La petite histoire (VI) : baptême de radio

C’est un personnage que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître mais que les plus de soixante ont au moins entendu une fois dans leur vie sur les ondes de la Radio romande, de France Musique ou France Culture.

Une sorte de Léon Zitrone suisse, l’embonpoint – bien dissimulé – en moins !

Antoine Livio est mort, à 63 ans, le 27 janvier 2001 – le jour de la naissance de Mozart – dans une chambre d’hôtel à Salzbourg, ça ne s’invente pas !

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(Antoine Livio à droite sur la photo : je n’ai trouvé aucune autre photo de lui sur le Web, la notice Wikipedia qui lui est consacrée ne comportant qu’une photo de… sa tombe au cimetière du Père-Lachaise à Paris !)

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Antoine fut, en quelque sorte, mon parrain de radio. J’allais commencer le 1er septembre 1986 mon nouveau poste à la Radio suisse romande. On m’avait auparavant invité à quelques concerts du festival (classique) de Montreux, pour me présenter aux personnalités locales.

A peine étais-je entré dans le hall de la salle de concerts – qui n’était pas encore le magnifique auditorium Stravinsky, inauguré en 1993 – que mon nouveau « patron », Pierre-Yves Tribolet, hélait un homme en smoking engagé d’une voix très sonore dans une conversation animée. Je vis l’homme en question d’abord dérangé par cette interpellation – qui osait ainsi l’interrompre ? – puis soudain tout miel lorsque PYT lui présenta son nouveau jeune collègue (moi !). Comme tout bon gazetier, il fit semblant d’avoir déjà entendu mon nom et de connaître mon pedigree, et me couvrit d’éloges un peu trop bruyants pour être honnêtes !

A l’entracte du concert, je recroisai Antoine Livio – à moins qu’il ne l’ait fait un peu exprès ! – qui s’enquit, encore plus miel qu’avant le concert, de ce que j’avais pensé de la première partie. En l’occurrence, Charles Dutoit dirigeait l’orchestre des jeunes de la Communauté européenne, et au programme de cette première partie de concert figuraient l’Ouverture tragique de Brahms et des extraits du Des Knaben Wunderhorn de Mahler chantés par Anne-Sofie von Otter.

Je répondis…ce que je pensais, sans périphrase : J’avais trouvé que l’Ouverture tragique manquait d’élan, de ligne, et m’avait ennuyé. Alors que la prestation d’Anne-Sofie von Otter m’avait ébloui.

J’eus vite compris l’erreur de ma franchise. Antoine Livio me tança du haut de toute son importance. Son ami (d’enfance ?), le grand Charles Dutoit avait au contraire magnifiquement dirigé Brahms. Il ne pouvait en être autrement puisque c’était l’ami d’Antoine Livio!

Je compris ce soir-là l’élasticité du concept de critique impartiale !

Deux ou trois jours plus tard, débarquant au siège genevois de la Radio suisse romande – où j’allais travailler durant sept ans – je fus accueilli par le patron de la chaîne Espace 2, mon nouveau « chef » PYT, par un pot de bienvenue qui commença par un grand éclat de rire général.

« Je vous présente le promeneur solitaire qui a tapé dans l’œil d’Antoine Livio l’autre soir à Montreux!  »

Apparemment toute la petite assistance avait entendu le billet de Livio dans l’émission du matin…sauf moi !

Ce cher Antoine rendant compte de ses soirées montreusiennes – plus chroniqueur mondain que journaliste musical – posant comme principe qu’un concert dirigé par son ami Charles Dutoit ne pouvait être qu’une parfaite réussite, ne pouvait manquer de relever la faute de goût de ce « jeune homme romantique (sic) errant comme un promeneur solitaire (re-sic) dans les couloirs du palais des congrès de Montreux » qui s’était permis d’émettre des doutes sur ce qu’il avait entendu. Erreur de jeunesse qui ne manquerait pas d’être corrigée si le jeune homme s’inspirait de l’expérience de son aîné, c’est en substance ainsi que se terminait le billet matinal d’Antoine Livio !

