Baudelaire en musique

A l’occasion d’un autre anniversaire, le centenaire de la mort du compositeur néerlandais Alphons Diepenbrock – le 5 avril dernier – Le Hollandais oublié -, j’ai évoqué incidemment Baudelaire qui a inspiré à Diepenbrock plusieurs très belles mélodies, comme cette Invitation au voyage magnifiquement chantée par Aafje Heynis.

L’un de nos plus grands poètes, Charles Baudelaire, est donc né le 9 avril 1821, il y a deux cents ans.

J’emprunte à Jean-Yves Masson, écrivain, éditeur, professeur, une partie du magnifique texte qu’il publie sur sa page Facebook. A défaut d’avoir sa connaissance encyclopédique de Baudelaire, je partage son admiration, son amour de l’auteur des Fleurs du Mal et de tant d’autres chefs-d’oeuvre

« J’ai aimé Baudelaire d’instinct, dès que j’ai commencé à le lire sérieusement, c’est-à-dire je pense au tout début de mes études. Je l’ai aimé comme un frère puisqu’il m’appelait son semblable, son frère, et que j’ai compris que c’était vrai. Rimbaud l’avait déclaré « le premier voyant, roi des poètes, un vrai dieu « /…./ mais qu’il était évidemment Baudelaire est probablement le plus grand poète chrétien (je ne dis pas catholique) de toute la langue française, en tout cas le plus grand depuis les poètes baroques qu’il aimait tant.

Je me suis nourri de Baudelaire, j’ai vécu avec Baudelaire, je l’ai emporté partout en voyage, il est l’intelligence suprême faite poésie, jusque dans sa critique d’art….

. « Baudelaire est une origine », a dit Pierre-Jean Jouve, ce que le romantisme français n’a pas su être (ailleurs en Europe, oui, mais pas en France). Jouve a raison: ce qu’on appelle la poésie a révélé avec un lui un visage nouveau dans notre langue et personne ne peut l’ignorer…

Hugo serait bien surpris s’il revenait et découvrait que l’œuvre de Baudelaire pèse aussi lourd sur la balance de l’Esprit que les dizaines de milliers de vers de la sienne, et sans doute même plus lourd. Je sais ce que vaut quelqu’un au jugement qu’il porte sur Baudelaire et à la manière dont il en parle. S’il n’y avait pas Montaigne et Rimbaud, il est clair que, sur une île déserte, j’emporterais Baudelaire. Il est vrai que comme je le connais presque par cœur, autant que Rimbaud, le dilemme serait vite résolu. » Bon anniversaire, souverain maître ! (Jean-Yves Masson, 9 avril 2021)

L’invitation au voyage

C’est incontestablement L’invitation au voyage dans le recueil des Fleurs du Mal (1857) qui a eu le plus de succès chez les compositeurs : près d’une dizaine se sont essayés, avec des fortunes diverses, à parer ces vers de mélodies.

Mon enfant, ma sœur,
Songe à la douceur
D’aller là-bas vivre ensemble !
Aimer à loisir,
Aimer et mourir
Au pays qui te ressemble !
Les soleils mouillés
De ces ciels brouillés
Pour mon esprit ont les charmes
Si mystérieux
De tes traîtres yeux,
Brillant à travers leurs larmes.

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté
.

Des meubles luisants,
Polis par les ans,
Décoreraient notre chambre ;
Les plus rares fleurs
Mêlant leurs odeurs
Aux vagues senteurs de l’ambre,
Les riches plafonds,
Les miroirs profonds,
La splendeur orientale,
Tout y parlerait
À l’âme en secret
Sa douce langue natale.

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

Vois sur ces canaux
Dormir ces vaisseaux
Dont l’humeur est vagabonde ;
C’est pour assouvir
Ton moindre désir
Qu’ils viennent du bout du monde.
— Les soleils couchants
Revêtent les champs,
Les canaux, la ville entière,
D’hyacinthe et d’or ;
Le monde s’endort
Dans une chaude lumière.

Là, tout n’est qu’ordre et beauté,
Luxe, calme et volupté.

Léo Ferré

Benjamin Godard

Emmanuel Chabrier

Mais c’est pour moi définitivement Henri Duparc qui donne sa perfection musicale à cette sublime Invitation

J’avoue aimer autant la version orchestrale que la version avec piano, surtout avec des interprètes de la qualité de Françoise Pollet et de José Van Dam !

