La grande porte de Kiev (V) : les artistes et la guerre

La guerre en Ukraine a fait logiquement ressurgir la question de la place, du rôle, des artistes.

L’un des premiers à réagir à l’invasion de l’Ukraine a été le grand pianiste russe Evgueni Kissin, aujourd’hui citoyen britannique et israélien. Il n’a pas oublié les années où le régime soviétique puis russe le brandissait comme un héros.

Et puis on a attendu d’autres prises de position emblématiques… qui ne sont pas venues. Le comble du ridicule étant atteint par Anna Netrebko, très présente sur les réseaux sociaux, qui avait écrit sur Facebook ou Instagram : »Je dois réfléchir avant de prendre position« .

Tout le monde a vu, lu, entendu, ce que, successivement, les responsables de l’Orchestre philharmonique de Vienne, de la Scala de Milan, du Metropolitan Opera de New York, et finalement de l’Orchestre philharmonique de Munich, ont dit au chef ossète Valery Gergiev, ami et soutien de Poutine : « Si vous ne vous désolidarisez pas de Poutine, vous serez interdit de diriger »

Jusque là on peut comprendre le boycott de ces stars trop identifiées au régime et au président russe.

Mais la solidarité avec l’Ukraine, le soutien au peuple ukrainien, qui se manifestent unanimement et dans le monde entier, doivent-ils servir de prétexte à bannir les artistes, les musiciens, les intellectuels russes, comme nous en avons vu de tristes et ridicules exemples un peu partout ?

Ecoutons le billet de Christian Merlin vendredi sur France Musique ici : Boycott de la musique russe, une ligne rouge à ne pas franchir.

Je reproduis également l’excellent texte publié sur sa page Facebook par mon ami Michel Stockhem, actuel directeur du Conservatoire de Mons (Belgique)

« Dans mes publications consacrées à l’histoire du Concours Musical International Reine Elisabeth – CMIREB pour les intimes – parues à l’occasion du 50e anniversaire du concours en 2001, j’avais mis en évidence les aspects géopolitiques des concours à la lumière de la guerre froide. Cela n’avait pas fait plaisir à tout le monde, mais c’était essentiel à la compréhension de ce concours en particulier (tout comme du Concours Tchaïkovski à Moscou). Contrairement à ce qui se passait avant-guerre, les concurrents (comme dans certains sports, du reste) comme les membres de jury ne représentaient plus une nation, dans ce rêve incarné par l’Olympisme et par la Société des Nations, mais eux-mêmes. Au concours Ysaÿe de 1937 (l’ancêtre du Reine Elisabeth), le jury comportait un membre soviétique (Abram Jampolski, juif né en Ukraine), de même d’ailleurs qu’un membre allemand (Georg Kulenkampff, qui sans être nazi était un porte-drapeau « validé » de la culture allemande). Le merveilleux David Oistrakh, juif ukrainien lui aussi, survola le concours. En 1938, Samouïl Feinberg, juif ukrainien encore, représentait l’URSS dans le jury (ce fut, je crois, la dernière sortie que lui autorisa Staline jusqu’à sa mort) et l’Allemagne avait délégué Siegfried Grundeis (membre du parti nazi). Emil Gilels, juif d’Odessa, gagna haut la main. Ces deux victoires soviétiques firent naturellement grand bruit. À l’époque, les Etats-Unis n’accordaient pas trop d’attention à ces concours ; cela changerait radicalement après la guerre. En 1951, le concours Reine Elisabeth naquit sur ces cendres, et, bien entendu, les candidats ne représentaient plus officiellement une nation. Dans les faits, cela ne changea évidemment rien : une vraie bataille de prestige s’engagea entre l’URSS et les Etats-Unis. Leonid Kohan (Kogan), disciple de Jampolski et juif d’Ukraine lui aussi, gagna haut la main, et ne fut pas tendre pour la Belgique bourgeoise et capitaliste à son retour à Moscou. Avec une petite pincée de guerre de Corée en plus, les candidats russes ne furent plus les bienvenus en 1952 et les Etats-Unis en profitèrent avec le succès de Leon Fleisher. En 1955, Staline est mort, les relations s’apaisent un peu les Russes sont de retour mais Sitkovetski devra laisser la 1er place à Berl Senofski… fils d’un musicien russe émigré aux Etats-Unis. En 1956, le piano offre une revanche à l’URSS avec le tout jeune Vladimir Ashkenazy. En 1959, Jaime Laredo (études aux Etats-Unis) gagne, en 1960 Malcolm Frager. Ensuite, la domination de la Russie sera écrasante jusqu’en 1976, à l’exception de la victoire retentissante de Miriam Fried en 1971. Le problème est que pratiquement tous les lauréats russes (et pas que les premiers classés) s’installent tôt ou tard à l’Ouest, malgré la surveillance constante d’agents du KGB… Brejnev n’apprécie pas ; le concours se passera désormais de concurrents soviétiques jusqu’à 1989, quand un tout jeune Sibérien, Vadim Repin apparaît et survole le concours. Entre-temps, le regretté Andrei Nikolski, mort à 36 ans d’un accident de voiture, s’était présenté comme « apatride » lors de sa victoire en 1987. Entre-temps aussi, l’Amérique de Reagan s’éloigne de l’Europe et les candidats américains se font bien plus rares qu’avant, et c’est resté ainsi depuis.

