Le piano qu’on aime (suite)

Martha Argerich ou les clichés

Je pense qu’elle détient le record des occurrences sur ce blog. Pas moins de 66 articles où elle est citée, et une bonne moitié qui lui est consacrée : Martha Argerich habite ce blog comme elle habite ma vie.

C’est dire si la une du numéro de septembre de Diapason, l’annonce d’une « interview exclusive », avaient de quoi m’allécher. Le terme « interview » est déjà impropre, puisqu’il s’agit plutôt d’une conversation enregistrée telle quelle, ce qui est sympathique et restitue assez bien ce qui se passe lorsqu’on a la chance de partager un moment avec la pianiste. Mais vraiment, est-il encore nécessaire d’aligner les clichés qui s’attachent depuis toujours à cette grande musicienne (« la lionne », la « reine », etc.) ? À 84 ans, Martha Argerich est toujours dans une forme époustouflante. On ne peut que lui/nous souhaiter que cela dure..

Cela me rappelle un heureux et cruel souvenir, que j’avais déjà raconté dans une précédente édition de ce blog. En 1987 (lire Martha Argerich à Tokyo), j’ai la chance d’accompagner l’Orchestre de la Suisse romande dans une grande tournée au Japon et en Californie. Les solistes en sont Martha Argerich et Gidon Kremer, excusez du peu. La Radio suisse romande me demande de faire régulièrement le point sur cette tournée dans les émissions d’Espace 2. On m’a dit avant de partir que Martha n’accepte aucune interview, mais n’étant pas journaliste, je me dis que je n’ai rien à risquer à lui demander si elle accepterait de me dire quelques mots, au moins pour illustrer mes billets. Elle accepte, sans hésiter, un soir de relâche, de me consacrer du temps. Elle me donne rendez-vous à minuit dans le hall de l’hôtel à Tokyo, de retour d’un dîner auquel elle doit assister. A minuit, je suis en place avec mon « nagra », je vois défiler quantité de musiciens de l’OSR, surpris de me voir là à cette heure tardive : je leur dis attendre Martha pour une interview… Je ne compte pas les sourires narquois et les allusions parfois douteuses qui me répondent… Vingt bonnes minutes plus tard, c’est Gidon Kremer qui s’avance vers moi : « Je sais que vous attendez Martha, ne vous inquiétez pas, elle arrive, nous rentrons juste de dîner ».

En effet, fraîche comme une rose, elle se pose quelques minutes plus tard de l’autre côté de la table basse. Je m’assure qu’elle accepte bien d’être enregistrée, et pour ma première interview, je me lance et lui pose toutes les questions qui me viennent à l’esprit. A 2h30, je suis obligé de mettre fin à la conversation, je n’ai plus de bande… Deux heures d’interview exclusive avec Martha Argerich, je ne suis pas peu fier de l’exploit. Le lendemain, je m’assure, avec les responsables de l’orchestre, que la bande peut être envoyée par avion à Genève, où la radio pourra choisir un extrait pour ses bulletins d’information et la matinale d’Espace 2, en attendant le traitement et le montage pour une diffusion intégrale de l’interview à mon retour de tournée. En effet, radio et télé suisses donnent un large écho à la tournée, à l’OSR et à Martha, dont il n’existait jusqu’alors aucun document « audio » de sa voix. Lorsque je rentre quelques semaines plus tard, je m’enquiers de la précieuse bande et je m’entends répondre : « Merci, on a pris les extraits qui nous intéressaient pour l’info, mais on ne l’a pas gardée ni archivée ». Voici comment 2 heures exclusives d’entretien avec Martha Argerich ont fini à la poubelle…

La dernière fois que j’ai entendu Martha Argerich en concert, c’était dans le concerto de Schumann, j’en ai rendu compte pour Bachtrack : « Devant une Philharmonie archi-comble, la légendaire pianiste s’avance à pas précautionneux, cherchant le bras du chef Antonio Pappano, adapte la hauteur de son siège. Les mains noueuses trahissent l’âge de l’interprète, on perçoit d’abord comme une hésitation devant le clavier. Et soudain le miracle opère : la pianiste argentine semble littéralement réinventer cette œuvre qu’elle fréquente pourtant depuis si longtemps, ces très subtils rubatos, cet art d’énoncer un thème, une mélodie, avec la simplicité, l’évidence qui n’est qu’aux grands. Le fabuleux équilibre des deux mains, cette manière unique de faire sonner les lignes intermédiaires, avec par-ci par-là un coup de griffe, un accent inattendu, c’est la marque Argerich.« 

