteur, Évelyne Bloch-Dano.
« »On ne connaît pas Natalie Bauer-Lechner. Et pour cause : le nom de cette talentueuse altiste a été effacé par l’entourage de Mahler. Avant-gardiste, membre d’un quatuor de femmes réputé, c’est aussi elle qui, la première, a cru en Gustav Mahler. Jusqu’au mariage du compositeur, elle fut sa confidente, la première lectrice de ses compositions… son âme sœur, dans une Vienne aux codes étouffants, ivre d’art et de musique. Évelyne Bloch-Dano nous emmène à la rencontre de trois personnages, un génie, une artiste et une ville, dans une époque euphorique et impitoyable que balaya la Première Guerre mondiale. Le récit d’une intimité hors normes qui a le souffle d’un roman ». (Présentation de l’éditeur)
Un feuilletage rapide donne l’impression d’un ouvrage sérieux, même si écrit comme une biographie romancée. En tout cas, l’idée n’est pas mauvaise de raconter Mahler par le biais de cette amitié particulière avec une authentique féministe, la musicienne Natalie Bauer-Lechner
Il y a trois ans, je relatais une interview plutôt cash de celui qui allait quitter la direction du Conservatoire de Paris (le CNSMD !), Bruno Mantovani(Soft porn au Conservatoire), et je prenais comme exemple – qu’elle ne m’en veuille pas plus aujourd’hui qu’hier ! – une artiste magnifique qui se soucie bien peu de ressembler à des consoeurs qui bénéficient d’une exposition médiatique qui ne dépend pas uniquement de leur talent pianistique, euphémisme !
J’évoquais alors Marie-Ange Nguci, 24 ans aujourd’hui, que j’ai invitée en 2019 et en 2021 au Festival Radio France. La jeune pianiste née en Albanie m’avait raconté un souvenir très fort, que je m’autorise à reproduire ici. Ce 16 juillet 2019, pour son premier récital à Montpellier, elle paraissait très émue, bouleversée même, tandis qu’elle achevait de répéter sur la scène de la salle Pasteur du Corum. Elle finit par nous expliquer les raisons de son émotion : lorsque sa famille avait débarqué d’Albanie, elle s’était établie quelque part entre Nîmes et Montpellier, et le tout premier concert de la petite fille qui avait commencé l’étude du piano à 4 ans, fut un concert du Festival !
(Photo Caroline Dourthe)
La révélation
J’ai revu et entendu Marie-Ange jeudi dernier au Théâtre des Champs-Elysées, en soliste de l’Orchestre de chambre de Paris et dans le compte-rendu que j’ai fait pour Bachtrack (Deux solistes, une révélation), j’ai parlé à son propos de « révélation ». Révélation pour ceux qui comme moi ne l’avaient jamais entendue dans Mozart. Parce que, pour le grand répertoire romantique, et même plus contemporain – la jeune pianiste semble n’avoir aucune limite à sa curiosité – on savait déjà qu’elle joue dans la cour des grands.
On le sait d’autant plus qu’elle fut l’une des élèves emblématiques du très cher et regretté Nicholas Angelich. Elle fut de ceux et celles qui rendirent l’été dernier un bel hommage au pianiste disparu, dans le cadre du festival de La Roque d’Anthéron.
Mais, comme je l’écris dans mon papier pour Bachtrack, tous les vrais musiciens le savent, rien n’est plus difficile que Mozart. Même les plus grands s’y aventurent avec précaution.
En préparant ce billet, j’ai trouvé cette belle captation d’un autre concerto, le 20ème en ré mineur, réalisée à Lille, il y a quelques mois. Marie-Ange Nguci y démontre ses affinités avec Wolfgang.
On ne boudera pas son plaisir d’entendre ou réentendre la jeune pianiste dans Saint-Saëns ou Rachmaninov, tant elle y est éloquente, souveraine.
Un seul disque en forme de carte de visite pour le moment ! Les responsables de labels seraient bien inspirés de ne pas s’en tenir à ce premier opus…
Intéressant d’entendre ce qu’en disait Marie-Ange Nguci à l’époque, il y a quatre ans déjà !
Chaque jour apporte son lot d’informations tragiques sur l’Ukraine, au point de risquer de nous y « habituer »… Une ville, parmi d’autres (toutes les autres ?) visées par l’armée russe, est souvent citée, à raison de son histoire, de sa situation stratégique, de l’importance de sa population : Odessa, fondée sur la Mer Noire par Catherine II en 1794.
Nous avons tous vu cette séquence, où des musiciens et choristes de l’opéra d’Odessa chantent le choeur des esclaves de Nabucco de Verdi « Va pensiero » pour dire leur refus de la guerre :
Ce qu’on découvre en feuilletant dictionnaires et livres d’histoire culturelle, c’est l’incroyable nombre et la qualité des grands musiciens qui sont nés à Odessa. Plusieurs billets ne seront pas de trop pour évoquer ces hautes figures de la musique, et rappeler le rôle exceptionnel que la cité portuaire, si riche de son histoire, a joué dans l’éducation et le foisonnement de ces talents.
Des pianistes illustres
Commençons par les pianistes, et quels pianistes !
