Faits d’hiver

Il y a dix ans (fin)

En commençant ce que j’imaginais comme une série (Il y a dix ans : l’annonce), je pensais avoir bien des choses à raconter sur mes années Liège, les gens que j’y ai côtoyés, etc. Et puis finalement je ne l’ai pas fait, ou très peu. C’est loin maintenant, il y a tout juste dix ans justement je refermais définitivement quinze ans de ma vie, après avoir vidé les lieux où j’ai vécu.

Les amis que j’ai gardés n’ont pas besoin que je rappelle ici la fidélité de nos liens, au sein comme en dehors de l’Orchestre. Les bons souvenirs sont infiniment nombreux, tellement plus que les déceptions humaines que l’on éprouve inévitablement quand on est aux responsabilités. Il y a tant de gens qui savent ce qu’il faut faire et qui ne font jamais, et si peu qui font et laissent une trace.

Il y a surtout toute la musique qui reste. Et cette richesse de souvenirs que je continuerai d’évoquer ici.

Nelson Goerner, Tedi Papavrami, Marc Coppey jouant Beethoven en 2009.

Voix de lumière

Parmi ces souvenirs des programmations que nous avons inventées pour élargir les publics de la Salle Philharmonique, il a Lionel Meunier et son ensemble Vox Luminis. Et ce coffret – 20 ans déjà ! – absolument indispensable. Le cadeau idéal pour Noël.

Plutôt sourire que s’offusquer

Elle n’est pas antipathique, mais elle n’est sans doute pas la plus grande pianiste du moment, même si elle bénéficie d’une intense campagne de promotion plutôt rare dans le domaine de la musique classique. Mais pourquoi l’exposer au ridicule et à la caricature ? Le texte qui est paru sur son dernier disque est navrant : n’y a-t-il plus personne dans les maisons de disques qui connaisse la musique et soit capable de relire et corriger cette piètre présentation truffée d’erreurs et d’approximations que même un non-mélomane repère immédiatement ?

Un conseil amical à K.B. : réécouter son aîné Wilhelm Kempff et l’authentique simplicité de Mozart.

ou, dans une autre optique, Vladimir Horowitz…

Encore une pépite

Parmi les pièces entendues – et découvertes – jeudi dernier à la Cité de la musique (lire Quand elles chantent), il y avait ce trop court extrait d’un quatuor avec piano de Louise Héritte-Viardot, qui me met toujours d’excellente humeur, et qui contrebat l’espèce d’état mélancolique qui me saisit toujours à l’approche des fêtes.

L’Amérique d’avant : Ives, Bolet, Stokowski

J’ai bien fait de faire un saut aux Etats-Unis il y a un an (New York toujours, Sur les rives de l’Ohio). Je ne suis pas près d’y retourner dans les quatre ans à venir…

Pour entretenir l’admiration que j’ai pour ce pays et sa culture, il y a heureusement la musique, et d’innombrables témoignages d’un glorieux passé, comme le prouvent trois superbes rééditions.

Charles Ives (1874-1955) le sesquicentenaire

Il n’y a pas eu beaucoup de précipitation chez les éditeurs pour célébrer le 150e anniversaire de la naissance du compositeur : « L’intérêt de Charles Ives pour le mélomane européen est qu’il n’entre dans aucune case, aucune catégorie pré-définie. Et s’il nous fallait simplement des oreilles neuves, débarrassées de références, de comparaisons, pour écouter une oeuvre disparate, audacieuse, singulière » (Ives l’Américain)

Sony vient de publier l’un des coffrets les plus intelligents et documentés qui soient, une « anthologie » d’albums enregistrés par et pour la Columbia entre 1945 et 1970. Avec une excellente présentation – en anglais – du compositeur, de ses oeuvres et de ses interprètes.

Pour un prix – pour une fois – très modique, c’est l’occasion ou jamais de pénétrer un univers surprenant, parfois déconcertant, toujours passionnant.

Ainsi son oeuvre chorale :

Charles Ives est encore admiré par les compositeurs d’aujourd’hui, comme ici Matthias Pintscher dirigeant l’Ensemble Intercontemporain dans ce qui reste l’une des oeuvres les plus jouées de l’Américain : Three Places in New England

Dans ce coffret, il y a du connu, les 4 symphonies – Bernstein, Ormandy, Stokowski pour la 4e – et les pièces d’orchestre connues (Central Park in the Dark, The unanswered question, les variations sur America), la musique de chambre peu nombreuse, le piano (les 2 sonates)

et surtout peut-être un extraordinaire bouquet de mélodies chantées par Evelyn Lear etThomas Stewart, excusez du peu !