Paui Lecocq et Clara Haskil

Je n’avais jamais entendu parler du concours Clara Haskil dans les journaux de France Inter, mais il a suffi qu’un Français, le jeune Paul Lecocq, soit choisi comme le lauréat de la 31e édition, pour que les médias « généralistes » l’évoquent, avec les approximations d’usage- on ne remporte pas un concours grâce à un concerto (Paul Lecocq aurait gagné son prix avec le 3e concerto de Beethoven !). Peu importe,

Je ne connais pas ce garçon, mais ce que j’entends dans ce concerto de Beethoven, qui est loin d’être le plus évident pour ses interprètes, chef comme soliste, me donne envie d’en entendre plus. Parce que l’histoire du concours Clara Haskil atteste que les jurys successifs de cette compétition ont toujours privilégié les musiciens aux broyeurs d’ivoire. La liste des lauréats depuis 1963 est éclairante. Quatre Français parmi eux, Michel Dalberto (1975), Delphine Bardin (1997), Adam Laloum (2009) et maintenant Paul Lecocq au même âge (20 ans) que Michel Dalberto, cinquante ans après lui.

Les pianistes musiciens

La seule question qui vaille, on l’a déjà posée ici à maintes reprises (Le piano qu’on aime), est : pourquoi retient-on, écoute-t-on tel pianiste plutôt que tel autre? Et on ajoute, avec ce qu’il faut de nostalgie : pourquoi y a-t-il aujourd’hui si peu d’artistes, de musiciens, qui osent l’originalité, l’affirmation d’une personnalité ? C’est vrai dans toutes les disciplines. Affaire d’enseignement ? de transmission ? de temps pour se développer, apprendre, se cultiver tout simplement ?

Un exemple : j’ai cité récemment le dernier disque d’Aurélien Pontier (lire Une journée à Paris) qui regroupe des pièces que les grands pianistes du siècle passé aimaient jouer en bis, pour épater le public qui en redemandait, d’une virtuosité qui n’existe que pour être transcendée. On peut féliciter le pianiste français de son audace et de l’originalité de son programme, remarquer aussi que tout cela est bien joué, très bien joué même, mais qu’il manque ce quelque chose d’impalpable, d’ineffable qu’y mettait par exemple un Shura Cherkassky.

L’autre pianiste

J’ai plusieurs fois évoqué ici un pianiste que j’ai découvert un peu par hasard et qui ne m’a plus lâché depuis que j’ai acquis tout ce que j’ai pu trouver de et sur lui, Sergio Fiorentino (1927-1998) – lire L’autre pianiste italien.

L’éditeur Brilliant Classics a eu la formidable idée de regrouper dans un coffret unique ce legs inestimable, précieux, indispensable :

Pour les acheteurs éventuels, je signale que le site anglais prestomusic propose le coffret à 71,25 € alors que la FNAC l’annonce à 91€… Mystère toujours que ces différences de prix d’un pays à l’autre (même en tenant compte des frais de port)

On ne m’en voudra pas de remettre ici la version que je chéris entre toutes de la sonate D 960 de Schubert, l’absolue perfection de ce dernier mouvement sous les doigts de Sergio Fiorentino

Et, comme toujours, humeurs et réactions à lire sur mes brèves de blog

Le classique ça fait du bien

C’est la saison des interviews pour les patrons de chaînes… et les directeurs de festivals. Classique en début d’été, un marronnieren quelque sorte !

Avec, pour les interviewés, le sentiment de dire toujours la même chose, de tordre le cou à des clichés qui ont la vie dure (sur l’élitisme, l’inaccessibilité de la musique classique, le « rajeunissement » des audiences, etc…)

Dernier en date l’entretien paru sur le site de L’Obs : Entretien avec Jean-Pierre Rousseau, directeur du Festival Radio France Occitanie Montpellier

749cef-516727576(L’ensemble Les Surprises qui donne, le 18 juillet, la re-création d’Issé, « pastorale héroïque » d’André Cardinal Destouches)

« Porter la musique partout où elle peut aller, partout où elle est attendue, c’est la vocation première du Festival et c’est sans doute la plus noble des missions. 

