Bach concertant et déconcertant

Comme souvent, ça commence par une discussion sur Facebook et ça devient un article de blog. Jean-Charles Hoffelé fait un portrait laudatif du dernier disque de Beatrice Rana, tout entier consacré à des concertos de Bach joués au piano. J’ai réagi à son papier en disant : « On n’a pas dû entendre la même chose », et la discussion a commencé…

Dès que cet enregistrement a été disponible sur IDAGIO, je me suis précipité pour l’écouter… et j’ai été pour le moins déconcerté.

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Je ne comprends pas le parti pris par une pianiste que j’ai admirée dès que je l’ai entendue en concert (en 2012), que j’ai invitée à ouvrir le Festival Radio France 2016 à Montpellier avec les Variations Goldberg de Bach qu’elle a enregistrées dans la foulée.

En réalité, cette approche – que je n’aime pas – révèle combien Bach est à la fois solide et fragile. C’est une musique qui tient bon, quelque traitement qu’on lui fasse subir, mais c’est une musique qui ne se révèle que lorsqu’on trouve le point d’équilibre entre toutes ses composantes : tempo, rythme, articulation, mélodie, contrepoint, etc… Dans ce concerto en ré mineur pour le clavier – mais cela vaut pour les autres – il y a les interprètes qui trouvent ce point d’équilibre… et beaucoup d’autres qui ne le trouvent pas.

Je me suis amusé à revoir d’abord ma discothèque personnelle, qui offre une variété de versions finalement assez vaste.

Glenn Gould

En écoutant Beatrice Rana et sa mécanique toute droite, j’ai pensé à Glenn Gould… que je n’avais pas écouté depuis des lustres. A tort ! Le pianiste canadien est aux antipodes, c’est le moins qu’on puisse dire de sa jeune consoeur et cela nous paraît aujourd’hui insupportable, tout autant que « l’accompagnement » de Bernstein. Mais cette vidéo est émouvante en ce qu’elle rappelle la formidable série des Young People Concerts animés par le génial Leonard Bernstein.

Tatiana Nikolaieva

La grande pianiste russe (lire La grand-mère du piano) que j’ai entendue jouer ce concerto à Evian au début des années 90 continue de me fasciner. Elle est un peu plombée par un accompagnement trop plan-plan, mais que j’aime ce Bach à la fois dense et joyeux !

Vasso Devetzi

J’ai une affection particulière pour cette version captée à Moscou au mitan des années 60 et qui a plutôt bien vieilli. Rudolf Barchai et son orchestre de chambre de Moscou sont nettement plus alertes que les Lituaniens, et la pianiste grecque, aujourd’hui bien oubliée, Vasso Devetzi (1927-1987) joue un Bach qui chante et vibre.

Pletnev et Richter

Pour continuer avec les Russes, deux visions/versions vraiment caricaturales. Celles de Mikhail Pletnev et de Sviatoslav Richter. Pourtant Dieu si on admire l’un et l’autre dans les autres répertoires !

A l’exact opposé, le pianiste allemand Martin Stadtfeld dame le pion à Beatrice Rana question vitesse et précipitation dans le vide…

La version de David Fray est étrange, elle fait dresser l’oreille au début. Le tempo est giusto, mais outre qu’on n’entend quasiment pas l’orchestre, le pianiste français fait quantité de choses qui ne sont pas vraiment écrites, le discours en devient artificiel.

Murray Perahia

C’est peut-être Murray Perahia qui trouve le mieux ce point d’équilibre entre toutes les composantes de l’oeuvre, et qui donne tout son sens à l’allegro initial

Konstantin Lifschitz

J’ai découvert récemment ces disques enregistrés par le pianiste d’origine ukrainienne, Konstantin Lifschitz, installé à Lucerne depuis 2008. Les tempi sont vifs, mais on ne perd absolument rien de la richesse de la partition et de la variété du jeu du pianiste.

To avoid

Dans les magazines anglais (Gramophone ou BBC Music Magazine) quand ils font des discographies sélectives, il y a toujours une version « to avoid » (à éviter). Ici cette étonnante captation (on trouve vraiment tout sur YouTube) d’un pianiste qui, dans les années 80, enregistra une série de concertos de Bach avec Neville Marriner – non indispensables, et qui n’est manifestement plus tout à fait en possession de ses moyens, Andrei Gavrilov.

Et toujours pour les impressions du jour : brevesdeblog

Mises en boîtes : Copland, Mendelssohn

Le CD est mort, paraît-il, mais les éditeurs continuent de mettre en boîtes leurs fonds d’archives, parfois récentes. Et c’est une opération bien pratique pour qui a des rayons encombrés de trop de galettes individuelles.

