Mais impossible de ne pas évoquer la figure de la grande compositrice russe, qui vivait en Allemagne depuis 1991, Sofia Gubaidulina disparue ce 13 mars: lire l’excellent article que lui consacre Diapason.
Quelques souvenirs de concert me reviennent, dont un qui avait marqué le public de Liège, pour qui le nom même de la compositrice était inconnu et qui avait pourtant rempli la Salle philharmonique en 2005. Mais c’était une star du violon – Vadim Repin – qui jouait ce soir-là Offertorium, demeurée l’oeuvre concertante la plus célèbre de son auteur.
Ravel à Monte Carlo : un centenaire
Je suis ce week-end à Monte-Carlo pour « couvrir » plusieurs concerts du Printemps des Arts pour Bachtrack. Mon ami Jean-Louis Grinda, authentique Monégasque, qui, après l’Opéra royal de Wallonie à Liège, a dirigé de 2007 à 2023 l’Opéra de Monte-Carlo, y met en scène le spectacle qui réunira fin mars les deux ouvrages lyriques de Ravel : L’enfant et les sortilèges et L’heure espagnole
C’est en effet il y a quasiment un siècle, le 21 mars 1925, que la fantaisie lyrique composée par Ravel et Colette, fut créée ici même, à l’Opéra de Monte Carlo, alors dirigé par l’indétrônable Raoul Gunsbourg.
Au disque, j’ai toujours les mêmes (p)références : Lorin Maazel et Armin Jordan
Mais qu’il s’agisse de l’une ou l’autre oeuvre, il faut les voir sur scène, pour les goûter pleinement. J’ai deux souvenirs récents et lumineux dont j’ai rendu compte pour Bachtrack :le très poétique spectacle de l’Opéra Garnier à Paris, en novembre 2023 – Un Ravel de féérie à l’Opéra de Paris,
Oublier l’encombrant, le navrant, l’accessoire, ne garder que l’exceptionnel, le singulier, l’essentiel. C’est ainsi que je fais mon bilan d’une année musicale dont je ne veux retenir que les moments de grâce.
Ces souvenirs de concert, j’ai la chance de les avoir consignés pour Bachtrack.
Le bonheur d’avoir entendu le jeune chef portugais Dinis Sousa – découvert à l’été 2023 au Portugal – diriger une quasi intégrale des symphonies de Beethoven
Pas de toccata de Widor pour la réouverture de Notre Dame, mais je la livre ici dans la version jubilatoire du légendaire Pierre Cochereau, pour conclure cette année en beauté.
Je n’ai pas fini de revenir à cette mine que constitue l’intégrale de la correspondance de Ravel.
Après Ravel à Liège, anecdotique, j’ai trouvé plusieurs correspondances avec d’illustres Viennois(es), et cette étrange manie du compositeur basque de ne jamais parler de Vienne, mais toujours de Wien.
Cette première lettre où, bien des années avant sa création, Ravel évoque son projet d’écrire « une grande valse » (ce sera La Valse), égratignant au passage le « puritanisme franckiste » et les « adeptes moroses de ce néo-christianisme »
….Ce n’est pas subtil, ce que j’entreprends en ce moment : une grande valse, une manière d’hommage à la mémoire du grand Strauss, pas Richard, l’autre, Johann. Vous savez mon intense sympathie pour ces rythmes admirables, et que j’estime la joie de vivre exprimée par la danse bien plus profonde que le puritanisme franckiste. Par exemple, je sais bien ce qui m’attend auprès des adeptes moroses de ce néo-christianisme. Mais ça m’est égal !
Puis ce sont des échanges avec ou à propos de Richard Strauss.
Si c’était possible, je serais très heureux d’avoir une entrée pour Salomé. Pour ne pas vous déranger, voudriez-vous avoir l’amabilité de me faire rendre la réponse par écrit ? Merci d’avance et bien à vous,
Des années plus tard, en 1919 exactement, Richard Strauss est devenu directeur de l’Opéra de Vienne (une direction qu’il partage avec le chef Franz Schalk et qu’il abandonnera en 1924).
En 1922, Ravel espère que sa Valse (que Diaghilev a refusé de monter en ballet « Ravel, c’est un chef-d’œuvre, mais ce n’est pas un ballet. C’est la peinture d’un ballet ») sera créée en version dansée à l’opéra de Vienne. En témoignent deux lettres écrites le même jour, le 23 juillet 1922, de Montfort-l’Amaury, l’une à Alma Mahler, l’autre à Berta Zuckerkandl chez qui il a logé successivement lors de son premier séjour à… Wien en octobre 1920
Je suis si heureux d’avoir cette occasion de vous écrire que je me dépêche d’en profiter….On me voit plus souvent à Paris, je travaille tant que je peux, et je n’aurai pas le plaisir de vous voir le mois prochain comme je l’espérais. J’avais fait le projet d’aller aux fêtes de Salzburg, mais le travail ne me le permet pas. Ce sera pour plus tard, à la 1ère de La Valse à Wien, que je continue à espérer…
… D’abord le prétexte de cette lettre : si vous êtes à Wien lorsque Mme Madeleine Greyse présentera chez vous, je vous serai très reconnaissant de faire bon accueil à cette artiste qui, je n’en doute pas, vous intéressera vivement. Ses qualités vocales et musicales lui permettent d’interpréter avec la plus grande intelligence les choses les plus diverses : Les Chants hébraïques (dans le texte), L’Heure espagnole (dans le texte aussi), les Poèmes de Mallarmé, les Histoires naturelles, Shéhérazade pour ne parler que de mes oeuvres.
