La femme de Tchaikovski

J’ai su, dès les premières images, que j’allais plonger sans réserve dans le flot somptueux de ce film : La Femme de Tchaikovski est un grand, très grand film de Kirill Serebrennikov.

Le réalisateur russe, aujourd’hui temporairement réfugié à Berlin, s’exprime dans Le Monde d’aujourd’hui :

A la question « Pourquoi un projet envisagé dès 2013 n’a-t-il pas abouti plus tôt? » K.S. répond

« Parce que le projet endommageait le monument du musicien tel que le désire aujourd’hui le gouvernement russe. On préfère les monuments aux êtres humains dans mon pays. En vérité, le personnage – et le statut – de Tchaïkovski en Russie est tellement complexe, il a tellement évolué avec le temps, qu’il peut nourrir non pas un mais dix films. Le mien n’offre qu’un angle de vision, celui de ses rapports tourmentés avec sa femme en raison de son homosexualité. Mais il faut comprendre qu’à l’époque sa musique, alors même qu’il était le premier musicien russe à devenir célèbre à l’Ouest, n’était pas considérée comme russe en Russie/…/honnêtement, je n’ai jamais pensé, en écrivant le film, à la femme de Tchaïkovski comme à une incarnation du peuple russe. Je l’ai plutôt vue, alors qu’elle était jusqu’à présent considérée comme une petite-bourgeoise idiote, comme une sorte de personnage tragique. La faute en incombe au musicien, qui aura estimé utile pour l’avancement de sa carrière de se marier, et l’affaire a tout simplement tourné au cauchemar.« 

Tout sauf un biopic

Ce n’est pas un film sur Tchaikovski, ni un biopic romancé comme l’était le film de Ken Russell, La Symphonie pathétique/Music Lovers (1971). Mais bien un portrait de femme, devenue littéralement folle d’amour pour un homme qui n’aimait pas les femmes, mais qui, en 1877, donne le change en épousant Antonina.

Ce sont deux heures et demie de grand cinéma, qui a fait à peu près l’unanimité de la critique, et qui, pour moi, revêtait une dimension particulière, parce qu’elle me renvoyait à mes années universitaires à Poitiers, dans le département des langues slaves, dirigé alors par l’incroyable personnalité qu’était Jacqueline de Proyart, l’amie et la traductrice de Boris Pasternak (désolé, cette grande dame bien française n’a qu’une fiche Wikipedia en allemand ! on va essayer de corriger le tir…). En février je crois, se déroulait dans un cinéma du centre de Poitiers une sorte de semaine du cinéma consacrée, chaque année, à un pays différent. En 1973 ou 1974, l’Union soviétique était à ‘(honneur. J’avais demandé si notre groupe – peu nombreux – d’étudiants en russe pouvait assister à ces séances, en lieu et place des cours académiques, demande acceptée! Et je fis alors le plein de films, d’images, de paysages, de sensibilités. Comme ce Premier maître d’ Andrei Kontchalovski, le frère de Nikita Mikhalkov-Kontchalovski qui m’a durablement marqué.

Pendant huit jours, nous étions baignés de langue russe.

J’ai revécu cela hier, m’efforçant de ne pas suivre le sous-titrage en français. Constatant, une nouvelle fois, qu’une langue apprise, qu’on croit avoir oubliée parce qu’on n’a pas l’occasion de la pratiquer, revient presque instantanément…

Certains de mes amis qui sont allés voir La Femme de Tchaikovski ont regretté qu’on y entende peu de musique, et pas beaucoup de Tchaikovski. On pourrait ajouter à cela qu’on voit finalement assez peu le compositeur, pourtant remarquablement incarné par Odin Lund Biron, alors que Alyona Mikhailova est quasiment de tous les plans.

Pourtant il y a de la musique dans ce film. Elle est du pianiste russe Daniil Orlov, elle épouse discrètement la dévastation intérieure d’Antonina (tapis de cordes graves), et parfois cite le Tchaikovski du cycle pour piano Les Saisons, comme la première pièce Janvier

Vers la fin du film, on entend quelques extraits du poème symphonique Francesca da Rimini, qu’on imagine dirigé par le compositeur lui-même, même si on ne voit rien d’une salle de concert, a fortiori d’un orchestre.

Je n’ai pas bien compris ni la nécessité ni le sens des scènes finales, où pour illustrer l’inexorable descente vers la folie d’Antonina, on la voit danser à se perdre, sur une musique devenue sauvage et très moderne, entourée d’hommes nus…

Allez voir cette Femme de Tchaikovski !

Le Louxor

Un mot encore de la salle où je suis allé voir le film, le mythique Louxor, près de Barbès à Paris. Une découverte pour moi. Le cinéma comme on peut encore le rêver, même s’il n’y a plus d’entracte ni de chocolats glacés…

Jour de pluie avec Woody Allen

Il pleuvait ce dimanche le long de l’Oise et la nature, les jardins, qui avaient suffoqué tout l’été, renaissaient sous les bienfaisantes averses.

Un temps idéal pour aller au cinéma voir le dernier opus de Woody Allen, encensé par la grande majorité de la presse française : A Rainy Day in New York / Un jour de pluie à New York

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Le pitch : Deux étudiants, Gatsby et Ashleigh, envisagent de passer un week-end en amoureux à New York. Mais leur projet tourne court, aussi vite que la pluie succède au beau temps… Bientôt séparés, chacun des deux tourtereaux enchaîne les rencontres fortuites et les situations insolites.