De La Havane à la Californie

J’ai eu la chance de voir une fois en concert, à Genève, avec l’Orchestre de la Suisse romande, le pianiste cubain Jorge Bolet (1914-1990), né à La Havane, mort en Californie. En réalité, je le connais par le disque et quelques vidéos. Je lui ai toujours trouvé tant dans le port que dans son jeu une allure aristocratique, un faux air de colonel de l’armée des Indes.

Peut-être parce qu’ils avaient oublié le centenaire de sa naissance, les responsables de Decca sortent… pour ses 110 ans, une intégrale vraiment intégrale de ses enregistrements, déjà connus, souvent réédités (notamment un coffret Liszt). C’est un bonheur de retrouver cette noblesse, ce quelque chose qui nous paraît venu d’un temps oublié, où la chaleur du son, l’éloquence de la diction, imposaient une personnalité.

Peut-on mieux jouer ces pièces si célèbres qu’on ne les entend plus au concert….

Stokowski et l’Everest

Leopold Stokowski (1882-1977) est un sujet inépuisable de polémiques… et d’admiration. Encore récemment (Vive le live) j’évoquais la parution d’un coffret de prises de concert réalisées par la BBC avec le chef anglais (en dépit d’un patronyme qu’il tient d’un père aux ascendances polonaises, Stokowski n’a jamais été russe ni assimilé !). Et j’écrivais : On est à nouveau frappé par l’immensité du répertoire que Stokowski a abordé tout au long de sa carrière et jusqu’à un âge très avancé. Il a longtemps passé pour un chef excentrique, privilégiant le spectaculaire au respect de la partition. Stokowski vaut infiniment mieux que cette caricature. Stokowski a bénéficié d’un nombre impressionnant de rééditions, à la mesure d’une carrière et d’une discographie gigantesques.

J’ai dans ma discothèque bon nombre d’autres disques isolés, trouvés souvent par hasard lorsqu’il y avait encore, aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, des disquaires spécialisés, et en France chez Gibert ou Melomania. Notamment pour des labels toujours tenus en très haute estime pour la qualité de ses prises de son.. Vanguard et Everest. Le label britannique Alto qui recycle nombre d’enregistrements, parfois devenus introuvables, a l’excellente idée de regrouper dans un coffret de 10 CD tout le legs Stokowski pour Everest.

Parmi les « spécialités » de Stokowski, il y avait outre ses arrangements spectaculaires de Bach, les suites symphoniques qu’il réalisait de grands opéras de Wagner ou… Moussorgski. Mais le chef fut surtout l’un des plus ardents promoteurs, voire créateurs, de la musique de son temps, de ses contemporains du XXe siècle. Témoins certaines des pépites de ce coffret :

Séductions

Un Don Giovanni est né

Il est rare que je sorte d’un spectacle comblé, heureux, sans un nuage. Ce fut le cas vendredi dernier à l’issue de la première d’un nouveau Don Diovanni, à l’Athénée.

J’espère que j’ai su traduire mon enthousiasme dans mon article pour Bachtrack : Implacable et génial Don Giovanni.

La cigarette après Charles Dumont

Toute la presse entonne en choeur : la mort de Charles Dumont, l’auteur de chansons pour Edith Piaf, Barbara Streisand ou Dalida , sans citer aucun titre autre que « Je ne regrette rien » en oubliant complètement l’interpréte, le chanteur qui aurait pu faire carrière aux Etats-Unis, tant son timbre et sa tessiture de crooner étaient singuliers.

Sans doute parce que cela me renvoie à mes années adolescentes, j’ai toujours une tendresse pour ces chansons qui disent l’amour.

Cherkassky à Pasadena

Je thésaurise tout Cherkassky, je l’écrivais encore cet été (L’été 24 avec Shura Cherkassky). Je me suis donc jeté sur ce très mince (en épaisseur) coffret de 5 CD donnant à entendre quelques-uns des récitals que donna le pianiste américain (né à Odessa) dans l’auditorium Ambassador du campus de Pasadena en Californie. Ceux qui ont un peu voyagé savent qu’aux Etats-Unis les meilleures salles de concert sont très souvent situées sur des cités-campus universitaires.