Impossible d’être exhaustif quant aux multiples « mises en musique » de Baudelaire (on renvoie à une page Wikipedia très bien faite)

Encore quelques exemples, parfois inattendus.

Fauré : Chant d’automne

Chausson : L’Albatros

Harmonie du soir mise en musique par Debussy, donne aussi Harmonie des Abends sous la plume de Zemlinsky

Plus étonnant encore, le premier des trois Lieder que compose un Karlheinz Stockhausen de 22 ans, en 1950, Der Rebell / Le rebelle

Le Vin selon Berg

Alban Berg compose, en 1929, Der Wein, pour soprano et orchestre. Il choisit trois des poèmes des Fleurs du Mal parmi les cinq que contient la section intitulée Le Vin, dans la traduction du poète allemand Stefan George : L’âme du fin/ Die Seele des Weines, Le vin des amants / Der Wein der Liebenden, Le vin du solitaire / Der Wein des Einsames

Tout un monde lointain

L’oeuvre la plus célèbre d’Henri Dutilleux, dédiée à et créée par Mstislav Rostropovitch en 1970, Tout un monde lointain, emprunte son titre à un vers du poème La Chevelure :  Tout un monde lointain, absent, presque défunt.

Dutilleux cite Baudelaire en exergue de chacun des cinq mouvements enchaînés de son concerto pour violoncelle :

Énigme (Très libre et flexible)…Et dans cette nature étrange et symbolique… , Poème XXVII

Regard (Extrêmement calme)…le poison qui découle
De tes yeux, de tes yeux verts,
Lacs où mon âme tremble et se voit à l’envers
… , Le Poison

Houles (Large et ample) …Tu contiens, mer d’ébène, un éblouissant rêve
De voiles, de rameurs, de flammes et de mâts…
 , La Chevelure

Miroirs (Lent et extatique) Nos deux cœurs seront deux vastes flambeaux
Qui réfléchiront leurs doubles lumières
Dans nos deux esprits, ces miroirs jumeaux.
 », La Mort des amants

Hymne (Allegro) …Garde tes songes:
Les sages n’en ont pas d’aussi beaux que les fous!
La Voix

Ici dans une version enregistrée en 2013 à Helsinki par le tout jeune Aurélien Pascal, 19 ans à l’époque, Aurélien Pascal qui sera l’un des invités de marque, en duo avec Alexandre Kantorow le 24 juillet prochain à Montpellier (voir lefestival.eu

Ceux qui me connaissent ne seront pas étonnés que je recommande ces deux disques, de la plus francophile et francophone des chanteuses britanniques, la chère Felicity Lott

Naissance d’un théâtre

Méprise

Il y a trois mois, j’évoquais ici même, avec enthousiasme, la réédition des Mémoires de l’un des plus grands musiciens du XXème siècle, le chef d’orchestre Désiré-Emile Inghelbrechtdes Mémoires publiés en 1947 sous le titre Mouvement Contraire, Souvenirs d’un musicien.

91cka4bso1L

Avant-hier je découvrais, par hasard, sur Facebook que l’éditeur de ce magnifique ouvrage me prenait à partie en des termes peu amènes :

« Content de lire (avec retard) cette chronique du blog du directeur bien connu du Festival de Radio France sur les souvenirs d’Inghelbrecht, mais gageons que l’illustre Monsieur Rousseau n’a pas ouvert le livre publié par la Coopérative : sinon il se serait aperçu que la 4e de couverture du livre ne dit pas que D.E. Inghelbrecht est le « plus grand chef d’orchestre français de sa génération », ce qui serait évidemment faux (d’Ansermet à Désormières, c’est une génération fabuleuse), mais « l’un des plus grands », ce qui est en revanche incontestable. La phrase pour laquelle il nous traite de « présomptueux » ne figurait que sur notre site internet… (et nous l’avons rectifiée depuis). Il trouve la couverture moche, c’est son droit, mais sans doute n’a-t-il pas reconnu le conservatoire de Paris longuement évoqué dans le livre, avec sa porte battante qui faillit tuer Ambroise Thomas. Mais tout en décalquant quelques phrases de notre argumentaire sur notre site, il ne dit pas que ce volume, par rapport à l’édition originale (celle qu’il possède, c’est certain), est enrichi de plus de 35 photos et documents qui ne s’y trouvaient pas (Inghelbrecht se plaignait que son éditeur trop économe lui ait refusé beaucoup d’illustrations), ni que nous avons établi la discographie d’Inghelbrecht la plus complète à ce jour, avec quelques références qui ne se trouvent même pas à la Bibliothèque nationale.
Bref, le livre ne risque guère de se vendre, dit-il, et il est bien placé pour le savoir : il ne l’a jamais eu entre les mains. Contrairement à ce qu’il annonçait, il n’est d’ailleurs pas revenu sur ce livre. »