Alors, disons-le tout net : c’est l’un des meilleurs Woody Allen qu’on ait vus depuis longtemps. Une vraie intrigue, un scénario bien ficelé, des personnages qui existent, des situations exploitées avec virtuosité. Et un « personnage » essentiel : New York. En dire plus serait « divulgacher ». Il faut aller voir ce film.

Comme toujours, un cast épatant : Thimothée Chalamet gagne en épaisseur sans perdre de la fraîcheur qui nous l’avait fait aimer dans Call me by your nameElle Fanning est pour moi la révélation de ce film, Jude Law est à peine reconnaissable en scénariste attitré d’un réalisateur déprimé (vous pensez à quelqu’un ??) , il faudrait citer tout le monde. Chez Woody Allen, personne n’est secondaire ou accessoire.

 

Jackie et Natalie

Il y a trois semaines c’était Neruda et l’enthousiasme pour le film de Pablo Larrain

Cet après-midi, à l’unisson d’une presse unanime, enthousiasme décuplé pour l’autre film du Chilien – étrange coïncidence des sorties de films – le tant attendu Jackie, et la bouleversante Natalie Portman

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Elle ne joue pas la veuve de John Kennedy, elle est Jacqueline/Jackie Kennedy dans une incarnation d’une densité, d’une justesse exceptionnelles.

Le film se concentre sur les heures, les quelques jours qui ont suivi l’assassinat de Kennedy à Dallas, le 22 novembre 1963. Le drame privé, la souffrance intime d’une femme, de ses tout jeunes enfants, l’extrême solitude, la peur du vide, confrontés au personnage public, à l’image qu’elle doit donner au monde pour faire entrer le président assassiné et son couple dans l’histoire.

Pablo Larrain filme avec une précision, une empathie admirables, sans artifice, sans excès. Les procédés de flashback – déjà présents dans Neruda – sont parfaitement dosés. Un film qui restitue aussi l’épaisseur humaine de ces personnages publics, de ces légendes – Jackie Kennedy en était déjà une à l’époque -, qui renvoie à la simple condition de ceux qui, un jour, sont confrontés à une disparition brutale, à la perte d’un être cher, livrés à l’angoisse du lendemain. Plus de First Lady qui vaille, la solitude, le désespoir, et pourtant la nécessité de faire face, pour les siens, pour les autres, pour le monde.

J’avoue avoir aussi été scotché par la bande-son, j’ai découvert qu’elle était l’oeuvre d’une toute jeune compositrice britannique Mica Levi (Micachu).

On est loin du mainstream typique des films américains (même si on aime beaucoup !)

Une musique épurée, pudique, au diapason d’un film tout en retenue et en délicatesse. Jackie s’achève sur une scène de la comédie musicale Camelotque le couple présidentiel américain aimait particulièrement.

Florence

La météo en région parisienne ce mardi était une invitation au cinéma. Je n’étais pas le seul à en avoir eu l’idée, à en juger par l’affluence inhabituelle dans ce complexe associatif…images

J’avais vu le pendant français du film de Stephen FrearsMarguerite de Xavier Giannoli avec Catherine Frot dans le rôle titre qui lui a valu le César de la meilleure actrice en 2016.

La comparaison entre les deux films tourne très nettement à l’avantage du dernier sorti. Certains ont reproché à Stephen Frears de s’en tenir à un biopic, et à une mise en scène trop léchée. Comme s’il y avait besoin d’en rajouter à la vie et au personnage si peu ordinaires de Florence Foster Jenkins. Giannoli en fait des tonnes dans la caricature, même si Catherine Frot parvient à rester crédible et émouvante, au contraire de Michel Fau qui fait ce qu’il sait parfaitement faire – et ce pour quoi on l’aime ! -, l’extravagant, le doux dingue.

Meryl Streep est, quant à elle, totalement, parfaitement, le personnage (jusqu’à d’ailleurs prêter sa propre voix à ses vocalises improbables). Je ne suis pas objectif s’agissant de cette actrice américaine que j’admire depuis toujours et qui ne m’a jamais déçu ou désorienté dans aucun de ses films, que j’aime aussi comme citoyenne engagée.

Hugh Grant campe un mari éperdu, aveuglé par l’amour qu’il porte à Florence. Le pianiste est incarné, à la perfection, par un Simon Helberg touchant de vérité – combien d’apprentis musiciens ou de professionnels se reconnaîtront dans ce personnage ! –

Florence Foster Jenkins est un cas extrême, mais les deux films qui lui sont consacrés jettent une lumière crue sur des phénomènes qui n’ont pas perdu de leur actualité : les fans, la cour, les admirateurs qui gravitent autour des stars, l’entourage immédiat d’un grand soliste, d’une grande chanteuse, voire d’un chef d’orchestre célèbre, osent-ils dire la vérité, parfois désagréable, à ceux qu’ils croient servir en les protégeant de la réalité ?

La réponse n’est jamais simple, j’en sais quelque chose depuis trente ans que je fais le métier de servir la musique et les musiciens…