Piano : Chères bibliothèques

Remarque liminaire : pourquoi les formidables rééditions discographiques du label Eloquence sont-elles si chères en France, alors qu’il s’agit pour l’essentiel d’enregistrements anciens, depuis longtemps « amortis »? Je sais bien qu’il y a tout un travail de recherche dans les archives d’Universal (Westminster, Decca, Deutsche Grammophon, Philips et autres marques associées), de remasterisation, d’édition, et que cela mérite rétribution, mais quand chaque CD coûte près de 10 €…

Cette collection Eloquence est d’autant plus pertinente qu’elle remet au jour des documents dont, parfois, on ignorait même l’existence. Ainsi dans deux coffrets magnifiques sobrement intitulés Piano Library (Bibliothèque du piano), j’ai trouvé quantité d’inédits, d’artistes et de gravures oubliés.

Rien qu’à voir la couverture de ce premier coffret bleu, sur les 10 noms cités, deux ne me disaient rien.

Sur le premier dans l’ordre, Jörg Demus (1928-2019), j’avais déjà déploré (Le piano poète) que sa discographie fût des plus éparses. Le centenaire de la mort de Fauré nous donne l’occasion de retrouver le grand pianiste dans un bouquet ô combien inspiré :

On a bien oublié l’exceptionnelle personnalité de la pianiste hongroise Edith Farnadi (1921-1973) et c’est un bonheur de retrouver ces « viennoiseries » lisztiennes sous ses doigts.

Clara Haskil, Youra Guller, Raymond Lewenthal ne sont pas des inconnus, loin s’en faut, et on est heureux de voir regroupés des enregistrements qu’on avait pu saisir par ci par là. Nina Milkina (1919-2008) était en revanche une parfaite inconnue pour moi, absente de ma discothèque.

Mais mon bonheur le plus intense dans ce coffret est constitué par les trois CD – de complètes découvertes pour moi – du pianiste originaire d’Odessa Benno Moiseiwitsch (lire La Grande porte de Kiev) partagées entre Beethoven, Schumann et Moussorgski

Ce que j’écrivais pour Jörg Demus quant à la dispersion de son legs discographique, vaut plus encore pour la Brésilienne Guiomar Novaes (1895-1979), si chère à Alain Lompech.

Egon Petri (1881-1962) a été un peu mieux documenté (ou alors j’ai eu moins de mal à trouver ses enregistrements), mais les 5 CD qui lui sont consacrés sont de première importance, à commencer par les oeuvres de son maître Busoni

Suite dans un prochain épisode pour le second coffret de cette fabuleuse Bibliothèque, tout aussi passionnant, avec plus d’inédits récents.

Malentendus sur scène

Michel Blanc (1952-2024)

Je ne vais pas paraphraser tous les éloges que suscite la brutale disparition de Michel Blanc. Quelqu’un a dit sur un plateau de télévision : « C’est comme quelqu’un de la famille qu’on a vu le matin avant de partir et qu’on ne revoit plus le soir, parce qu’il n’est plus là ». Toute la brutalité d’une mort subite. Les quelques fois où j’ai aperçu, approché l’acteur, c’était au concert, où il venait, discret, presque incognito, applaudir ses copains (comme Nicholas Angelich).Dans la longue interview qu’il avait accordée au Monde en 2018,

« Après avoir arrêté la fac, j’ai essayé de rattraper le temps perdu, et je me suis mis à travailler le piano six à sept heures par jour : je ne parlais plus à personne, je ne pensais qu’à ça… Mais je me suis vite rendu compte que je ne pouvais plus progresser suffisamment. A l’âge que j’avais, ceux qui avaient commencé au bon moment étaient déjà concertistes !

Ce renoncement a été très dur. Ce moment où j’ai dit : « J’arrête la musique », où j’ai refermé le clavier du piano – je n’y ai plus touché pendant au moins un an –, je ne peux le comparer qu’à ce qu’on ressent dans une séparation amoureuse, quand on est quitté. C’était du même ordre d’intensité. Cela dit, je suis très ami avec de grands concertistes, et quand je vois leur vie, leur solitude qui est parfois terrible, je ne suis pas certain que cela m’aurait épanoui. Ni que j’aurais tenu le coup.« 

J’ai beau chercher, je ne trouve pas de film où Michel Blanc serait médiocre ou banal. Tout n’est peut-être pas génial, mais le souvenir qu’il nous laisse est celui d’un type bien. Sans aucun malentendu !