J’aurais plus tard à « gérer » Antoine Livio dans mes fonctions à la Radio suisse romande comme à France Musique, dans un contexte – déjà ! – de restrictions budgétaires. Antoine avait longtemps convaincu les responsables de la Radio suisse que sa présence s’imposait à Paris et en tous lieux où il se passait quelque chose d’important. La RSR avait même un « bureau » à Paris, qu’il avait quasiment fait sien. Il habitait d’ailleurs plus volontiers Paris que Lausanne. C’est à Paris qu’il se vantait d’avoir fait partie du cercle des intimes de Jean Cocteau, c’est à Paris qu’il avait ses amitiés et menait grand train. Peu à peu, on lui fit savoir, ici et là, que les temps avaient changé, que les chaînes n’avaient plus les moyens de l’envoyer en missions prolongées et coûteuses.

Et puis le style Livio, flamboyant, vachard, très parisien (jamais une once d’accent romand !), avait cessé de plaire. On avait bien vite oublié les audaces dont l’homme de radio qu’il était viscéralement était capable, comme celui d’arrêter un grand chef entrant en scène pour lui soutirer quelques mots en direct. De « combler » sans notes de très longues minutes d’interruption de liaison ou d’arrivée tardive des artistes sur scène. Souvent d’enregistrer en catimini, au mépris de toutes les interdictions, les grands moments des opéras ou concerts auxquels il assistait. Antoine ne doutait de rien, et surtout pas de lui-même.

Je m’autorise à reproduire ici l’hommage qui lui avait été rendu par l’un des médias auxquels il contribuait, au lendemain de sa disparition. Les surlignages sont les miens.

« Même s’il a beaucoup écrit, notamment pour Altamusica, Antoine Livio était avant tout un homme de radio, mieux, il était une radio à lui seul, et qui a conversé dix minutes avec lui ne saurait le démentir : Antoine avait toujours une anecdocte, un bon mot (voire une vacherie) sur tous les sujets touchant de près ou de loin les arts de la scène.

Et pour cause, il avait vu et entendu plus de spectacles que n’importe lequel de ses confrères, avait rencontré tout ce que la planète compte d’artistes de renom ou de sans grade, et avait d’ailleurs contribué à en révéler un bon nombre. Antoine ne voulait jamais manquer une création en France ou en Suisse et n’aurait pas raté pour un empire une saison à Salzbourg ou à Bayreuth, ses deux Mecques.

Né dans une famille de mélomanes avec une mère pianiste, sa propre carrière avec cet instrument fut contrariée par un accident malheureux aux tendons. Privé de clavier, Antoine Livio entra à Radio-Lausanne pour s’occuper de danse, la musique étant la chasse gardée d’Henri Jaton, un cacique indéboulonnable. Il produisit alors sa première émission, baptisée « Plein Feu sur la Danse ». Maurice Béjart, Roland Petit et Zizi Jeanmaire étaient dans sa première émission.

Débute alors une longue carrière radiophonique, principalement à la Radio Suisse Romande, tout en collaborant à l’émission « Panorama » de France Culture. La voix d’Antoine Livio était aussi familière aux auditeurs de France Musique(s), où il participa notamment à « Table d’écoute », sur le modèle du « Masque et la Plume » de France Inter, tout en alimentant chaque été les programmes de la chaîne d’innombrables reportages depuis Salzbourg ou Bayreuth.

En marge de la radio, Antoine Livio a été le critique chorégraphique puis musical de La Tribune de Lausanne pendant vingt-deux ans, tout en collaborant à d’autres périodiques, tels La Liberté de Fribourg ou Le Journal de Genève.

Sa méthode ? L’enthousiasme. Au risque, parfois, d’éveiller la suspicion de la profession. « Plutôt que de dire du mal des gens dont nous n’aimions pas le travail, j’ai fait le contraire : ne parler que de ceux qui ont du talent ! Ainsi ai-je pu aider quelques artistes débutant dans leur carrière et je ne le regrette pas. »

Dans un entretien à La Lettre du Musicien paru en février 2000, Antoine Livio avait donné sa définition de la critique : « une courroie de transmission entre les artistes et le public ». Antoine Livio estimait que cette fonction, bien que battue en brèche par les « papiers promotionnels », méritait encore toute sa place ; mieux, il militait pour que la critique soit reconnue comme un métier à part entière : c’est à son initiative que fut créée la Presse Musicale Internationale (PMI), qui chaque année décerne un Grand Prix à un interprète ou à un compositeur.

