Malentendus sur scène

Michel Blanc (1952-2024)

Je ne vais pas paraphraser tous les éloges que suscite la brutale disparition de Michel Blanc. Quelqu’un a dit sur un plateau de télévision : « C’est comme quelqu’un de la famille qu’on a vu le matin avant de partir et qu’on ne revoit plus le soir, parce qu’il n’est plus là ». Toute la brutalité d’une mort subite. Les quelques fois où j’ai aperçu, approché l’acteur, c’était au concert, où il venait, discret, presque incognito, applaudir ses copains (comme Nicholas Angelich).Dans la longue interview qu’il avait accordée au Monde en 2018,

« Après avoir arrêté la fac, j’ai essayé de rattraper le temps perdu, et je me suis mis à travailler le piano six à sept heures par jour : je ne parlais plus à personne, je ne pensais qu’à ça… Mais je me suis vite rendu compte que je ne pouvais plus progresser suffisamment. A l’âge que j’avais, ceux qui avaient commencé au bon moment étaient déjà concertistes !

Ce renoncement a été très dur. Ce moment où j’ai dit : « J’arrête la musique », où j’ai refermé le clavier du piano – je n’y ai plus touché pendant au moins un an –, je ne peux le comparer qu’à ce qu’on ressent dans une séparation amoureuse, quand on est quitté. C’était du même ordre d’intensité. Cela dit, je suis très ami avec de grands concertistes, et quand je vois leur vie, leur solitude qui est parfois terrible, je ne suis pas certain que cela m’aurait épanoui. Ni que j’aurais tenu le coup.« 

J’ai beau chercher, je ne trouve pas de film où Michel Blanc serait médiocre ou banal. Tout n’est peut-être pas génial, mais le souvenir qu’il nous laisse est celui d’un type bien. Sans aucun malentendu !

L’Avare de Stocker

J’adore aller à la Comédie-Française, même s’il faut souvent des trésors d’ingéniosité pour acheter des places.

L’Avare de Molière a beau être l’une de ses pièces les plus célèbres, je ne me souviens pas de l’avoir souvent vue au théâtre, beaucoup moins en tout cas que Tartuffe ou Le malade imaginaire.

On peut parfois craindre les mises en scène « revisitées » des chefs-d’oeuvre de Molière et j’ai le souvenir de quelques désillusions ici même. Dans la mise en scène de Lilo Baur, tout est admirable. Et bien entendu et surtout le jeu du fabuleux Laurent Stocker, qui tient à la fois de Louis de Funès et de Christian Clavier dans l’accoutrement, la folie, les tics de scène. Ses partenaires ne le lui cèdent en rien. Courez voir cet Avare !

Lorsque l’enfant paraît

Au théâtre Marigny, c’est la reprise pour une série limitée de représentations, de ce qui fut l’un des grands succès de la saison passée, la pièce d’André Roussin, Lorsque l’enfant paraît.

Je ne déteste pas Michel Fau, c’est même l’acteur et/ou metteur en scène que j’ai vu le plus souvent sur les planches ces dernières années (comme à l’Opéra-Comique Zémire et Azor). Mais il arrive qu’à beaucoup (trop?) en faire, Michel Fau finisse par se caricaturer.

Dans la pièce de Roussin, qui repose sur une série de malentendus qu’on ne dévoilera pas, il est au contraire sobre et d’autant plus drôle. Mais il faut reconnaître que le succès du spectacle repose très largement sur la performance de Catherine Frot. Elle est tellement le personnage coincé d’Olympe Jacquet, avec ses principes d’un autre âge, qu’elle déclenche à jet continu l’hilarité du public. Et à l’heure où, aux Etats-Unis comme en France, l’avortement est encore l’objet de controverses, la lucidité du propos d’André Roussin, en 1951 tout de même, mérite d’être saluée.

Tristes constats et Renaissance

J’ai, depuis quelques jours, l’humeur morose, à l’image du ciel pourri de ce début d’été. Ce n’est pas pourtant pas mon habitude, surtout à l’approche d’une échéance électorale qui devrait raviver mon goût pour la politique. J’ai commencé un texte, je n’en trouve pas l’issue, je ne sais pas si je l’achèverai avant le 30 juin.