Pour une fois, il n’y a pas eu besoin d’anniversaire prétexte pour sortir deux coffrets remarquables.

Copland by Copland

Aaron Copland (1900-1990), mort quelques semaines après son cadet Leonard Bernstein (lire Bernstein ou le génie à vif), est l’archétype du compositeur américain, l’inventeur d’une musique qui plonge toutes ses racines dans la terre américaine. Il est l’un des seuls à avoir bénéficié d’une notoriété mondiale, à défaut d’une vraie célébrité. Même si on connaît mal son oeuvre, on connaît son nom.

J’avais déjà dans ma discothèque plusieurs des CD où le compositeur dirige ses propres oeuvres, le plus souvent à la tête d’orchestres londoniens ! Sony vient de rééditer l’intégrale de ce précieux legs en 20 CD et à petit prix, il faut le relever puisque cela n’a pas toujours été le cas naguère.

C’est évidemment une somme inestimable, qui donne à connaître un créateur plus complexe que ne le laissent deviner ses oeuvres les plus connues (Appalachian Spring, Billy the Kid, Rodeo…) qui sont évidemment les plus descriptives, les plus « natives » !

Quelle chance ont eue les enfants qui, ce jour-là, assistaient à l’un des Young People Concerts animés et présentés par Leonard Bernstein, lorsqu’ils ont découvert le compositeur Aaron Copland jouant son propre concerto pour piano !

A Liège, après la restauration en 2005 de l’orgue Schyven de la Salle philharmonique, j’aurais souhaité programmer la symphonie avec orgue de Copland. Je n’y suis jamais parvenu, et mes successeurs non plus jusqu’à présent !

Mendelssohn sur les ailes du chant

C’est devenu une habitude chez Warner Classics de consacrer de forts coffrets à des compositeurs, certes les plus souvent à l’occasion d’un anniversaire. Dans le cas de Felix Mendelssohn-Bartholdy (1809-1847), aucun prétexte particulier, sauf pour réunir en 40 CD des versions déjà connues, publiées par les différents labels qui font partie aujourd’hui du groupe Warner : EMI, Electrola, Teldec, Erato, etc.

Les pièces pour piano – pour l’essentiel les cycles de Romances sans paroles – sont dues Daniel Adni avec quelques raretés bienvenues, des Etudes et caprices joués par Annie d’Arco et surtout une Première sonate avec la pianiste argentine Silvia Kersenbaum (grâce à qui j’avais découvert le 2e concerto pour piano de Tchaikovski).

C’est Marie-Claire Alain qui avait jadis gravé une part malheureusement peu connue de la production de Mendelssohn, son oeuvre pour orgue

Pour la musique de chambre, Warner n’a pas eu de mal à trouver les meilleures versions : Frédéric Lodéon (violoncelle), Maxim Vengerov (violon), le trio Fontenay, l’élégant sextuor avec piano capté lors d’un festival Argerich à Lugano, les quatuors sont partagés entre les Berg, Artemis et Cherubini.

Les concertos pour piano sont ceux de Cyprien Katsaris et Kurt Masur, une version plusieurs fois couronnée, celle que nous avions retenue, il y a bien longtemps, dans l’émission Disques en Lice (lire Une naissance) :

Sans surprise, le corpus des « grandes » symphonies est confié à Kurt Masur et à « son » Orchestre du Gewandhaus de Leipzig (qui donnent aussi un magnifique Songe d’une nuit d’été) les symphonies de jeunesse étant dévolues au Concerto Köln.

Deux absolues raretés, deux brefs ouvrages lyriques – Die beiden Pädagogen et Die Heimkehr aus der Fremde – dirigées par Heinz Wallberg avec des stars de l’époque, Peter Schreier, Dietrich Fischer-Dieskau… tout un bouquet de mélodies composite, et tout un récital du grand Fischer-Dieskau accompagné par Sawallisch au piano. L’oeuvre chorale est dévolue à Michel Corboz.

Seul regret, pour les deux grands oratorios, Paulus et Elias, il y a mieux que les honnêtes Conlon et Frühbeck de Burgos proposés ici.

La somme est admirable, ce coffret unique, donc hautement recommandé !

Bernstein ou le génie à vif

Je ne compte plus les billets que j’ai consacrés à Leonard Bernstein (1918-1990), notamment une série d’été à l’occasion du centenaire de sa naissance en 2018 (Un été Bernstein).