L’Avare de Stocker

J’adore aller à la Comédie-Française, même s’il faut souvent des trésors d’ingéniosité pour acheter des places.

L’Avare de Molière a beau être l’une de ses pièces les plus célèbres, je ne me souviens pas de l’avoir souvent vue au théâtre, beaucoup moins en tout cas que Tartuffe ou Le malade imaginaire.

On peut parfois craindre les mises en scène « revisitées » des chefs-d’oeuvre de Molière et j’ai le souvenir de quelques désillusions ici même. Dans la mise en scène de Lilo Baur, tout est admirable. Et bien entendu et surtout le jeu du fabuleux Laurent Stocker, qui tient à la fois de Louis de Funès et de Christian Clavier dans l’accoutrement, la folie, les tics de scène. Ses partenaires ne le lui cèdent en rien. Courez voir cet Avare !

Lorsque l’enfant paraît

Au théâtre Marigny, c’est la reprise pour une série limitée de représentations, de ce qui fut l’un des grands succès de la saison passée, la pièce d’André Roussin, Lorsque l’enfant paraît.

Je ne déteste pas Michel Fau, c’est même l’acteur et/ou metteur en scène que j’ai vu le plus souvent sur les planches ces dernières années (comme à l’Opéra-Comique Zémire et Azor). Mais il arrive qu’à beaucoup (trop?) en faire, Michel Fau finisse par se caricaturer.

Dans la pièce de Roussin, qui repose sur une série de malentendus qu’on ne dévoilera pas, il est au contraire sobre et d’autant plus drôle. Mais il faut reconnaître que le succès du spectacle repose très largement sur la performance de Catherine Frot. Elle est tellement le personnage coincé d’Olympe Jacquet, avec ses principes d’un autre âge, qu’elle déclenche à jet continu l’hilarité du public. Et à l’heure où, aux Etats-Unis comme en France, l’avortement est encore l’objet de controverses, la lucidité du propos d’André Roussin, en 1951 tout de même, mérite d’être saluée.

L’été 24 (VIII) : la comète Catherine Collard

Mon voyage en Asie centrale m’a tenu éloigné quelque temps de la musique classique – c’est une saine récréation pour l’esprit et les oreilles, et il y avait tant de merveilles à découvrir ! – même si ces derniers jours m’y ont ramené (lire Sur la trace de Tamerlan).

A mon retour, j’ai eu le bonheur de trouver dans ma boîte aux lettres des coffrets, commandés pour certains il y a plusieurs semaines.

La comète Catherine Collard

Morte à 46 ans des suites d’un cancer, Catherine Collard (1947-1993) est tôt entrée dans la légende.

J’ai un souvenir d’elle, romantique en diable. C’était à Thonon-les-Bains. La soeur de Patrick Poivre d’Arvor, un temps mariée au petit-fils de Rachmaninov, Alexandre (1933-2012) – que j’avais rencontré lors d’un dîner à Chamonix – organisait un petit festival au Château de Ripaille (elle était bien évidemment venue me demander l’aide de la Ville – j’étais alors Maire-Adjoint chargé de la Culture !). Une scène sommaire avait été installée devant la façade du château, un Steinway de concert apporté de Genève, le temps était à l’orage, mais le public clairsemé était bien décidé à écouter le récital de Catherine Collard. Une première partie classique (des sonates de Haydn je crois), et Schumann en deuxième partie. A peine la pianiste française avait-elle entamé la 2e sonate que le vent se levait, emportant la partition, suivi d’une pluie battante. L’artiste et le public eurent tout juste le temps de se réfugier dans les communs du château, je ne sais plus ce qu’il advint du piano de concert…

Quelque temps auparavant, dans le cadre de l’émission Disques en lice sur Espace 2, nous avions sélectionné une version inattendue du concerto pour piano de Schumann, parmi les centaines disponibles, au terme d’une écoute comparée toujours à l’aveugle, celle de Catherine Collard accompagnée par Michel Tabachnik (qui n’avait pas encore défrayé la chronique du funeste Ordre du temple solaire !) et l’Orchestre philharmonique de Monte-Carlo

Cette version reste pour moi une référence, qui conforte le statut de Catherine Collard comme une interprète particulièrement inspirée de Schumann.