Tristes constats

Quand une figure aussi reconnue du monde de la culture, Ariane Mnouchkine, fait un redoutable constat devant la montée inexorable de l’extrême droite :

« Je nous pense, en partie, responsables, nous, gens de gauche, nous, gens de culture. On a lâché le peuple, on n’a pas voulu écouter les peurs, les angoisses. Quand les gens disaient ce qu’ils voyaient, on leur disait qu’ils se trompaient, qu’ils ne voyaient pas ce qu’ils voyaient. Ce n’était qu’un sentiment trompeur, leur disait-on. Puis, comme ils insistaient, on leur a dit qu’ils étaient des imbéciles, puis, comme ils insistaient de plus belle, on les a traités de salauds ». Elle continue :  « pas certaine qu’une prise de parole collective des artistes soit utile ou productive », car « une partie de nos concitoyens en ont marre de nous : marre de notre impuissance, de nos peurs, de notre narcissisme, de notre sectarisme, de nos dénis ».

Une longue interview croisée dans Le Monde d’Eric Ruf, l’administrateur de la Comédie-Française, et de Tiago Rodriguez, le directeur du Festival d’Avignon, ne dit pas autre chose : « La culture n’a plus aucun poids dans le débat politique »

Je m’effare moi-même en relisant un billet écrit le 25 mars 2017 : L’Absente.

Ils sont partis avant nous

Nous restons sidérés par la disparition, si jeune, de Jodie Devos (voir Jodie dans les étoiles), pointant l’injustice d’une maladie, le cancer, qui l’a emportée en quelques mois.

(Le 15 juillet 2022 à Montpellier Jodie Devos chantait Ophélie dans Hamlet d’Ambroise Thomas avec le ténor John Osborn (Hamlet) et le chef Michael Schonwandt)

Elle n’est pas malheureusement pas la seule chanteuse à avoir subi le même sort. Il y a vingt ans, la soprano britannique Susan Chilcott mourait à tout juste 40 ans.

Qui a pu oublier la destinée tragique de la contralto Kathleen Ferrier, morte elle aussi à 40 ans ?

À chaque fois que je pleure une disparition, je me récite le sublime poème de Friedrich Rückert que Mahler a mis en musique dans ses Kindertotenlieder, et j’écoute Kathleen Ferrier…

Oft denk' ich, sie sind nur ausgegangen,
Bald werden sie wieder nach Hause gelangen,
Der Tag ist schön, o sei nicht bang,
Sie machen nur einen weiten Gang.

Ja wohl, sie sind nur ausgegangen,
Und werden jetzt nach Haus gelangen,
O, sei nicht bang, der Tag ist schön,
Sie machen den Gang zu jenen Höh'n.

Sie sind uns nur voraus gegangen,
Und werden nicht hier nach Haus verlangen,
Wir holen sie ein auf jenen Höh'n
Im Sonnenschein, der Tag is schön

Souvent je pense qu’ils sont seulement partis se promener,
Bientôt ils seront de retour à la maison.
C’est une belle journée, Ô n’aie pas peur,
Ils ne font qu’une longue promenade.

Mais oui, ils sont seulement partis se promener,
Et ils vont maintenant rentrer à la maison.
Ô, n’aie pas peur, c’est une belle journée,
Ils sont seulement partis se promener vers ces hauteurs.

Ils sont seulement partis avant nous,
Et ne demanderont plus à rentrer à la maison,
Nous les retrouverons sur ces hauteurs,
Dans la lumière du soleil, la journée est belle sur ces sommets.

Eric Tappy

La disparition le 11 juin dernier du magnifique ténor suisse Eric Tappy (1931-2024) a été éclipsée par celle de Jodie Devos. Diapason lui rend l’hommage qui lui est dû. Je l’avais moi-même évoqué lors de la disparition de Rachel Yakar (lire Rachel et Zémire).

Les voici l’une et l’autre dans un extrait d’un Couronnement de Poppée mythique, dirigé par Nikolaus Harnoncourt.

Renaissance

Voulant échapper à ces tristes torpeurs, j’ai profité de la visite d’un ami étranger à Paris, pour visiter – c’était le dernier jour ! – une magnifique exposition L’invention de la Renaissance à la Bibliothèque Nationale de France dans ses locaux historiques de la rue de Richelieu.

La grande salle ovale de lecture était comble ce dimanche matin : des bacheliers qui préparaient l’épreuve de philo ?

La galerie Mazarin

(Copie du portrait de Pétrarque peint par Andrea del Castagno au musée des Offices à Florence)

(Copie du portrait de Virgile conservé au Musée du Louvre)

Le nombre et la beauté des livres et des manuscrits exposés fait regretter que cette exposition ne dure pas plus longtemps. On a surtout envie de lire et relire les grandes figures de la Renaissance, en premier lieu Pétrarque.