Alexandre Isaacovitch Cherkassky naît en 1909 à Odessa, mais il ne restera pas russe très longtemps, puisque sa famille fuit la Révolution de 1917 pour s’établir aux Etats-Unis. Cherkassky étudie au Curtis Institute de Philadelphie auprès de Josef Hofmann, lui-même Polonais d’origine qui a fui l’Europe au début de la Première Guerre mondiale.
On peut mesurer au nombre de citations du pianiste dans ce blog l’admiration éperdue que je porte à ce pianiste … américain, dont j’attends désespérément qu’un jour un éditeur (mais lequel ?) s’avise de rassembler en un coffret un héritage discographique hors normes. Je découvre presque tous les jours un enregistrement, une perle, que je ne connaissais pas, comme par exemple dans ce coffret un peu fourre-tout, une splendide version du concerto de Grieg, dirigé par un autre grand que j’admire, le chef britannique Adrian Boult
Faut-il faire l’éloge du plus grand pianiste russe du XXème siècle (avec son collègue et ami, né lui aussi en Ukraine, à Jytomir*, Sviatoslav Richter), Emile Guilels ? A la différence de son aîné Cherkassky, Guilels étudie d’abord dans sa ville natale, Odessa, auprès d’un célèbre pédagogue, Yakov Tkach, puis à partir de 1935 au Conservatoire Tchaikovski de Moscou, avant d’entamer une fabuleuse carrière de soliste, concertiste, et d’enseigner à son tour dans le même conservatoire.
Comme je l’évoquais dans un précédent billet – Beethoven 250 : Gilels/Masur – si l’on veut percevoir ce que Guilels pouvait donner en concert, il faut écouter cette intégrale « live » des concertos de Beethoven donnée à Moscou au mitan des années 70 :
Les noms qui suivent sont peut-être moins connus du public des mélomanes, mais les amateurs de grand piano et de personnalités singulières chérissent depuis longtemps leurs enregistrements… lorsqu’ils sont disponibles.
Simon Barere naît le 20 août 1896 dans le ghetto d’Odessa, onzième d’une famille de treize enfants. Il perd son père à 12 ans, joue dans des cinémas ou des restaurants, puis, à la mort de sa mère quatre ans plus tard, il auditionne devant Glazounov et entre au conservatoire de Saint-Pétersbourg. En 1919 il achève ses études, obtient le prix Rubinstein (du nom du célèbre pianiste et compositeur Anton Rubinstein) et s’attire ce compliment de la part de Glazounov : « Barere est Franz Liszt dans une main, Anton Rubinstein dans l’autre ». Barere va ensuite enseigner à Kiev, puis à Riga. Il quitte l’URSS en 1932 pour Berlin, mais fuit rapidement devant la montée du nazisme, d’abord vers la Suède, puis fait ses débuts à Londres, enfin aux Etats-Unis où il se fixe en 1936. Le 2 avril 1951, il joue le concerto de Grieg avec Eugene Ormandy au Carnegie Hall de New York et s’effondre, victime d’une hémorragie cérébrale fatale.
C’est dans ce même Carnegie Hall qu’est enregistrée, en concert, le 11 novembre 1947, une version justement légendaire de la Sonate de Liszt
Contemporain de Simon Barere, Samuil Feinberg naît lui aussi à Odessa en 1890, mais va demeurer toute sa vie en Russie puis en Union soviétique, où il va occuper une position singulière. Comme compositeur, il est invité dans les festivals occidentaux, où il fait forte impression, jusqu’à ce que la terreur stalinienne lui interdise ces sorties à l’étranger. Feinberg va se consacrer essentiellement à l’enseignement : durant quarante ans, de 1922 à sa mort il sera l’un des professeurs les plus admirés du Conservatoire de Moscou. Très jeune pianiste, il aura marqué le public en interprétant en concert, pour la première fois en Russie, le Clavier bien tempéré de Bach, les 32 sonates de Beethoven et les 10 sonates de Scriabine. Il laisse un grand nombre de transcriptions, notamment de Bach.
D’une génération plus récente, Oleg Maisenberg, Odessien lui aussi, s’est fait connaître comme un interprète d’élection de Schubert, comme un partenaire régulier du violoniste Gidon Kremer, et, ce qui me touche particulièrement, de la pianiste Brigitte Engerer, disparue il y a bientôt dix ans.
D’autres pianistes nés à Odessa mériteraient d’être cités. Ce sera pour un prochain billet.
Avec l’espoir que, d’ici là, la fière cité fondée par Catherine II ne soit pas, en tout ou partie, détruite par les bombes de Poutine
*Si on pouvait éviter d’écorcher les noms ukrainiens, ce serait le moindre des respects à l’égard de ce peuple. Malheureusement tous les journalistes français ne connaissent pas l’orthographe internationale (anglaise donc !) qui fait qu’on écrit Zhitomir pour la ville ukrainienne de Jytomyr : donc Ji-to-mir (comme jeu) et pas Zi-to-mir. Lire un article déjà ancien de ce blog : Comment prononcer les noms de musiciens ?. Mais on n’en voudra à personne de ne pas prononcer « à la russe » le nom de la ville martyre de Kharkiv (le « kh » étant une lettre – X dans l’alphabet cyrillique – que seuls les germanophones pratiquent comme dans Bach).