Le coffret que publie Erato nous restitue, enfin, une grande part du legs schumannien de la pianiste, et c’est un bonheur sans mélange :

Dans ce coffret, de vraies raretés, plus disponibles depuis leur parution en 33 tours, les sonates pour violon et piano de Franck, Lekeu, Prokofiev et Schumann avec la violoniste française Catherine Courtois, née en 1939, lauréate de plusieurs concours (Genève, Long-Thibaud) dans les années 60, bien oubliée aujourd’hui.

On eût aimé, rêvé, que cet hommage à Catherine Collard regroupe tous les enregistrements de cette grande poétesse du piano. Ceux où elle accompagne Nathalie Stutzmann dans des disques de mélodies qui sont autant de trésors d’une discothèque…

Et bien sûr, tout ce que René Gambini lui a fait enregistrer pour Lyrinx, à un moment où la carrière de Catherine Collard connaissait le creux de la vague : encore des Schumann, de fantastiques sonates de Haydn, quasi-introuvables, des Mozart, etc…

Mais saluons le travail d’Erato/Warner ! Et remercions Anne Queffélec, Nathalie Stutzmann, Antoine Palloc et Marc Trautmann pour leurs beaux témoignages.

L’été 24 (III) : avec Shura Cherkassky

Dans un billet de juin 2019 où je le citais (Le deuxième concerto), j’écrivais « il faudra corriger cela » en évoquant le pianiste Shura Cherkassky (1909-1995) auquel je n’ai encore jamais consacré un seul article de ce blog. Cinq ans après, il est temps !

J’ai téléchargé la petite vingtaine de CD que j’ai de lui, pour profiter enfin, durant mon séjour dans le Sud , d’un art absolument unique, d’une manière de jouer du piano qui n’existe plus, tant dans les grandes oeuvres que dans une multitude de piécettes, de bis, qu’il adorait servir au public. La seule fois où j’ai entendu le pianiste américain né à Odessa (Ukraine) en vrai, c’était à Toulouse, dans le cadre d’une des premières éditions de Piano aux Jacobins. Je ne parviens pas à retrouver l’année (entre 1987 et 1992) même sur le site du festival toulousain ! Je me rappelle au moins six bis, et je crois bien la 3e sonate de Chopin. Ce petit monsieur qui s’avançait sur scène avec une démarche de danseuse, m’avait impressionné au dîner qui suivait par sa grosse voix de basse qui a bien profité de la vie.

Decca avait publié une sorte d’édition Cherkassky en une dizaine de CD, que des « live ». Jamais réédités, jamais réunis en coffret. Il y a des merveilles chez DG, EMI, Nimbus, Hännsler etc… Un conseil – celui que je suis depuis des années – toujours acheter un CD de Cherkassky dès qu’on le trouve, souvent dans les magasins d’occasion (pour rappel, le meilleur à Paris : Melomania)

Qu’on écoute seulement les sons qu’il tire de son piano, l’inégalable élégance d’un jeu qui peut tout se permettre dans ces deux pièces qui faisaient jadis l’ordinaire des « encores » des très grands…

Je retrouve un article d’Alain Lompech dans Le Monde du 30 décembre 1995 : La mort de Shura Cherkassky. : « Le répertoire de Shura Cherkassky était à l’image d’un homme qui, n’ayant jamais vécu qu’à l’hôtel, refusait de s’installer dans ses meubles, comme il refusait le confort d’un répertoire rebattu. Cet anticonformiste avait souffert de ce qu’on ne pouvait le faire entrer dans une case. A peine l’avait-on admiré dans le Carnaval de Schumann qu’il pouvait indifféremment se lancer dans une de ces transcriptions d’un kitsch incroyable dont les virtuoses du XIXe siècle avaient le secret, dans l’une des dernières sonates de Beethoven, ou dans une des études de Georgy Ligeti, qu’il avait mises à son répertoire à quatre-vingts ans passés dès qu’elles furent éditées… quand les pianistes n’enrichissent généralement plus leur répertoire après soixante ans. » Il faut lire tout l’article en accès libre, pour comprendre le génie de cet interprète.

Il faut surtout écouter et réécouter parfois plusieurs versions d’une même oeuvre : toujours lui-même et jamais exactement pareil.