La Commedia, Dante Alighieri (1481)

Triomphes de Pétrarque (1503)

Apollon et Daphnis, Pérugin (1490)

Ceinture pour la culture

Dans le bilan que je tirais de la dernière édition du Festival Radio France que j’ai organisée à Montpellier, en 2022, j’écrivais, pour commenter les bons résultats de ce cru, qui ne retrouvaient cependant pas l’étiage de 2019 de l’avant-COVID :

« On n’a pas fini de mesurer les changements profonds que la pandémie a engendrés pour les artistes comme pour le public. »

« Il y a bien un avant et un après et il ne faudra pas se contenter de généralités approximatives si l’on veut comprendre les nouvelles attentes d’un public qui s’est déjà largement renouvelé ».

J’ai appris depuis longtemps qu’il ne fait pas bon jouer les Cassandre. Je n’ai jamais, pour autant, restreint ma liberté de parole (cf. L’Absente), et ce n’est pas maintenant que je ne suis plus « en responsabilité » que je vais changer.

On lit depuis quelques jours des articles alarmistes sur les restrictions imposées aux grands établissements culturels (voir l’article du Monde daté du 4 avril) le gouvernement, après sa période de prodigalité – qui a tout de même sauvé des pans entiers de notre économie, dont la culture – étant contraint de serrer la ceinture budgétaire à tout le monde. Et voici que, dans Le Monde de ce week-end, Michel Guerrin balance quelques vérités très bonnes à dire… et confirme deux ans après ce que je pressentais en 2022. :

« Les 3 milliards d’euros injectés pour sauver la culture lors de la crise liée au Covid-19 n’ont pas été l’occasion de réformer un secteur marqué notamment par une offre surabondante. Au point que le monde du spectacle, déjà mal en point avant la pandémie, se retrouve dans une situation pire depuis »

« L’Etat a sauvé la culture sans vraiment évaluer les besoins ni jauger les résultats. Il a piloté à vue, provoquant quelques beaux gâchis, et continue de naviguer dans le brouillard.

Le constat, développé par la Cour des comptes dans un rapport publié en mars, est d’autant plus douloureux que l’Etat cherche 10 milliards d’euros d’économies et vient de « piquer » 200 millions d’euros à la culture« 

Je fais une incise pour rappeler que je ne suis pas un grand fan de la Cour des comptes en matière de culture. Je me rappelle quelques entretiens surréalistes, lorsque j’étais à Radio France, avec des inspecteurs de la rue Cambon (siège de la Cour des Comptes), qui démontraient de leur part une méconnaissance totale de la matière qu’ils étaient censés contrôler… J’invite à relire l’article que j’avais consacré à ce sujet il y a un an : Trop de musique ? où je rappelais que « si le général de Gaulle affirmait en 1966, à propos de la Bourse : « La politique de la France ne se fait pas à la corbeille », on renverrait bien la formule aux magistrats de la rue Cambon : « La politique culturelle de la France ne se fait pas à la Cour des Comptes«

Mais je suis – malheureusement – d’accord avec la Cour des comptes et surtout Michel Guerrin lorsque ce dernier écrit :

L’essentiel des griefs est à venir. L’argent ne devait pas servir seulement à sauver le secteur culturel, mais à le moderniser en profondeur : estimer ce qui marche ou pas, définir des priorités. Il ne s’est rien passé, ou presque, déplorent les magistrats. Pire, de l’argent a été investi dans des programmes en dépit du bon sens. L’Etat n’a pas fait la différence entre un théâtre qui allait mal à cause de la crise liée au Covid-19 et un autre, déjà malade auparavant en raison de dysfonctionnements profonds. Des lieux se sont retrouvés avec plus d’argent que le ministère ne leur en donnait en temps normal.

Le résultat ? L’argent du Covid-19 a fait grossir l’offre culturelle. C’est effarant, car aujourd’hui, alors que la pandémie semble loin, le monde du spectacle, déjà mal en point auparavant, se retrouve dans une situation pire. Des théâtres et des opéras n’ont plus l’argent nécessaire pour produire une saison pleine ; ils suppriment une pièce ou une chorégraphie, écartent de jeunes artistes au profit de noms qui font remplir la salle. » (Michel Guerrin, Le Monde 6/7 avril 2024)

Je ne connais pas le détail des arbitrages de la ministre de la Culture, et surtout de Bercy : Rachida Dati affirme qu’elle a tapé dans le porte-monnaie des gros pour préserver les petits, notamment en province (oups, pardon, « les territoires »).