J’ai eu deux occasions toutes récentes de réaffirmer mon admiration pour ce personnage hors norme : le film Maestro sorti avant-hier sur Netflix, et le magnifique concert donné par l’Orchestre philharmonique de Radio France ces jeudi et vendredi d’avant Noël, sous la direction de Robert Trevino.

J’ai écrit sur Bachtrack presque tout ce que j’en ai pensé : Le Noël américain du Philhar’.

Je veux souligner à nouveau l’originalité d’un programme qui, à part sa proximité temporelle, n’a que peu à voir avec Noël. C’était la première fois que j’entendais en concert l’un des sommets de l’oeuvre de Bernstein, les trop peu joués Chichester Psalms (1965), découverts par ce « live » de 1979

Je trouve sur YouTube une vidéo dont je n’arrive pas à identifier ni le lieu ni la date. C’est bien Leonard Bernstein qui dirige lui-même, apparemment en Pologne.

Bradley Bernstein

Je me méfie toujours des films de fiction sur de grands musiciens, de ce qu’on appelle des « biopics ». Il y a en général toujours des détails qui clochent, même quand le propos est réussi (comme dans le film Tar avec Cate Blanchett que j’ai beaucoup aimé : Mesures démesure).

Ici, Bradley Cooper est tout simplement bluffant, comme réalisateur et interprète de Bernstein. On a même un goût de trop peu, d’inachevé, quand s’achèvent les 2h9 de ce film et son très long générique – qui fait justement entendre le deuxième des Chichester Psalms. Le génie de Bernstein était tellement polymorphe, sa personnalité si multiple, qu’on est forcément frustré par la brièveté des scènes. Le film est centré sur des aspects moins connus, plus privés, du personnage, sa rencontre, son mariage, son amour pour Felicia Montalegre, disparue à 56 ans des suites d’un cancer, douze ans avant celui qui emportera Bernstein lui-même en 1990 (La cigarette est de quasiment tous les plans…), et les amitiés/amours masculines que le chef/compositeur vivait sans vraiment s’en cacher.

On redit ce qu’on a déjà écrit ici, la meilleure manière de découvrir, d’aimer et de faire aimer Léonard Bernstein à tous ceux qui comme moi n’ont jamais eu la chance de le voir sur scène, ce sont ses Young People Concerts, aujourd’hui heureusement facilement accessibles.

Et on retrouve avec un immense bonheur sur YouTube ce film réalisé trois ans après la mort de Bernstein :

Ce documentaire s’ouvre sur une déclaration, une proclamation même, de Bernstein qui n’avait plus que quelques mois à vivre : « J’aime deux choses : la musique et les gens. Je ne sais pas ce que je préfère mais je fais de la musique car j’aime les gens, travailler avec eux »

Les disparus de juillet

Pour mémoire, Carlos Kleiber disparaissait le 13 juillet 2004, Lorin Maazel le 13 juillet 2014. Personnalités plusieurs fois évoquées ici. Leur art est éternel.

Milan Kundera (1929-2023)

Je ne sais pas ce qui m’a retenu, au contraire de mes proches, de lire plus de Kundera. Je vais devoir me rattraper maintenant qu’il est mort. Surtout après avoir lu les hommages qui lui sont rendus par des amis comme Benoît Duteurtre dans le Figaro

Je me suis plongé ce matin dans La Fête de l’insignifiance (2014); j’en regrette d’autant plus vivement de ne pas m’être plus tôt régalé à un style, une approche, une distance ironique qui me plaisent.

André Watts (1945-2023)

La disparition, à 77 ans, des suites d’un cancer, du pianiste américain André Watts, n’aura à l’évidence pas le retentissement en Europe que son immense talent eût justifié.

Je renvoie à sa fiche Wikipedia particulièrement bien documentée. J’ai eu la chance, malheureusement pas de l’entendre, mais de le croiser et d’échanger quelques amabilités avec lui, grâce à Louis Langrée, durant le Mostly Mozart Festival de New York. André Watts, quand il ne jouait pas, avait toujours une intense curiosité pour ses jeunes collègues. Je me demande d’ailleurs si ce n’était pas à l’occasion des débuts à New York… de Lang Lang ! Louis Langrée l’avait dirigé dans le premier concerto de Mendelssohn !