J’avais découvert le nom de ce pianiste dans l’un de mes tout premiers disques… de Karajan, où il est le soliste de la Fantaisie hongroise de Liszt.

Je découvre à’l’instant ce récital filmé à Amsterdam en 1992. Tout simplement prodigieux…

Binationalité

Puisque le thème s’est invité in extremis dans une campagne électorale d’une rare indigence, on s’est demandé ce qu’auraient été la Musique, la Culture en France, et même l’Histoire de France ces derniers siècles, si l’on y avait interdit la présence de doubles nationaux, ou d’étrangers qui avaient fait de la France leur patrie de coeur… Faut-il insister ?

Merci à François Morel pour sa réplique sans appel : Vive la France !

Je limiterai mon propos à quelques figures musicales bien connues.

Frédéric Chopin (1810-1849) ou l’archétype du binational ! Père d’ascendance française, le natif de Żelazowa Wola, a passé la moitié de sa vie en France. Ici son 2e concerto joué par un autre natif de Pologne, naturalisé Américain, et Parisien presque toute sa vie, Artur Rubinstein, accompagné par un chef américain, né à Berlin, André Previn.

Arthur Honegger (1892-1955), né dans la ville dont Edouard Philippe est l’actuel maire, mort à Paris, mais de nationalité suisse. Compositeur français ou helvète ? La question n’a pas de sens. Les références à la Suisse sont bien peu nombreuses dans son oeuvre, sauf pour sa 4e symphonie qui porte le titre de Deliciae Basilienses.

Les Italiens à Paris : Donizetti fait chevalier de la Légion d’honneur par Louis-Philippe, Rossini, inhumé au Père-Lachaise, Cherubini nommé directeur du Conservatoire, Spontini compositeur particulier de la Chambre de l’impératrice Joséphine (dont l’opéra La Vestale est à l’affiche de l’Opéra Bastille)

On n’aurait garde d’oublier le plus célèbre des Italiens de Paris, Jean-Baptiste Lully, l’irremplaçable surintendant de la Musique de Louis XIV, naturalisé Français en 1661, Lully dont Armide était aussi dans l’actualité lyrique de ce mois de juin, à l’Opéra Comique.

Que dire du plus célèbre compositeur français du IIIe Empire, le juif Jakob né à Cologne en 1819, naturalisé Français le 14 janvier 1860 comme Jacques Offenbach, le maître de l’opérette française ?

Histoire personnelle

Comme je l’ai déjà raconté ici (L’été 69) j’ai une double nationalité : française et suisse. Mais ce n’est le cas que depuis 1986 et une loi redoutablement efficace votée par la Confédération helvétique. La Suisse – qui a aussi connu des vagues populistes – a toujours eu un déficit de cadres notamment dans les zones frontalières, Genève, Bâle, pour les grosses entreprises et les institutions implantées dans ces régions. Pour éviter de devoir systématiquement recourir aux travailleurs frontaliers, la Suisse propose, en 1986, de conférer la nationalité suisse aux personnes âgées de moins de 32 ans à l’époque, nées à l’étranger d’une mère suisse (ce qui était mon cas), et pour que la mesure soit encore plus attractive, la nationalité suisse est étendue aux conjoints et enfants sans restriction, et les hommes ainsi naturalisés échappent aux obligations notamment militaires des natifs ! Le résultat ne s’est pas fait attendre : 5000 nouvelles naturalisations dans les deux ans qui ont suivi la promulgation de la loi ! Au moment où j’ai intégré la Radio suisse romande, c’est donc comme citoyen suisse que j’ai été recruté ! Quand, en 1999, la Belgique m’a embarqué dans une aventure qui allait durer quinze ans (Liège à l’unanimité), ils n’avaient sans doute pas mesuré le risque d’engager un double national franco-suisse…

Le chaos ou la beauté

Je n’y arrive pas, je n’y arrive plus. L’envie me taraude de fermer les écoutilles jusqu’à dimanche matin. Ce que je pense, dis ou écris, ne changera rien au chaos des esprits ni au choix des électeurs (relire éventuellement Tristes constats).