Responsabilité collective

Mais ces réductions venant de l’Etat ne doivent pas masquer un phénomène beaucoup plus large et nettement plus préoccupant. Puisque la plupart des structures culturelles ne dépendent que marginalement du ministère de la Culture, tout ce qui est spectacle vivant, diffusion et production de l’activité culturelle, est directement touché par les décisions des collectivités territoriales. On en sait quelque chose dans les villes gérées depuis 2020 par les écologistes (Lyon, Strasbourg) ou certaines régions gérées par la droite (comme Auvergne-Rhône-Alpes). Mais, de manière moins visible, il n’est pas une région française, de gauche ou de droite, qui n’ait sensiblement réduit sa contribution aux structures culturelles, tout en proclamant le contraire.

J’ai, tout au long de ma carrière dans les médias comme à la tête d’entreprises culturelles, connu les budgets « contraints », les restrictions annoncées ou brutales. Et toujours pensé que cette contrainte devait produire un sursaut d’imagination, de créativité, et non le repli sur soi. J’aurai l’occasion d’en faire état dans une série que je consacrerai prochainement à mes années liégeoises… non pour donner des leçons à quiconque mais pour faire état d’expériences réussies !

Roland et Micheline

Bien sûr, ils étaient vieux, très vieux, mais m’occupant de ma mère qui va vers ses 97 ans, je comprends peut-être mieux ce qu’est la vieillesse qui reste alerte, presque jusqu’à la fin.

Ni l’une ni l’autre je ne les ai véritablement connus, autrement que par leurs rôles au théâtre, au cinéma ou à la télévision. Mais leur départ m’attriste, comme le ferait celui de quelqu’un de ma famille.

Roland Bertin (1930-2024)

Comme jadis Louis Seigner, Roland Bertin, mort à 93 ans, est le prototype du comédien-français. L’embonpoint, la lippe gourmande, cette voix si charnelle, cette sensualité du mot, de la phrase, n’étaient qu’à lui

J’ai un souvenir tout particulier du Revizor de Gogol donné à la Comédie-Française en 1999. Roland Bertin et ses comparses y sont inoubliables

Roland Bertin parle si bien de son art, lors de cette émouvante cérémonie (on aperçoit assis à côté de lui un autre grand personnage, Jean Piat (1924-2018), 89 ans à l’époque !)

Micheline Presle (1922-2024)

Qui, de ma génération, n’a pas suivi à la télévision ce qu’on n’appelait pas encore une série, mais un feuilleton, Les Saintes Chéries, avec la fofolle, féministe avant l’heure, qui avait pour nom Micheline Presle ?

J’ai déjà raconté mes brèves rencontres avec la comédienne dans ce qui fut longtemps une de mes cantines (lire le Balzar). Vainquant une timidité, ou plutôt une réserve, qui m’interdit de m’adresser à une « célébrité », même et surtout si je l’admire, je lui avais fait part, un jour que j’étais assis à la table voisine, de ma respectueuse affection. Elle m’avait répondu : « J’accepte vos compliments jeune homme »

D’une Adrienne l’autre

C’est une situation étrange et rare dans une vie de mélomane, a fortiori de critique, que de pouvoir assister à un mois d’intervalle à deux représentations du même opéra, qui n’est pas le plus couru du répertoire lyrique, Adriana Lecouvreur de Cilea.

Tamara Wilson

Le 5 décembre 2023, c’était au Théâtre des Champs-Élysées, en version de concert, un cast idéal comme je l’ai écrit dans Bachtrack : L’idéale Adriana Lecouvreur de l’Opéra de Lyon au TCE. Je n’ai rien à rajouter, ni a fortiori à retrancher à mon enthousiasme du moment.

Je n’ai malheureusement pas trouvé d’extrait vidéo de ce concert, ni de Tamara Wilson dans cet ouvrage.

La soprano américaine impressionne, non seulement par sa stature, mais surtout par l’ampleur, l’homogénéité d’une voix qui garde son velours sur toute sa tessiture. Elle était Turandot dans la récente reprise de Bastille.

Anna Netrebko

J’écrivais à la fin de mon billet du 8 décembre dernier : « J’irai voir et entendre ce qu’Anna Netrebko en fera en janvier prochain« . Promesse tenue, j’assistais mardi dernier à l’Opéra Bastille pour le compte de Bachtrack, à la première de la reprise de l’Adriana Lecouvreur mise en scène par David McVicar en 2015.

Compte-rendu à lire sur Bachtrack : Le triomphe d’Anna Netrebko dans Adriana Lecouvreur à l’Opéra Bastille

La star de la soirée c’est elle, et c’est pour elle que la foule se pressait jusqu’au dernier strapontin de Bastille. Comme on le lira sur Bachtrack, j’ai été plus réservé sur son partenaire à la scène comme à la ville.