Depuis lors, on ne parlait plus beaucoup de politique internationale dans les concours, où se côtoyaient pacifiquement Américains, Russes, Ukrainiens, Coréens, Chinois, Japonais, etc.. Je ne croyais pas devoir me réintéresser un jour à cette question.

Aujourd’hui, des concours internationaux bannissent aveuglément toutes les candidatures de citoyens russes, y compris de candidats russes ayant étudié aux Etats-Unis. Il va bien falloir se réoccuper activement de ces conneries humaines. Bon dieu, que c’est lassant.« 

Michel Stockhem fait allusion au Concours de Dublin qui a désinscrit de ses épreuves des candidats au seul motif qu’ils sont russes : Le concours de Dublin boycotte les candidats russes.

Ne jamais oublier ce que les Russes ont enduré, subi, pendant le glacis soviétique, et subissent encore aujourd’hui sous la dictature de leur président. Quand Chostakovitch écrit sa Cinquième symphonie en 1937, en pleine terreur stalinienne, c’est officiellement « la réponse d’un artiste soviétique à de justes critiques » (sa Quatrième symphonie a été interdite et ne sera créée qu’en 1961 !). Plus tard, le compositeur écrira : « La plupart de mes symphonies sont des monuments funéraires. Trop de gens, chez nous, ont péri on ne sait où. Et nul ne sait où ils sont enterrés. Même leurs proches ne le savent pas. Où peut-on leur ériger un monument ? Seule la musique peut le faire. Je leur dédie donc toute ma musique ».

Quant à moi, je dédie le bouleversant mouvement lent de cette Cinquième symphonie, cri de révolte et de douleur, d’abord aux Ukrainiens martyrs mais aussi à tous les Russes qui souffrent de la tyrannie qui les opprime et qui, courageusement, expriment leur refus de la guerre.

Les raretés du confinement (XVI): les jeunes de la Méditerranée, les roses et le muguet, Liszt, Offenbach et les Strauss

Les Cassandre n’ont pas toujours raison ! La nature médiatique a repris tous ses droits, après que le président de la République a annoncé, le 30 avril dernier, les étapes du déconfinement : les mêmes qui protestaient contre la fermeture des restaurants, des magasins, des lieux de culture, à longueur de pétitions, sont les mêmes qui se demandaient si les annonces de Macron n’étaient pas prématurées, imprudentes, si une 4ème vague n’allait pas nous submerger.