André Watts avait lui-même été un jeune prodige, adoubé par Leonard Bernstein avec qui il fit ses grands débuts new yorkais, puis enregistra plusieurs disques, dans le cadre d’un contrat signé dès ses 21 ans avec CBS (devenu Sony). Dans le cadre des célèbres Young People concerts, André Watts connaît à 17 ans, une célébrité immédiate avec le 1er concerto de Liszt :

Le regretté Tom Deacon avait retenu le pianiste américain dans sa magnifique collection des « Great Pianists of the 20th Century »

La musique pour rire (IX): Danny Kaye

Dans la galerie de portraits que j’ai dessinés dans cette série La musique pour rire, manque une personnalité capitale, l’un de ces personnages comme seul le XXème siècle pouvait en produire : Danny Kaye (1911-1987) né David Daniel Kaminski, issu d’une famille d’immigrés juifs originaire d’Ukraine.

Danseur, acteur, musicien, chef d’orchestre, il était aussi célèbre à New York que le Leonard Bernstein des Young People concerts. L’un et l’autre savaient d’ailleurs manier l’humour, l’autodérision avec le professionnalisme le plus extrême.

Danny Kaye savait vraiment tout faire…

On trouve sur YouTube nombre d’extraits de shows de variété où Danny Kaye côtoie à peu près toutes les célébrités de la chanson et du jazz. A regarder sans modération aucune !

La musique pour rire (II) : Beethoven

#Confinement jour 14.

Comme promis (La musique pour rire (I) : Hoffnung), deuxième épisode d’une série dédiée à l’humour en musique. En héros le célébré de l’année, Beethoven.

Précisément, pour les premiers concerts Hoffnungle compositeur britannique Malcolm Arnold avait écrit une ouverture Leonore 4, qui fait évidemment allusion aux versions successives de l’unique opéra de Beethoven, Fidelio. Un ouvrage qui a donné du fil à retordre au compositeur !

Beethoven s’inspire d’une pièce du Révolutionnaire français Jean-Nicolas Bouilly Leonore ou l’amour conjugal qui part d’un épisode de la Terreur : une femme travestie en homme s’était fait engager comme geôlier pour libérer son mari emprisonné à la prison de Tours. La première version de Leonore est créée le 20 novembre 1805 au Theater an der Wien, après un piètre accueil Beethoven remanie son opéra, une deuxième version en est donnée le 23 mars 1806, mais après la deuxième représentation, le compositeur se brouille avec le directeur du théâtre et retire   son ouvrage de l’affiche ! Ce n’est qu’en 1814 que l’opéra revient dans sa version définitive sous son nouveau titre Fidelio, avec un livret remanié par Friedrich Treitschke.

Pour ces trois versions de son opéra, Beethoven aura écrit… quatre ouvertures. Le premier essai, Leonore I, ne sera publié qu’en 1807, le deuxième, Leonore II, est joué lors de la création en 1805, le troisième, Leonore III, lors de la reprise de 1806, et enfin en 1814 l’ouverture de Fidelio.

L’ouverture Leonore 4 de Malcolm Arnold caricature très habilement le grand Beethoven !

J’aimais beaucoup l’acteur et humoriste Bernard Haller (1933-2009). Il est resté dans beaucoup de mémoires par cet inénarrable sketch du pianiste qui joue le premier mouvement de la célèbre sonate n°14 dite « au clair de lune » de Beethoven.

Mais c’est de nouveau du côté des Anglo-Saxons qu’on trouve les parodistes les plus inspirés, comme le formidable Dudley Moore (1935-2002). On reviendra sur ce personnage surdoué..

Autre personnalité qui fit l’essentiel de sa carrière aux Etats-Unis, Børge Rosenbaum né à Copenhague en 1909, devenu Victor Borge après son émigration du Danemark en 1940. Comme Dudley Moore, il mérite un billet à lui seul.

Autre phénoménal touche-à-tout, le natif de New York Danny Kaye (1911-1987), qui est souvent apparu notamment dans les Young People Concerts de Leonard Bernstein, dirige ici, très sérieusement, le New York Philharmonic dans la 8ème symphonie de Beethoven.

Comment oublier cette délicieuse Pince à Linge – texte de Pierre Dac et Francis Blanche – musique de Beethoven (!) – chantée par les Quatre Barbus un quatuor vocal aujourd’hui oublié, mais qui a connu ses heures de gloire dans les années 50/60.

L’humour sur le dos de Beethoven n’est pas l’apanage des artistes du passé. On ne compte pas les arrangements auxquels se sont livrés tant de musiciens, d’ensembles d’aujourd’hui….

Conclusion (provisoire) sur Beethoven et l’humour, cette pièce de Beethoven lui-même, ce Rondo capriccio titré Colère pour un sou perduoù le compositeur semble s’auto-caricaturer.