Au disque, je n’ai jamais été pleinement satisfait par les propositions qui nous sont faites, souvent parce que le ténor en fait trop (Mario del Monaco avec Renata Tebaldi) ou que la mezzo sonne bien peu italien (Elena Obraztsova dans la seule version qui figure dans ma discothèque, mais Renata Scotto, disparue l’été dernier est une belle Adriana !)

On trouvera plus de bonheur dans ces deux DVD, le premier parce qu’il reprend le formidable casting du spectacle qu’on avait vu à Bastille en 1993 avec Mirella Freni dans le rôle titre, le second parce que c’est l’écho de la production de David McVicar, reprise actuellement à Paris, inaugurée en 2010 à Covent Garden avec un couple brûlant d’intensité !

Une Bohème de rêve

Il y a à peine deux mois, on avait peu apprécié, pour ne pas dire plus – mais le critique doit parfois retenir son propos : On a marché sur la lune à l’Opéra Bastille (Bachtrack) – la reprise de La Bohème version Claus Guth à l’Opéra Bastille.

Quel contraste avec celle qu’on a vue hier soir au théâtre des Champs-Elysées ! Je ne partage aucune des réserves émises ici et là sur la mise en scène d’Eric Ruf* (trop « traditionnelle » aux yeux de certains ?). Parce que, musicalement, c’est le bonheur complet.

Dans la fosse d’abord, on doit à un jeune chef – 32 ans – Lorenzo Passerini, que je ne connaissais pas jusqu’à hier soir, l’une des plus belles directions d’orchestre que j’aie jamais entendues de cet ouvrage, en dehors du disque. J’ai déjà écrit l’admiration que j’éprouve pour le génie de l’orchestre de Puccini, d’une modernité, d’une sensualité que le chef italien exalte comme rarement à la tête d’un Orchestre national de France pourtant peu familier de la fosse d’opéra, qui brille ce soir de tous ses feux. J’entendais à l’entracte des musiciens de l’ONF dire leur bonheur de travailler avec ce chef… bonheur très largement partagé par le public.

Ensuite les chanteurs : non seulement il n’y a aucune faiblesse dans la distribution, mais Michel Franck, le directeur du Théâtre des Champs-Elysées, a choisi les meilleurs du moment, surtout chez les hommes. Marc Labonette excelle dans le double emploi de Benoît et Alcindoro tout comme Francesco Salvadori en Schaunard et Guilhem Worms en Colline. Alexandre Duhamel donne une épaisseur, une chaleur formidables au personnage de Marcello. Quant à Pene Pati, il confirme sur scène, en Rodolfo, tout le bien qu’on avait pensé et écrit de lui à la sortie de son premier disque (voir sur Forumopera : Pene Pati ou le soleil du Pacifique). Comme l’écrit Emmanuel Dupuy sur Diapasonmag « timbre tout en gourmandise, émission sans effort, cantabile inépuisable, sentiment toujours juste, générosité du chanteur autant que du comédien » !

On n’a pas honte d’avouer que ses airs et ses duos tant avec Mimi qu’avec Marcello nous ont ému aux larmes.

J’ai lu sur Selene Zanetti qui incarne Mimi des commentaires pas toujours bienveillants. Elle compose vocalement et dramatiquement une Mimi d’abord bien chantante, surtout crédible, émouvante – Eric Ruf ayant toujours cette magnifique aptitude à creuser les caractères et les personnages. La Musette d’Amina Edris est toute de sensualité et de sensibilité.

Heureusement cette Bohème a été captée par les micros de Radio France et les caméras de France Télévisions.

*Eric Ruf était l’invité de l’émission de Nagui « La bande originale » aujourd’hui sur France Inter. Evidemment on ne perd jamais son temps à écouter l’administrateur général de la Comédie-Française, même quand il doit répondre aux questions-clichés de l’animateur sur « l’élitisme » de l’opéra – heureusement que Mehdi Mahdavi, rédacteur en chef d’Opéra Magazine, a remis les pendules à l’heure ! – un animateur qui manifestement ne lit pas ses fiches, puisqu’on l’a entendu annoncer Lorenzo Viotti dans la fosse… alors que son remplacement par un autre Lorenzo…Passerini a été annoncé il y a plusieurs semaines !

Celles que j’aime

Je n’ai pas besoin du prétexte de la Journée internationale du droit des femmes pour célébrer les musiciennes (lire Des femmes à la première chaise )

Mais puisque l’occasion m’en est donnée, j’aimerais citer quelques disques qui m’enchantent et qu’on doit à quelques talents exceptionnels.

Beatrice et Clara

Les lecteurs de ce blog ne seront pas surpris de lire le nom de Beatrice Rana qui célèbre le couple Schumann, en particulier Clara Wieck qui, avant même qu’elle ne rencontre puis épouse le compositeur Robert Schumann, était une star des cours et des salons romantiques.