Pénible pour un patron de festival, qui n’a jamais professé un optimisme béat, mais qui a toujours cru, raisonnablement, qu’on pourrait produire l’édition prévue, et qui s’est trouvé conforté par la réponse du public qui a déjà acheté de nombreux billets !

On se réjouit en particulier d’accueillir le 22 juillet l’Orchestre des jeunes de la Méditerranée et son jeune chef Duncan Ward, qui sont, à eux seuls, tout un symbole de l’espoir retrouvé et du bonheur de faire de la musique ensemble:

1er mai : le temps du muguet

L’histoire de la chanson de Francis Lemarque, puisée à bonne source soviétique :

Premier Mai : le muguet ou les nuits de Moscou ? l’histoire d’une chanson et un duo très émouvant : Le-temps-du-muguet

2 mai : Benjamin Grosvenor, Liszt et Montpellier

L’un des plus beaux disques de ces dernières années, un programme tout Liszt, par un musicien génial – Benjamin Grosvenor – qui avait jusqu’alors proposé des disques composites.

Dans ce dernier disque, une oeuvre étonnante, cette Berceuse écrite en 1854 (et révisée en 1862), où Liszt semble s’abandonner à une longue rêverie. « Trouée de silences et de points d’orgue, insensible au tempo du métronome, attentive à déjouer tout rythme qui tenterait de s’imposer, et même tout chant qui voudrait s’inscrire dans la durée, la pièce, une des plus délicatement ouvragées qu’il nous ait laissées, n’est qu’une succession d’instants éphémères, de ces moments filés de soie que célèbre un vers de La Fontaine. » (Guy Sacre, la musique de piano).

Benjamin Grosvenor donne un récital – superbe programme Liszt, Ravel, Brahms, Ginastera – le 28 juillet au Festival Radio France Occitanie Montpellier (réservations : https://lefestival.eu/representation/benjamin-grosvenor/)

3 mai : Svetlanov

Le grand Evgueni Svetlanov (lire : Le génie de Genia) est mort le 3 mai 2002. J’ai eu la chance de l’entendre plusieurs fois en concert, et même de dîner avec lui à Montpellier !

Dans une discographie où rien n’est anodin ou banal, il y a ce « live » halluciné et hallucinant de l’oeuvre réputée injouable de Balakirev, Islamey, écrite pour piano, une « fantaisie orientale » orchestrée par Serge Liapounov.

4 mai : Vacciné

Deuxième injection du vaccin pour moi, et félicitations à tous les personnels soignants, municipaux, bénévoles qui animent le centre de vaccination d’Anvers-sur-Oise.

5 mai : Napoléon et la musique ?

On ne voit pas spontanément le rapport entre Napoléon, le premier empereur des Français, mort il y a 200 ans, et la musique (lire : Napoléon et la musique)

Forumopera.com y consacre deux forts articles. On y découvre le lien entre l’opérette de Johann Strauss Wiener Blut / Sang viennois, qui a pour cadre le Congrès de Vienne qui reconstruit l’Europe après la chute de Napoléon.

6 mai : D’un Marx l’autre

Le bicentenaire de la mort de Napoléon hier a occulté un autre anniversaire, la naissance, le 5 mai 1818, d’un autre géant de l’Histoire, Karl Marx.

Le rapport du penseur allemand avec la musique ? Aucun à ma connaissance.

Mais un homonyme prénommé Joseph – Joseph Marx – né quelques mois avant la mort de Karl, en 1882, et mort en 1964. Lire : Je vote pour Marx

Joseph Marx se situe comme un épigone de Richard Strauss, il est l’auteur de plusieurs mélodies remarquables avec grand orchestre et a trouvé en Christine Brewer, Angela Maria Blasi ou Stella Doufexis des interprètes particulièrement inspirées.

7 mai : L’invention du best of

Quand les Strauss faisaient du recyclage, et s’emparaient des succès à la mode : Le filon Strauss.

