Inclassables : Biolay, Rattle et Joséphine M.

Un article pour évoquer trois inclassables : un film, un chef, une femme.

Un jeudi au cinéma

J’avais quelques heures devant moi, jeudi dernier, avant le deuxième des concerts de l’intégrale Sibelius à Radio France (voir mon dernier article Mes symphonies de Sibelius). J’ai choisi un film dont je ne savais rien, parce que la salle et l’horaire me convenaient, et je suis très bien tombé.

Le pitch : Arthur Berthier (Benjamin Biolay), critique rock relégué aux informations générales après avoir saccagé une chambre d’hôtel, découvre que le journalisme est un sport de combat. Envoyé à l’hôpital par un CRS en couvrant l’évacuation d’un camp de migrants, il tombe sous le charme de Mathilde (Camille Cottin) la responsable de l’association Solidarité Exilés et accepte d’héberger Daoud, un jeune Afghan, pour quelques jours croit-il.« 

Pour son premier film, Julie Navarro réussit à traiter un sujet casse-gueule sous la forme d’une comédie romantique : ce n’est pas un faux documentaire militant sur ces pauvres migrants, impossibles à loger à Paris – même si tout sonne et résonne juste dans la description de ces bénévoles confrontés aux urgences du quotidien. Aucun personnage n’est caricatural, et si la fin, un peu trop attendue, vire à l’eau de rose, on n’a pas le sentiment de s’être fait avoir ni sur le contenu ni sur le contenant.

Sir Simon à Berlin

Après avoir « emboîté » sa nombreuse discographie à Birmingham, Warner vient de faire de même pour la période berlinoise de Simon Rattle

Je n’avais pas beaucoup de ces disques. Ce coffret comme le précédent me laisse perplexe quant à la trace que le chef anglais a laissée à Berlin. Peut-on imaginer discographie plus disparate, avec des redites de Birmigham à Berlin qui n’apportent rien de neuf ? Pourquoi des poèmes symphoniques de Dvorak ? une Symphonie fantastique qui manque complètement de folie ? On aime bien les Haydn qui suivent un triptyque (60,70,90) déjà gravé à Birmingham, une Carmen surprenante avec Mme Rattle dans le rôle-titre… On va essayer d’écouter le reste sans préjugés

D’autant que les quelques fois où j’ai entendu Simon Rattle en concert, je n’ai pas mesuré mes éloges : voir Berlin à Paris, Vérifications. Encore récemment à la Philharmonie, j’avais chroniqué pour Bachtrack sa Sixième de Mahler « suffocante ».

Hommage à Joséphine Markovits

Qui dans le microcosme musical parisien ne connaissait pas Joséphine Markovits, disparue ce 18 avril à l’âge de 77 ans ? Le portrait que Radio France fait d’elle est assez juste (Figure historique du Festival d’automne) mais il ne dit pas l’incroyable ténacité qui animait celle qui fut consubstantielle au Festival d’automne. Il y a trente ans quand je dirigeais France Musique, elle était déjà incontournable, en bisbille permanente avec toutes les autres institutions musicales de la place, a fortiori Radio France, dès lors qu’on lui résistait ou qu’on ne partageait ses enthousiasmes souvent coûteux. Sa technique, très bien rodée, pouvait se résumer à : « Je commande, vous exécutez (et vous payez !) ». J’en ai encore fait les frais comme directeur de la Musique, en octobre 2014… Mais Joséphine soulevait les montagnes, et finissait toujours par obtenir ce qu’elle voulait en faveur des créateurs et de la création. C’était de surcroît une commensale très agréable et dotée d’un sens de l’humour ravageur y compris à ses dépens !

Je ne suis pas sûr qu’il y ait encore dans notre univers culturel des personnages aussi clivants, entiers, voués tout entiers à leur passion.

Hommage !

Mesures démesure

Dans l’ordre inverse d’apparition sur ma rétine et dans mes oreilles, deux films, un concert, qui m’ont marqué ces jours-ci.

La cheffe Blanchett

Epoustouflant, c’est le mot qui m’est venu à l’esprit d’un bout à l’autre des presque trois heures du film Tár. Dont l’héroïne, une femme chef d’orchestre – Lydia Tár – est incarnée par une Cate Blanchett littéralement époustouflante.