Antoine Livio fut aussi l’auteur de plusieurs ouvrages, tels Béjart (Editions L’Age d’Homme, 1965) et Conversations avec Marcel Landowski (Editions Denoël, 1999). Il nourrissait encore de nombreux autres projets de livres, notamment pour le compte de La Librairie Séguier mais on ne s’inquiète pas pour lui : en ce moment, il est probablement parti en quête d’un entretien impossible entre Richard Strauss et Wolfgang Amadeus. »

(Altamusica.com, 29 janvier 2001)

 

Vingt fois sur le métier (la suite)

Le sujet abordé hier (Vingt fois sur le métiersemble inépuisable. Les documents sur l’art du chef d’orchestre sont désormais légion.

Un aperçu de ma moisson/sélection de ces derniers jours, en forme d’hommage à de grandes personnalités disparues l’an passé.

Comme par exemple cette répétition – dont j’ignorais l’existence – entre Nikolaus Harnoncourt et l’orchestre des jeunes Simon Bolivar du Venezuela…. en présence de Gustavo Dudamel. Sur la Cinquième symphonie de Beethoven. Phénoménal !

https://www.youtube.com/watch?v=I_yvyjvThjQ

Le même Harnoncourt quelque vingt ou trente ans plus tôt avec un orchestre professionnel – l’Orchestre de chambre d’Europe – est tout aussi passionnant et pédagogue dans son approche de la symphonie beethovénienne.

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Le tout dernier enregistrement d’Harnoncourt et son intégrale Beethoven avec l’orchestre de chambre d’Europe (Warner)

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On a beaucoup évoqué Georges Prêtre, disparu en ce début d’année. La Radio suisse romande vient de publier une précieuse archive du chef français répétant Debussy avec l’Orchestre de la Suisse romande en 1972.

Autre disparu de 2016, Pierre Boulezsur qui les témoignages ne manquent pas. Je suis tombé par hasard sur une masterclass donnée par le chef/compositeur en 2009 aux élèves de la classe de direction du Conservatoire de Paris.

La bienveillance naturelle de Boulez envers les jeunes musiciens n’exclut pas le franc-parler, voire une pointe d’agacement. Cette vidéo démontre aussi une évidence : certains sont faits pour être chefs, même maladroits ou hésitants, d’autres non. Amusant de voir parmi ces étudiants, Alexandre Bloch, qui vient de prendre les rênes de l’Orchestre National de Lille.

L’art irremplaçable du (grand) chef n’est jamais mieux mis en valeur que dans le travail d’une pièce particulièrement difficile, comme le sont les redoutables Pièces op.6 de Berg. 

https://www.youtube.com/watch?v=NmlWJOUwU64

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Simon Rattle déçoit parfois au concert, jamais en répétition. C’est ce que disent les musiciens qui ont travaillé avec lui, à Birmingham, à BerlinC’est éloquent ici avec tous ces jeunes musiciens berlinois…

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Flashback

C’est le temps de la décantation. Des centaines d’images et de sons s’entrechoquent encore dans ma mémoire,  48 heures après que les dernières notes d’Iris ont résonné dans le grand vaisseau de l’opéra Berlioz de Montpellier.

Flashback. Le 14 juillet je me suis endormi tôt, caché dans un repaire provençal, à quelques encâblures de Montpellier. Réflexe au réveil, tôt le lendemain matin, regarder le fil d’actualité de Facebook, et découvrir l’ampleur du massacre de Nice. Prévenir les plus proches de l’équipe du Festival, prendre la route pour arriver au plus vite à mon bureau, prendre les contacts nécessaires avec les services de l’Etat et de la Ville, penser à la grande soirée FIP prévue sur le parvis de l’Hôtel de Ville. Réunion « sur site » à 11 h. La décision tombera dans l’après-midi. Annulation. Prévenir les artistes qui proposent de donner le concert dans un lieu clos. Impossible. Ils comprennent. Déjeunant sur le pouce, je croise Raphael Pichon, plongé dans ses répétitions avec ses musiciens de l’ensemble Pygmalion. Il n’a pas eu l’info, il manque de défaillir lorsque je lui annonce ce qui s’est passé la veille. Le Zoroastre prendra un relief particulier ce vendredi 15 juillet, après que nous aurons observé un moment de recueillement.