J’ai bien lu sous quelques plumes machistes que le talent de la compositrice n’arrivait pas au niveau de celui de la pianiste, sous entendu qu’entre Robert et Clara y a pas photo ! Ce disque les confronte et si l’on veut bien se laver les oreilles de tout préjugé, on saura gré à Beatrice Rana et son complice Yannick Nezet-Séguin de les avoir réunis.

Marie Oppert entre Hollywood et Broadway

On avait remarqué Marie Oppert à la Comédie-Française dont elle est pensionnaire depuis un an (lire La leçon de Galilée) mais on n’avait pas prêté attention à sa nomination aux Victoires de la musique classique, ni à ce disque ravissant où la jeune comédienne se coule sans effort apparent dans la grande tradition de ses illustres aînées américaines, sans jamais les singer. Petit bijou !

Marie-Ange et Rachmaninov

Je doute malheureusement qu’on demande à Marie-Ange Nguci (lire La révélation Marie-Ange )d’enregistrer par exemple du Rachmaninov en cette année du sesquicentenaire du compositeur russe. On a heureusement des captations de concert où cette magnifique artiste trouve en Case Scaglione et l’Orchestre national d’Ile-de-France des complices inspirés.

La reine des neiges

C’est une tradition avant Noël, on prévoit une sortie avec les petits-enfants. Ce dimanche on avait réservé un spectacle très couru de la Comédie-Française au théâtre du Vieux-Colombier, la Reine des Neiges. On ne pouvait pas savoir alors que la finale de la coupe du monde de football aurait lieu au même moment… Quel calme dans les rues de Paris !

Il y a trois ans, avant la longue parenthèse pandémique, nous étions allés, avec les mêmes, dans une grande salle des Champs-Elysées, voir La reine des neiges 2, qui ne m’avait pas laissé un grand souvenir (j’en suis resté aux premiers Disney !)

Mais trois ans après, G. et L. avouent avoir préféré le théâtre, la performance « en vrai » sur scène (le garçon fait partie d’un atelier-théâtre). Nous partageons l’avis du Monde : La Reine des neiges à la Comédie-Française délivrée de Disney : Pour leur adaptation du conte initiatique d’Andersen, Johanna Boyé et Elisabeth Ventura ont restitué toute l’ambivalence et le mystère du texte originel. Un retour aux sources très éloigné du blockbuster du studio américain.

La reine des neiges en musique

Le conte d’Andersen ne semble pas avoir beaucoup inspiré les compositeurs « classiques ».

En 1913 le Slovène Lucijan Marija Škerjanc écrit un opéra qui sera perdu et jamais joué ! En 1980 le Russe Sergei Banevitch raconte « l’histoire de Kay et Gerda », créée au Marinski le jour de Noël. En 1993 le Canadien John Greer compose une Snow Queen pour la Canadian Children’s Opera Company. En 2010 c’est une version italienne du conte, due à Pierangelo Valtinoni qui est créée à la Komische Oper de Berlin !. Le Suédois Benjamin Staern s’y met à son tour et sa Snödrottningen est donnée le 17 décembre 2016 à l’opéra de Malmö. La plus récente version est due au compositeur danois (le premier compatriote d’Andersen à s’en emparer !) Hans Abrahamsen (70 ans dans trois jours!), créée d’abord en octobre 2019 à l’Opéra de Copenhague, puis en décembre à Munich et en première française à l’Opéra national du Rhin à Strasbourg et à Mulhouse à l’automne 2021.

La figure de l’héroïne légendaire existe dans d’autres littératures nordiques, on pense évidemment à la Snegourotchka, La fille des neiges, la pièce du dramaturge russe Alexandre Ostrovski, pour laquelle Tchaikovski avait écrit une musique de scène, et qui a donné son nom à l’opéra de Rimski-Korsakov, qu’on avait tellement aimé à l’Opéra Bastille il y a cinq ans (lire La fille de neige)

La leçon de Galilée

Je l’avoue, je n’y serais pas allé spontanément, si je n’avais été entraîné par un ami à la Comédie-Française pour voir La Vie de Galilée de Bertolt Brecht. Et je l’aurais immensément regretté.