D’abord ceci qui n’est pas accessoire dans un film qui traite de musique classique, d’orchestre, de musiciens, de chef ou cheffe d’orchestre : tout ce qui est dit, montré, raconté, par Todd Field est vraisemblable. Y compris l’actrice principale devant un orchestre professionnel. Il n’y a pas, comme dans tant d’autres fictions, ces détails qui montrent de la part du scénariste ou du réalisateur une méconnaissance de la réalité des métiers de la musique classique. Quand Cate Blanchett se met au piano, c’est elle qui joue, quand un orchestre recrute un musicien, c’est un vrai jury, une vraie audition. Etc. Seul élément peu réaliste : quand la cheffe décide au dernier moment d’ajouter le concerto pour violoncelle d’Elgar à la Cinquième de Mahler dans un programme de concert (je n’en dévoilerai pas la raison, pour ne pas « divulgâcher » le film).

Pour le reste, l’une des cheffes citées au début du film (parmi elles, Laurence Equilbey, Nathalie Stutzmann, deux Françaises !), l’Américaine Marin Alsop a fait une publicité assez ridicule à ce long-métrage : elle dit s’être reconnue dans le personnage joué par Cate Blanchett (lire le Huffington Post) et avoir été blessée en tant que lesbienne, cheffe, mariée à une femme. Etrange aveu ! La cheffe française Claire Gibault sur France Musique regrettait, elle, l’image déformée, excessive, que le film donne du métier de chef.

Rappelons tout de même qu’il s’agit d’une fiction, même si elle est fichtrement bien documentée, que le personnage qu’incarne une Cate Blanchet superlative – on avait tant aimé l’actrice dans Carol – est fictif, même si là aussi tant d’éléments s’approchent de réalités qu’on a connues.

J’invite à lire l’article du Monde « Tár » : Todd Field filme une Cate Blanchett au sommet de son art. En particulier ceci :

« Après avoir fait mesurer l’ego de son héroïne (master class, réactualisation de sa page Wikipédia, fans en pâmoison…), Field le perce d’infimes brèches : un cours à la Juilliard School la confronte à un élève qui, sans détour, affirme ne pas s’intéresser à ce grand misogyne de Bach. Pour Tár, ce sera l’occasion d’une stupéfiante mise au point, tout en mots d’esprit et en répliques assassines, « les architectes de votre âme semblent être les réseaux sociaux ». L’échange est brillant : Field avance sur une corde raide tout en parvenant à se montrer intraçable. Ce n’est pas lui qui éructe contre la culture woke, mais bien son héroïne. L’élève quitte la salle, avant de lâcher : « Vous êtes une vraie salope. »/…/

Une série d’événements viendra confirmer son intuition : Tár manigance pour embaucher une musicienne qui lui a tapé dans l’œil, fait tout pour passer sous silence le suicide d’une étudiante boursière sous son emprise. Tout un petit cénacle de proches et d’assistants sont les témoins impuissants des abus impunis de cette femme trop exceptionnelle pour se soumettre au regard de la société – elle lui préfère celui de Dieu.

Mais ce serait réduire Tár à ce qu’il n’est pas : une sorte de film à thèse sur la cancel culture. Il saisit poétiquement l’air du temps, y puise une nouvelle manière de raconter une histoire. Surtout : il laisse tranquille le spectateur, libre de se positionner, de se perdre et de ne pas savoir ce que sera la scène d’après – cette errance est un cadeau qui est devenu trop rare au cinéma » (Murielle Joudel, Le Monde, 25 janvier 2023)

Père, frère et soeur

Mardi soir, quelle ne fut pas ma surprise de retrouver mon vieux complice et ami, François Hudry, que je n’avais plus vu depuis plusieurs années, devant l’entrée du théâtre des Champs-Elysées !

« Je ne pouvais manquer ce concert » me dit l’ami François, « j’ai tellement bien connu Marcello Viotti, alors qu’il n’était même pas encore chef d’orchestre ». Ce soir à l’affiche, Lorenzo le chef, Marina la mezzo-soprano, honoraient en quelque sorte la mémoire de leur père si brutalement disparu d’une crise cardiaque à 50 ans en 2005.