Le week-end est compliqué (La réponse de la musique), l’inquiétude puis la colère après le coup d’Etat en Turquie, des amis retenus à Istanbul, très vite la certitude, confirmée pendant le dîner avec les soeurs Önder, que la dictature s’installe, implacable, au pays d’Atatürk, aux portes de l’Europe…IMG_3891(Martin Grubinger, père et fils)

La dernière semaine passe comme une fusée. Avec beaucoup de moments d’exception et autant de frustration : impossible pour moi d’être partout où je voudrais, sur les 171 concerts et manifestations du festival, j’aurai pu en suivre une petite trentaine, et souvent partiellement. Quand le bilan tombe mardi, satisfaction pas seulement parce que la fréquentation est en hausse, mais parce que le public a donné aux horreurs du temps la seule réponse qui vaille : plus de musique, plus de partage, plus de solidarité.

Quelques images et vidéos, parmi des centaines (disponibles sur lefestival.eu)

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Vidéo Iris en répétition

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Les vieux, les jeunes et un vrai/faux meurtre

Quel est donc le vieux réac qui a osé affirmer ceci :

« ….pour être honnête, le rajeunissement des publics, on s’en fout complètement. D’abord parce que je trouve ça insultant à l’égard des vieux, qui sont nombreux à nous suivre, et dont je ne comprends pas pour quels motifs ils devraient être tenus pour des spectateurs de seconde zone. Ensuite parce que nous ne cherchons pas un nouveau public pensé comme une catégorie à conquérir et éduquer…  » ?

Je l’avais cité dans mon dernier billet (https://jeanpierrerousseaublog.com/2015/06/05/un-petit-coin-de-paradis/). Il fête ses 30 ans cette année, il a un talent fou, et il faudrait citer in extenso ce qu’il dit à Vincent Agrech dans le numéro de juin de Diapason : Maxime Pascal (ce doit être le patronyme qui rend intelligent !).

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La jeune génération se moque bien des catégories, des idées à la mode ou pas de saison,  elle innove, avance, donne un vrai coup de vieux à des structures figées, bouffies.

En d’autres temps, on eût recommandé plus de prudence à Jérémie Rhorer qui pour son premier contact avec l’Orchestre National de France (et le Choeur de Radio France) avait accepté de diriger Le Paradis et la Péri de Schumann (cf. mon précédent billet). Il a eu bien raison !

À propos de Schumann, j’ai retrouvé – l’avantage des rangements ! – un bouquin que j’ai chaudement recommandé à mon entourage lorsqu’il est sorti, dans sa traduction française, en 2010.

Il reste indispensable. L’éditeur (Actes Sud) met en appétit :

Dans l’Allemagne du XIXe siècle, les compositeurs étaient ce que sont les rock stars aujourd’hui : célèbres, courtisés, jalousés, entourés d’admirateurs et d’ennemis. Alors, quand un des nombreux parasites qui constituent l’entourage de Robert et Clara Schumann est assassiné dans d’étranges circonstances, l’inspecteur Hermann Preiss de Düsseldorf tente de résoudre le mystère, ainsi que l’énigme d’un la qui s’obstine à sonner faux sur le piano de M. Schumann ou à lui bourdonner aux oreilles tel le plus terrible des acouphènes. Sur ce la, les avis des témoins sont partagés : Liszt, Brahms, Helena, la belle violoncelliste amie de Preiss, Hupfer, l’accordeur des plus grands, chacun a quelque chose à en dire, ou à se reprocher.
Avec un humour subtil, Morley Torgov nous balade dans les cercles musicaux et les soirées de Düsseldorf. Belles femmes et bijoux, jeunes arrivistes tel Liszt drapé dans sa cape noire, journaliste prêt au chantage, tout cela est vu par les yeux et raconté par la voix de l’inspecteur Preiss, vieux routard des rues sordides et des bassesses de l’âme humaine. L’accordeur est-il honnête ? Clara aurait-elle un amant ? Robert ment-il entre ses crises de démence ? Comme dans les bons vieux polars en huis clos, les suspects sont en nombre restreint, mais ils le sont bien tous, surtout quand de nouveaux éléments permettent d’ajouter aux soupçons et que l’on découvre des raisons de complicité entre eux.
Très finement, ce roman est basé sur la stricte réalité (hormis le crime) d’un milieu, d’une époque et de personnages essentiels dans l’histoire de la musique. Voilà pourquoi Meurtre en la majeur est un livre hors norme.9782742787890

Tiens c’est aujourd’hui le 205ème anniversaire de la naissance de Robert Schumann !