Comme si j’avais besoin de me conforter dans un pessimisme qui m’est d’ordinaire étranger, j’ai relu Les ingénieurs du chaos de Giuliano da Empoli, un essai qui date de 2019, tragiquement prémonitoire. Il faudrait le conseiller à tous les électeurs tentés d' »essayer » l’extrême droite :

« Un peu partout, en Europe et ailleurs, la montée des populismes se présente sous la forme d’une danse effrénée qui renverse toutes les règles établies et les transforme en leur contraire.
Aux yeux de leurs électeurs, les défauts des leaders populistes se muent en qualités. Leur inexpérience est la preuve qu’ils n’appartiennent pas au cercle corrompu des élites et leur incompétence, le gage de leur authenticité. Les tensions qu’ils produisent au niveau international sont l’illustration de leur indépendance et les fake news, qui jalonnent leur propagande, la marque de leur liberté de penser.
Dans le monde de Donald Trump, de Boris Johnson et de Matteo Salvini, chaque jour porte sa gaffe, sa polémique, son coup d’éclat. Pourtant, derrière les apparences débridées du carnaval populiste, se cache le travail acharné de dizaines de spin-doctors, d’idéologues et, de plus en plus souvent, de scientifiques et d’experts du Big Data, sans lesquels ces leaders populistes ne seraient jamais parvenus au pouvoir.
Ce sont ces ingénieurs du chaos, dont Giuliano da Empoli brosse le portrait. Du récit incroyable de la petite entreprise de web-marketing devenue le premier parti italien, en passant par les physiciens qui ont assuré la victoire du Brexit et par les communicants qui ont changé le visage de l’Europe de l’Est, jusqu’aux théoriciens de la droite américaine qui ont propulsé Donald Trump à la Maison Blanche, cette enquête passionnante et inédite dévoile les coulisses du mouvement populiste global. Il en résulte une galerie de personnages hauts en couleur, presque tous inconnus du grand public, et qui sont pourtant en train de changer les règles du jeu politique et le visage de nos sociétés.
 » (Présentation de l’éditeur)

Privatisation ?

Juste un mot sur un sujet qui ne semble pas alarmer grand monde : la privatisation de France Télévisions et de Radio France annoncée par le Rassemblement national. Oh bien sûr il y a les protestations d’usage, les appels des syndicats, mais les journalistes, y compris du service public, n’y accordent qu’un intérêt très relatif. Je n’ai encore vu aucun reportage, aucune enquête, qui décrive les conséquences d’une telle opération, si tant est qu’elle soit tout simplement réalisable. Un des acolytes de l’auto-proclamé futur Premier ministre essayait bien de rassurer son interrogateur en rappelant que les lois de la concurrence (l’Europe n’a pas que du mauvais semble-t-il) empêcheraient M. Bolloré d’accroître son empire médiatique. Mouais…

En revanche, personne ne semble se soucier du devenir des deux orchestres, du Choeur et de la Maîtrise de Radio France. Entre nous, le projet du gouvernement de fusion des entités actuelles en un seul pôle de service public avait aussi de quoi nourrir les inquiétudes.

En espérant que ces lendemains n’adviendront pas, réécoutons ce que les formations du service public peuvent produire de meilleur.Ici l’Orchestre national de France et Cristian Macelaru à Bucarest en septembre dernier

Oublier le chaos

J’ai trouvé refuge dans ma discothèque pour échapper au chaos ambiant et à venir.

Alexandre Tharaud qui a raison de manifester son inquiétude nous offre ces jours-ci le meilleur remède à la morosité, avec cette formidable compilation :

Dans le coffret Warner des enregistrements de Wolfgang Sawallisch (lire Les retards d’un centenaire), il y a deux pépites que les mélomanes chérissent depuis longtemps, les deux seuls enregistrements officiels de concertos que Youri Egorov a réalisés (lire La nostalgie des météores) : le 5e concerto de Beethoven et les 17 et 20 de Mozart.

J’ai eu envie de me replonger dans ce fabuleux coffret édité aux Pays-Bas et composé de prises de concert. Tout y est admirable.

Dans un récent article que je consacrais, entre autres, aux Etudes de Chopin, j’avais oublié de mentionner l’enregistrement exceptionnel de Yuri Egorov :

J’avais tout autant oublié Lukas Geniušas que j’avais pourtant entendu donner les deux cahiers à la fondation Vuitton en 2016, et invité à trois reprises à Montpellier.

Je trouve sur YouTube cette magnifique captation réalisée au conservatoire de Bruxelles, apparemment sans public (Covid ?)