Nous nous sommes, depuis, expliqués sur ce réseau social. Evidemment, contrairement à ce qu’écrivait M. Masson, j’ai acheté ce livre, chez un de mes libraires parisiens – car j’achète toujours mes livres chez un libraire, et je ne demande jamais de « service de presse » ! – j’en ai déjà lu maints chapitres, mais j’ai, je le concède, failli à la promesse que j’avais faite à la fin de mon article du 15 décembre dernier : « Je reviendrai sur plusieurs chapitres de ces Mémoires « à l’envers », et des pages savoureuses, par exemple sur le concert inaugural du Théâtre des Champs-Elysées, sa première rencontre avec Debussy, ses démêlés à l’Opéra-Comique, etc. ».

D’allure assyrienne

Le chapitre XV de Mouvement contraire est sobrement intitulé 1912-1913 Le Théâtre des Champs-Elysées.

D’abord cette description savoureuse de l’un des personnages les plus importants de la vie parisienne du tournant du siècle Gabriel Astruc (1864-1938)

Gabriel_Astruc

« De forte corpulence et d’allure assyrienne, Astruc était généralement vêtu avec l’élégance qu’on nommait alors celle du boulevardier. À la belle saison, il coiffait hardiment le chapeau melon ou le haut-de-forme gris des turfistes. Son goût inné des bijoux se révélait à la perle de sa cravate, aux lourdes bagues gemmées qu’il portait au petit doigt velu de chacune de ses mains, aux émeraudes de ses manchettes et à l’épaisse gourmette d’or qui entourait son poignet droit. Sa boutonnière était invariablement ornée d’un oeillet pourpre qu’il abandonna dès qu’il put le remplacer par un ruban de la Légion d’honneur, longuement convoité.

Journaliste, chroniqueur parlementaire de 1885 à 1895, Gabriel Astruc a fondé en 1897 une société d’éditions musicales, d’abord chez son beau-père Wilhelm Enoch, puis à son propre compte. Comme éditeur, il publie notamment Shéhérazade et le Quatuor de Maurice Ravel, avant de céder ces deux œuvres aux éditions musicales Durand en 

img_9415

Concert inaugural

Inghelbrecht avait eu une première collaboration avec Astruc en 1906. Le chef d’orchestre reconnaît que la cordialité de ses relations avec l’intrépide impresario n’était pas étrangère au fait qu’il était le gendre d’un vieil ami d’Astruc, le peintre, sculpteur, affichiste suisse Théophile Steinlen (Colette Steinlein, après ce premier mariage de 1910 à 1920 avec Inghel, épousera en secondes noces un autre chef d’orchestre Roger Désormière !).

C’est au jeune Désiré-Emile que Gabriel Astruc confie la lourde mission de recruter l’orchestre et les choeurs du futur théâtre des Champs-Elysées:

« Jusqu’ici, pour les Grandes Saisons, il était fait appel aux choristes et aux musiciens d’une grande association parisienne. Cette collaboration ne pouvait plus être envisagée désormais, le nouveau théâtre lyrique devant s’assurer, aussi bien que l’Opéra et l’Opéra-Comique, de l’exclusivité de son personnel…. »

La suite mérite une lecture attentive… et instructive. Les démêlés, les négociations du chef « recruteur » avec les syndicats, les représentants des musiciens, les questions de cumul, d’exclusivité, de salaires…en 1913, tels qu’Inghelbrecht les relate, sont encore d’une étonnante actualité ! Comme si rien n’avait changé en un siècle…

Affiche_TCE_Archives

« C’est par miracle que l’on put être prêt quand même à la date fixée pour le concert inaugural – le 2 avril 1913 – à l’occasion duquel Astruc n’avait pas craint de réunir – pour deux heures – dans une apparente union sacrée, les plus illustres musiciens d’alors. Saint-Saëns, Fauré, d’Indy, Debussy et Dukas se succédèrent au pupitre, tandis que m’était échu de diriger l’Ode à la Musique de Chabrier et le Scherzo de Lalo. »