Je relis ce matin le papier – qui m’avait échappé à l’époque, je suis très peu Télérama ! – de Fabienne Pascaud sur cette nouvelle production en 2019 :

« Il se régale à l’avance de déguster oie grasse et bonne bouteille, et quand commence le spectacle, il se prélasse avec satisfaction dans l’eau d’un bain chaud…Le Galilée réinventé ici par Bertolt Brecht (1898-1956) est un jouisseur. Qui aura poursuivi le dramaturge allemand sa vie durant. Trois versions de la pièce ! La première, écrite en exil au Danemark en 1938, alors que Brecht avait fui le régime nazi ; et la dernière, créée peu avant qu’il meure d’un infarctus (1956). Se reconnaissait-il si fort dans le grand astronome, mathématicien et physicien italien ? Galilée (1564-1642) — qui prônait une science fondée sur l’expérience, accessible et transmissible au plus grand nombre — avait scandalisé l’Eglise toute-puissante de son temps en reprenant et étayant la thèse de Copernic : la Terre tourne autour du Soleil et n’est ainsi plus le centre du monde…

Devant le tribunal de l’Inquisition, il dut se rétracter publiquement, en 1633 : ses affirmations remettaient trop en question la place et le rôle de l’homme, créature divine, dans l’Univers. Elèves et disciples auraient certes préféré qu’il mourût pour la science au lieu de renoncer à ses découvertes. Mais face à la torture, Galilée n’avait pas hésité. Lâcheté ? Intuition que vivre permet de résister autrement et dans la durée ? L’héroïsme est parfois à si court terme…/

La Vie de Galilée est une pièce sur le doute. Aucune certitude ne s’y proclame sur la conduite que devraient tenir les éclaireurs de notre monde, les Lumières. Il faut juste vivre, comme on le dit dans les pièces de Tchekhov…/

Alambiquée — comme la position de l’auteur —, embarrassée de longues tirades parfois confuses et à la traduction forcément difficile, l’œuvre aux allures testamentaires est parfois d’une pesante lourdeur. Et la mise en scène, très respectueuse du texte, ne l’allège guère. Dans un étonnant décor écrin, reprenant quelques chefs-d’œuvre religieux de la Renaissance, Eric Ruf enferme plutôt ses personnages dans un espace muséal. Mais la direction des acteurs y fait merveille. » (Fabienne Pascaud, Télérama, 14 juin 2019).

Je ne partage pas du tout le point de vue de la directrice de la rédaction de Télérama sur la « pesante lourdeur » du texte, les « longues tirades parfois confuses », encore moins sur la mise en scène empesée, trop « respectueuse » d’Eric Ruf. L’actuel administrateur de la Comédie-Française, qu’on a aperçu hier dans la salle, a, au contraire, conçu un spectacle d’abord visuellement magnifique (les costumes de Christian Lacroix, les lumières de Bertrand Couderc n’y sont évidemment pas pour rien).

Quant au « décor », il vaut de rapporter ce qu’écrit Joseph Lapostolle, responsable des ateliers de décors de la Comédie-Française : « Quand Eric Ruf nous a dévoilé la maquette de La Vie de Galilée, ce fut avant tout une grande excitation. La perspective de réaliser autant de toiles décors pour une seule pièce… savoir que l’on va reproduire tant de détails d’oeuvres de grands maîtres de la peinture*, c’est le rêve secret de tout peintre décorateur. Le rêve est devenu réalité« . Pure merveille !

Je ne connaissais pas La Vie de Galilée, enfermé sans doute dans l’idée que j’avais – héritée de mes années d’études – de Brecht et de son théâtre militant. De sa collaboration avec Kurt Weill pour Die Dreigroschen Oper (L’Opéra de Quat’sous), un chef-d’oeuvre qui a sans doute masqué le reste, et chez Weill et chez Brecht.

Mon attention, mon intérêt n’ont pas fléchi une seconde, durant les 2h50 que dure le spectacle.

Il faut dire, on aurait dû commencer par là, qu’une pièce qui rassemble une vingtaine de comédiens et « apprentis » de l’académie de la Comédie-Française, ne peut que séduire. C’est ce qu’on vient chercher et qu’on trouve toujours ici, l’esprit de troupe, la formidable capacité qu’ont chacun des artistes qui la composent d’incarner tant de personnages et de rôles différents, y compris au sein de cette Vie de Galilée.

Honneur d’abord à Hervé Pierre, qui est un formidable Galilée, à tous les âges de sa vie, mais il faudrait citer tous ses comparses, à commencer par Serge Bagdassarian qui remplace au pied levé Thierry Hancisse dans les rôles du cardinal inquisiteur et du marchand, Clotilde de Bayser, Guillaume Gallienne, Laurent Stocker, Bakary Sangaré, Pierre-Louis Calixte, Marie Oppert, Gilles David, Nicolas Chupin, etc.