Beau programme pour mettre en valeur une phalange nettement moins célèbre que l’orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam, l’orchestre philharmonique néerlandais : la Passacaille de Webern, les cinq Rückert-Lieder de Mahler (qui devaient échoir à Matthias Goerne, malade, remplacé in extremis par Marina Viotti), et la 2ème symphonie de Brahms.

Pour plein de bonnes ou mauvaises raisons, on n’a pas envie de se livrer à l’habituel exercice critique : Marina n’a pas exactement la voix ombrée qu’on attend dans ce cycle, Lorenzo, qui ne résiste jamais à la tentation de Narcisse sur Instagram – mais on l’aime aussi pour cela ! – nous laisse un peu sur notre faim dans une symphonie de Brahms magnifiquement agencée, à laquelle il manque juste le souffle dévastateur qui fait les grandes émotions.

Déjà on sait gré à Lorenzo Viotti de faire ce qu’on rêverait de chaque chef d’orchestre : un mot au public pour expliquer succinctement et avec des mots simples le programme, les oeuvres. On le sait d’expérience : cette abolition de la distance entre scène et salle rend le public plus disponible, plus attentif.

Premier bis, tout à fait inattendu : le motet de Mozart Ave verum corpus, l’une de ses dernières oeuvres, joué et surtout chanté debout par l’orchestre, sans explication. Le second est plus évident : la première danse hongroise de Brahms (l’une des trois que Brahms a lui-même orchestrées, d’un recueil initialement écrit pour piano à quatre mains)

Hollywood babylonien

J’avais moyennement aimé son film/comédie musicale La La Land, mais il faut reconnaître que le Franco-Américain Damien Chazelle, honoré de l’Oscar de la meilleure réalisation pour ce film de 2016, nous a sacrément bluffé avec son dernier opus, Babylon.

Tout est too much dans ce très long-métrage, 3 heures qui passent sans qu’on s’en aperçoive, malgré quelques scènes longuettes. Mais quel cinéma flamboyant, hymne à la grandeur éternelle d’Hollywood, même si quelques critiques y ont vu plutôt la décadence et le désastre. On n’a pas le souvenir d’avoir vu de longtemps une telle débauche de moyens, jamais gratuits, une tel soin du détail en même temps qu’un geste épique. Et quelle distribution ! Brad Pitt, Margot Robbie, le très émouvant Diego Calva et une ribambelle de seconds rôles exceptionnels.

C’est un film de saison pour les longs dimanches après-midi, pas pour les enfants, mais pour les adultes que nous sommes et qui avons la nostalgie d’un Hollywood que nous n’avons jamais connu.

Guerre froide

Cold Warc’est sous ce titre anglais qu’est présenté en France le dernier film de Pavel PawlikowskiPrix de la mise en scène du dernier Festival de CannesTitre ambigu, qui renvoie certes directement au concept et à l’époque de la Guerre Froidemais qui réduit la dimension poétique du titre original polonais : Zimna Wojna, littéralement « guerre d’hiver.. ou hivernale ».

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Or, dans le cas de ce long-métrage somptueusement filmé en noir et blanc, la nuance a son importance. L’hiver, la neige sont omniprésents, à l’exception des moments d’espoir, ou de bonheurs fugaces.

 

L’histoire est assez banale : Pendant la guerre froide, entre la Pologne stalinienne et le Paris bohème des années 1950, un musicien épris de liberté et une jeune chanteuse passionnée vivent un amour impossible dans une époque impossible. Le film de Pawlikowski ne l’est pas du tout… et a partagé la critique, c’est le moins qu’on puisse dire !