Salut à la France

Je ne peux pas clore ce billet sans cet air de circonstance :

Croyons avec notre chère Jodie Devos que c’est cette France que nous aimons qui sortira victorieuse.

Post scriptum : Une ode à la joie

Depuis que j’ai bouclé ce papier hier soir, j’ai écouté une nouveauté qui m’a remis en joie, et qui est vraiment ce dont nous avons besoin aujourd’hui :

Encore une version de ce triple concerto de Beethoven, qui, en dehors de son ‘aspect inhabituel, l’insertion d’un trio avec piano dans une pièce d’orchestre, n’est pas le plus grand chef-d’oeuvre de son auteur ? Oui mais joué comme ça par cette équipe, on oublie toutes les réserves, on se laisse porter par l’inépuisable tendresse et la formidable énergie que dégagent ces musiciens qu’on adore : Benjamin Grosvenor au piano (comment pourrais-je oublier les 3e et 4e concertos de Beethoven joués à ma demande à Montpellier en juillet 2022 ?), Sheku Kanneh-Mason au violoncelle, qui force mon admiration chaque fois que je l’entends en concert (lire sur Bachtrack : La jeunesse triomphante de Sheku Kanneh-Mason), Nicola Benedetti que je ne connais que par le disque, et un chef, Santtu-Matias Rouvali, à qui je dois bien avoir consacré une dizaine de billets sur ce blog !

Mais il n’y a pas que le triple concerto sur ce disque. Les « compléments » sont tout sauf secondaires, ils font partie de la partie la moins connue de ‘l’œuvre de Beethoven, toutes ces mélodies, ces Songs qu’il a collectés sur les îles britanniques, arrangés pour quelques-uns pour trio autour du magnifique Gerald Finley.

Coup de jeune pour Wolfgang

Depuis quand n’y avait-il pas eu une « nouveauté » Mozart ? Un disque de symphonies de surcroît ? On a l’impression. que depuis Harnoncourt – il y a vingt ou trente ans -, Abbado qui avait remis l’ouvrage sur le métier peu avant sa mort (2014) quelques initiatives plus récentes – Antonello Manacorda à Potsdam (Sony), Mozart n’était plus à la mode, encore moins pour la jeune génération de la direction d’orchestre.

Et voici que sans prévenir Deutsche Grammophon crée la surprise avec un disque au couplage et au contenu inédits dirigé par le benjamin de la baguette, le Finlandais Tarmo Peltokoski, dont on a déjà dit et écrit le plus grand bien (Le début d’une belle histoire entre Peltokoski et l’orchestre de Toulouse). Trois symphonies de Mozart, les 35, 36 et 40. Et en contrepoint trois improvisations au piano par le chef-compositeur lui-même.

J’ai vu mes petits camarades critiques crier au génie ou s’étouffer devant tant d’impertinence. Comme toujours, tout ce qui est excessif est.. inutile.

Moi j’aime qu’enfin un chef de la jeune, très jeune, génération, s’affronte aux classiques. Parce qu’il est somme toute assez facile d’aborder le grand répertoire symphonique du XXe siècle, un peu moins les romantiques, et encore moins les classiques. Ces chefs se comptent sur les doigts d’une main. Comme Maxim Emelyanychev que ‘j’avais invité à Montpellier pour « mon » dernier festival en 2022.

Alors Peltokoski dans Mozart ? Cela donne une vision juvénile, mais pas surexcitée, sans les tics et les trucs d’un Harnoncourt, avec une fantaisie tout à fait à propos qui conduit le chef à ornementer certaines reprises. Qu’on en juge…

Quand je lis ici et là qu’il prend des tempi vraiment rapides, je me dis qu’on a un peu oublié certains aînés du jeune Finlandais. Karajan au milieu des années 70, cela donnait ça :

Et l’orchestre philharmonique de Berlin peut en remontrer à plus d’une formation d’aujourd’hui !

La surprise du chef

Apparemment elles ne sont pas sur le CD des trois symphonies, mais elles sont disponibles sur les sites numériques (comme Idagio) : Tarmo Peltokoski s’est amusé à glisser trois improvisations de son cru sur chacune des symphonies. C’est extrêmement culotté, déjanté, tout ce qu’on veut, et on adore ! C’est vraiment dans l’esprit du Mozart effronté et joueur qu’on préfère au personnage perruqué et poudré qu’on se représente à tort.