Je me disais, en sortant du théâtre, qu’on devrait montrer cette pièce à tous les collégiens, tant le propos de Brecht est pédagogique au sens premier du terme. En ce dimanche où l’on commémore le martyre de Samuel Paty, ce professeur victime du terrorisme islamiste il y a deux ans, l’humanité d’un Galilée, génie et lâcheté, courage et faiblesse mêlés, telle que la restitue cette formidable pièce, reste un modèle à suivre et méditer.

* Fra Angelico La descente de croix, Pieta, Raphaël Le couronnement de la Vierge, La sainte famille de François Ier, Le Caravage La mort de la Vierge, Rembrandt La lutte de Jacob avec l’ange

Questions diverses

« Questions diverses » c’est la mention qu’on trouve en fin d’ordre du jour d’une assemblée, d’une réunion, quand on ne souhaite pas s’appesantir sur tel sujet, ou l’aborder rapidement sans creuser le raisonnement. C’est ce que je vais faire avec ce qui suit.

Réac ?

Pasolini et son sulfureux Salo dans la Tosca que j’ai vue à Montpellier le 11 mai dernier ? Je n’avais rien compris au propos du metteur en scène Rafael Villalobos, et je n’étais visiblement pas le seul. Forumopera se fait l’écho du clash survenu du fait du refus de Roberto Alagna et Alexandra Kurzak de participer aux représentations du Liceu à Barcelone : Passe d’armes entre Peter de Caluwe et Roberto Alagna autour de la Tosca pasolinienne .

Forumopera toujours – une mine d’informations ! – n’y va pas de main morte pour dézinguer La Forza del destino présentée à Francfort : Déconstruction à marche forcée.

J’avoue que je me range sans vergogne du côté des réacs, si respecter une oeuvre, la servir plutôt que s’en servir, respecter un auteur, un compositeur – ce que je considère comme une valeur cardinale pour ceux qui prétendent faire oeuvre de culture – doit vous placer dans ce camp.

Un Tarfuffe à Montpellier

Toujours à Montpellier la semaine dernière, je ne voulais pas manquer le début du Printemps des comédiens, qui de l’avis général est devenu le grand frère du Festival d’Avignon sous la conduite de Jean Varela.

A Paris, je ne réussis pratiquement jamais à avoir des places à la Comédie française, soit à cause de la complexité du système de réservation, soit parce que certains spectacles sont vite complets. C’est bien sûr le cas des Molière programmés pour les 400 ans de la naissance de Jean-Baptiste Poquelin. C’est donc à l’Amphithéâtre du Domaine d’O que j’ai pu voir Tartuffe ou l’hypocrite mis en scène par Ivo Van Hove. La critique du Monde, Fabienne Darge, qui, elle, ne passe pas pour une réac, dit pourtant clair et net que : En ouverture de la saison Molière, le Belge Ivo van Hove s’empare de la version non censurée de la pièce dans une mise en scène efficace mais sans mystère à force d’effets faciles. « Un Tartuffe plus choc et chic que moderne ».

Je n’étais donc pas le seul, là encore, à ne pas bien comprendre pourquoi ce Tartuffe s’ouvre une scène d’effeuillage d’un joli garçon à qui l’on fait prendre un bain, pourquoi la superbe Dominique Blanc est distribuée en Dorine, accoutrée en surveillante générale d’un pensionnat de jeunes filles (le « cachez ce sein que je ne saurais voir » fait flop puisque de poitrine il n’y a pas, et qu’elle est soigneusement cachée !), pourquoi, à l’inverse, Marina Hands (Elmire) et Christophe Montenez (Tartuffe) nous font du porno soft, comme si nous n’avions pas compris le sujet de la pièce !

Je ne déteste pas Ivo Van Hove, loin de là. Mais Molière lui résiste. Il a résisté à tout, même au passage du temps. C’est pour cela qu’il se suffit à lui-même.

No foot

Je n’ai pas de honte à l’avouer : j’ai dû assister quatre ou cinq fois dans ma vie à un match de football dans un stade, parce que j’y étais invité. J’ai, un peu plus souvent, regardé quelques grands matchs à la télévision. Ce ne sont pas les incidents de samedi soir au Stade de France – dont on parle toujours trois jours après – ni tous ceux qu’on nous relate à longueur de journaux télévisés, ce ne sont pas les montants faramineux payés aux stars si bien pensantes (on l’aime bien Kylian Mbappé, mais à ce prix-là il peut l’aimer la France et le PSG !), rien de tout cela ne va me convaincre de changer d’avis. Encore moins la coupe du monde au Qatar, dans des stades climatisés au moment où la planète est en péril. Plus personne ne proteste, plus un seul politique pour dénoncer cette absurdité. C’est le foot…