« C’est un éloge de l’épure. Une démonstration de la puissance émotive du minimalisme pour traduire la relation tempétueuse de deux amants. Les deux acteurs, Joanna Kulig et Tomasz Kot, illuminent cette œuvre fascinante » (La Croix)

« Le cinéaste filme cet amour comme une malédiction, à travers des scènes où le plaisir et la mélancolie ne font qu’un. Des scènes à la fois intenses et un peu irréelles, comme les fragments distanciés d’un rêve ou d’un passé dont on ne voudrait garder que les souvenirs essentiels, douloureux et heureux.. » (Télérama)

« Un film de misanthrope drapé dans un romantisme factice » (L’Obs)

Je ne partage absolument pas, je ne comprends pas même l’avis du critique de L’Obs. Factice cette histoire ? Misanthrope un cinéaste qui filme les visages, les regards avec tant d’amour ?

Pour le dire simplement, j’ai adoré ce film, tout le film. Lumières, cadrages, décors, un noir et blanc magnifiques au service d’une histoire qui procède par ellipses, qui n’accentue jamais ni les situations ni les sentiments, alors que le sujet s’y prêterait ô combien. Et qui pourtant bouleverse, émeut, laisse une trace qui n’est pas près de s’effacer.

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Rien d’un esthétisme glacé, même si plus d’une fois on est époustouflé par la beauté de certains plans (la scène finale en particulier). Les deux acteurs principaux, mais pas qu’eux, sont admirables de justesse, de pudeur. Même les salauds n’ont pas la gueule de l’emploi. Parce que l’univers que décrit Pawlikowski n’est pas manichéen.

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Un film d’amour, le film d’une époque aussi.

Pendant toute la projection, et en sortant de la salle de cinéma, je n’ai pu m’empêcher de penser à un autre grand film Quand passent les cigognes (1957) du cinéaste russe Mikhail Kalatozov qui exacerbe les sentiments, fait flamboyer la toile, là où le Polonais se fait pointilliste.

 

 

Loving Vincent ou La passion Van Gogh

C’est d’abord une performance technique et artistique hors du commun, un objet cinématographique à tous égards exceptionnel.

Un film… entièrement peint à la main, comme l’expliquent ses auteurs Dorota Kobiela et Hugh Welchman ici : Comment ont-ils fait ?

Il faut se précipiter pour voir en salle La Passion Van Gogh. (Loving Vincent).

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L’histoire est simple : En 1891, à Paris, le facteur Joseph Roulin demande à son fils Armand de remettre une lettre à Theo van Gogh, le frère du peintre Vincent van Gogh qui s’est donné la mort en juillet 1890. Mais Armand apprend que Theo est mort quelques mois après son frère. Dès lors, Armand se rend à Auvers-sur-Oise pour enquêter sur la vie intime et artistique de Vincent van Gogh

Le récit est construit comme une enquête de police, le bel Armand essayant de reconstituer les faits qui ont précédé la mort de Vincent – suicide, meurtre ou accident ? – en rencontrant tous les protagonistes des dernières semaines du peintre à Auvers, Adeline Ravoux, la gouvernante, la fille et le Docteur Gachet lui-même, les rares compagnons d’un artiste obsédé par son travail, 80 toiles en 70 jours !

La voix française d’Armand Roulin est Pierre Niney. Les amateurs de séries seront, eux, surpris d’entendre le docteur Gachet doublé par Gabriel Le Dozela voix si caractéristique de Kevin Spacey alias Frank Underwood dans House of Cards !

En sortant du cinéma samedi, je n’ai eu qu’une envie, celle de dîner à l’Auberge Ravoux, qui m’est devenue si familière depuis que j’ai établi mon refuge dans la région, sur les bords de l’Oise, il y a bientôt trois ans.

IMG_2458(L’intérieur de l’auberge Ravoux tel qu’il est aujourd’hui et tel que l’a connu Van Gogh)

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Parce que, en effet, comme le montre le reportage ci-dessous, Van Gogh est indissociable du village d’Auvers-sur-Oise, Auvers et ses alentours sont l’oeuvre ultime de Van Gogh (voir Les blés d’Auvers)

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Un magnifique film à voir absolument, une visite qui s’impose à quelques kilomètres de Paris pour ceux qui ont la passion Van Gogh (voir Vincent à Auvers)

img_0918(Les simples tombes des frères Van Gogh dans le cimetière d’Auvers, la dépouille de Theo ayant été transportée des Pays-Bas à Auvers, en 1914, à la demande de sa veuve, pour que soient réunis dans la même sépulture les deux frères inséparables)