Comme ce quadrille sur « Le Bal masqué » de Verdi, dirigé le 1er janvier 1988, par Claudio Abbado à la tête des Vienna Philharmonic / Wiener Philharmoniker

8 mai : Offenbach à Vienne

Le plus français des compositeurs d’opérettes, Jacques Offenbach, remporte de grands succès à Vienne (c’est ce qui va décider le roi de la valse, Johann Strauss, à s’y mettre aussi… avec des fortunes diverses !).Mais les trois frères Strauss, Johann, Josef et Eduard (lire : Petits et grands arrangements) vont exploiter le filon Offenbach, en arrangeant sous forme de quadrilles les ouvrages donnés à Vienne.

Comme ce quadrille sur Orphée aux enfers :

Georges Prêtre (1924-2017) dirige Vienna Philharmonic / Wiener Philharmoniker lors du concert de Nouvel an 2008

9 mai : Carmen crème fouettée

Carmen revue et corrigée à la crème fouettée à Vienne !

C’est l’étonnant quadrille d’Eduard Strauss (1835-1916) , le plus jeune de la dynastie des rois de la valse (lire : Le filon Strauss)

Claudio Abbado (1933-2014) dirigeait ce Quadrille sur Carmen lors du concert du Nouvel an 1991 à Vienne, à la tête de Vienna Philharmonic / Wiener Philharmoniker

10 mai : Un bouquet de roses

Il y a quarante ans, le succès de la rose au poing en France. Pour cet anniversaire… un bouquet de roses musicales (Bouquet de roses)

Plutôt que Le spectre de la rose de Berlioz/Gautier – une allégorie de l’état de la gauche aujourd’hui ? – je préfère vous offrir cette guirlande de roses de Richard Strauss :

Richard Strauss : Das Rosenband (1897)

Elisabeth Schwarzkopf, soprano London Symphony Orchestra dir. George Szell

11 mai : Le chevalier Previn

Pour faire écho à deux de mes récents articles (Bouquet de roses) et Réévaluation), un des très beaux enregistrements du chef américain André Previn (1929-2019) : les suites de valses du Chevalier à la Rose de Richard Strauss dans l’opulence et la sensualité des musiciens de Vienna Philharmonic / Wiener Philharmoniker

L’esprit de fête

Ce mois d’avril annonce l’été, comme un prélude à la fête, aux festivals. En attendant, il faudra voter, ne pas se priver de cette liberté, si rare sur notre planète tourmentée, ne pas laisser le parti de l’abstention l’emporter. J’y reviendrai, notamment à la lumière d’une étude que Le Point publie demain.

La fête on sait la faire chaque début d’été à BerlinDans un lieu magique, dans le quartier de Charlottenburg, la Waldbühnelittéralement la « scène de la forêt », un immense amphithéâtre de plein air construit sur le modèle du théatre d’Epidaure à l’occasion des Jeux olympiques de 1936, de sinistre mémoire.

J’étais impatient d’acquérir – via amazon.de – un boîtier de 20 DVD récapitulant les très  courus Waldbühnen-Konzerte de l’Orchestre philharmonique de Berlinde 1992 à 2016.

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Le coffret est classé par ordre chronologique inverse, du plus récent (2016 avec Yannick Nézet Séguin, à 1992 avec Georges Prêtre)

S’il fallait encore infliger un démenti – mais oui il le faut encore souvent ! – à ceux qui pensent qu’entre le concert classique traditionnel et André Rieu il n’y a pas d’espace pour des concerts populaires et festifs de haut niveau, cette série en serait la preuve éclatante.

Chaque programme est remarquablement constitué autour d’un thème, et combine astucieusement « tubes » et chefs-d’oeuvre moins connus, sans céder aux nécessités (?) du crossover. Et puis quel bonheur d’entendre – idéalement captée – l’une des plus belles phalanges orchestrales du monde, surtout quand elle se débride ! Et d’aussi prestigieux solistes…

Et puis il n’est de Walbdbühne qui ne se termine par la chanson fétiche de tous les Berlinois : Berliner Luft de Paul Lincke

À consommer sans aucune modération !