Fauré lui a confié la 1ère audition de ses dernières mélodies….
Je crois bien me souvenir que je vous ai fait parvenir une partition de L’Heure espagnole destinée à R. Strauss. Rien de nouveau de ce côté ? Ni au sujet de La Valse ? À ce propos, un chef d’orchestre français voulant donner ce poème symphonique à Wien, je m’y suis opposé, voulant en réserver la 1ère audition à votre opéra. Mais bien entendu, s’il plaît à Strauss de faire connaître cette oeuvre au public viennois avant de la transporter sur scène, je ne m’y oppose nullement. En tout cas, aucun théâtre ne la représentera avant Wien.
M.R. à Maurice Emmanuel
14/10/22
Cher Monsieur
… La partition que vous allez recevoir indique en effet les intentions de l’auteur. Ce sont les seules dont il faille tenir compte. Ce « poème chorégraphique » est écrit pour la scène. La 1ère en est réservée à l’opéra de Vienne, qui le donnera… quand il pourra. Il faut croire que cette oeuvre a besoin d’être éclairée par les feux de la rampe, tant elle a provoqué de commentaires étranges. Tandis que les uns y découvraient un dessin parodique, voire caricatural, d’autres y voyaient carrément une allusion tragique – fin du second Empire, état de Wien après la guerre. etc.
Tragique, cette danse peut l’être comme toute expression – volupté, joie – poussée à l’extrême. Il ne faut y voir que ce la musique y exprime : une progression ascendante de sonorité, à laquelle la scène viendra ajouter celle de la lumière et du mouvement.
Les espoirs de Ravel sont douchés par cette lettre – en français – de Richard Strauss :
Richard Strauss à Maurice Ravel
Staatsoper Vienne 7/12/22
Cher Monsieur,
En réponse de votre lettre du 14 nov. l’avis, que nous espérons de jouer déjà en mois de janvier votre délicieuse Ma Mère l’Oye dans la salle de la Redoute. Mais je ne crois pas qu’il sera possible de mettre en scène encore dans cette saison votre Valse. Et c’est la cause, que nous ne pouvons pas prétendre, que vous nous réserviez pour si longtemps le droit de la première audition en Vienne.
Au contraire, un bel succès au concert ajoutera (à) l’exécution théâtrale.
L’automne à Liège, ce sont ces grands ciels clairs et l’air vif qui pique sur la Meuse. J’ai emprunté ce mercredi matin la nouvelle passerelle qui conduit du quai de Rome au parc de la Boverie (lire Nostalgie).
J’avais déjà visité le nouvel ensemble muséal de Liège, inauguré en mai dernier, La Boverie, installé dans un pavillon construit en 1905 pour l’Exposition universelle.
La venue d’Anne Sinclairà Liège, il y a un mois, avait fait l’événement de cette rentrée. Elle était venue inaugurer l’exposition 21 rue La Boétie(vidéo), qui relate les aventures peu ordinaires de son grand-père, Paul Rosenberg, collectionneur, galeriste, ami de Picasso, Matisse, Chagall, Marie Laurencin et quelques autres du même acabit ! Aventures que la star des médias avait contées dans un émouvant livre de souvenirs :
Disons-le sans réserves : on ne regrette pas un droit d’entrée assez élevé (17 €). La réalisation touche à la perfection, les oeuvres présentées sont de premier rayon, le parcours pédagogique est exceptionnellement documenté, les explications concises… et compréhensibles par tous (on échappe, pour une fois, à ce jargon abscons qui fleurit sur les cimaises de nos grands musées). Une exposition à voir absolument, à Liège puis dans quelques mois à Paris.
Parmi les pièces exposées, une série qui ne pouvait manquer de me toucher : les esquisses du décor que Picasso avait conçu pour Le Tricornede Manuel de Falla, créé à Londres par Ansermet en 1919 dans le cadre des Ballets russes.
Symbole d’une cité qui a entamé une mue profonde depuis une vingtaine d’années, cette « Tour des Finances » qui a autant d’admirateurs que de détracteurs, selon la bonne tradition liégeoise (française ?)…
Il y avait une logique certaine dans le choix de ma soirée de mercredi. D’abord le compositeur que j’allais écouter avait justement visité Liège à l’occasion de l’Exposition de 1905, et toute son oeuvre était contemporaine des artistes vus à La Boverie : Ravel. L’opéra de Cologne propose en ce moment, dans ses locaux provisoires en bord de Rhin, le diptyque lyrique de Ravel, L’Heure espagnoleetL’Enfant et les sortilèges.
Là encore une réussite complète. Le nouveau Generalmusikdirektor de la cité rhénane, François-Xavier Rothen est le premier artisan, toutes les couleurs, les subtilités, la sensualité, si françaises, de l’orchestre ravélien semblent ne plus avoir de secret pour sa phalange germanique. Les chanteurs sont tous à l’unisson, même si tous ne sont pas francophones – mais les petits défauts sont à peine perceptibles – la mise en scène est un régal. Seul bémol, le texte, l’histoire même de l’Heure espagnole a moins bien vieilli que la poésie facétieuse de l’Enfant et les sortilèges. Mais Franc-Nohain n’est pas Colette !