Quand je vois ce qui se passe entre des artistes et des publics qui assistent pour la première fois de leur vie à un concert, je sais que nous touchons juste. La musique fait du bien à ceux qui l’écoutent ! »

Je relis cette interview du directeur de France Musique, Marc Voinchet, interrogé sur la grille d’été de la chaîne et ses réponses à deux questions bateau :

France Musique peut-elle s’adresser à un public plus jeune ? 
Les émissions de radio pour les jeunes sont rarement réussies. C’est très difficile de faire de bons programmes à caractère pédagogique. Mais je pense que France Musique a des choses à faire pour ce public, nous y travaillons, notamment sur le numérique. 

Vous êtes directeur de la station depuis 3 ans. Quel bilan en tirez-vous ?
Dans France Musique, il y a musique. Quand il vient chez nous, l’auditeur cherche de la musique. J’ai voulu remettre cela au centre de nos programmes en rappelant quelques réflexes de radio : avoir une parole mesurée et bien cadrée. Je pense que nous y sommes arrivés même si il y aura encore quelques aménagements sur la grille des programmes, à la rentrée, notamment le week-end et dans nos matinées.

22780952-25330979(Marc Voinchet)

Je retrouve ce papier paru dans Libération le 9 janvier…1996. Extraits :

France Musique s’est récemment illustrée dans les sondages par un net gain d’audience. La station revient de loin… «On a toujours opposé radio pédagogie et robinet musical…C’est un débat pauvre…il est impossible d’essayer de faire de la radio sans se caler sur le rythme des auditeurs» réaffirme Jean-Pierre Rousseau qui avait un temps claironné le slogan: «France Musique à l’écoute de ses auditeurs», afin de stigmatiser la tendance de certains producteurs à ne guère se soucier d’être bien entendu. (Christian Leblé, Libération)

Est-ce à dire que « tout change, rien ne change » ? Ou, plus simplement, que les problématiques qui se posent à un directeur de chaîne musicale classique évoluent plus lentement que les habitudes d’écoute des auditeurs ?

Parmi les nouveautés introduites récemment sur France Musique, la chronique hebdomadaire de Christophe Chassol.

Dans un récent entretien à Télérama (Christophe Chassol, la nonchalance savante), le jeune compositeur :

« On sent un vrai plaisir à être là derrière ce micro et à transmettre. C’est savant et détendu, une sorte de transmission douce des choses.

J’ai donné beaucoup de cours de piano, et j’ai été professeur de musique en collège en banlieue pendant trois ans. Je faisais une espèce d’histoire de la musique du XXe siècle, de Missy Elliott jusqu’à Stravinsky. J’aime bien les choses complexes, mais pas les choses compliqués, donc j’essaye dans mes chroniques de faire en sorte qu’on comprenne le plus de termes possibles. En se prenant un peu la tête, on peut tout rendre compréhensible. »

J’ai pu entendre – ce qui m’arrive trop rarement – la dernière chronique de Christophe Chassol sur France Musique. Un seul regret : que la séquence ait été aussi brève. On aurait adoré l’entendre parcourir tout le concerto pour orchestre de Bartók et nous l’expliquer aussi lumineusement… Réécoutez cette chronique : De la lumière chez Bartók

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*Marronnier : l’origine du mot tiendrait à un fait historique : Tous les ans, aux premiers jours du printemps, un marronnier à fleurs rouges fleurissait sur la tombe des Gardes suisses tués lors de la journée du 10 août 1792, dans les jardins des Tuileries à Paris ; et tous les ans un article paraissait dans la presse pour s’en faire l’écho (Source Wikipedia)

 

Le chancelier musicien

Il était déjà un monument historique avant de mourir. Sa disparition hier, quarante cinq ans après celle du général de Gaulle, m’a touché.

Helmut Schmidt, né quelques jours après la fin de la Première Guerre mondiale – le 23 décembre 1918 – aura été l’une des plus hautes figures de l’Europe contemporaine, une Europe qu’il a ardemment, et jusqu’au bout, aimée, inlassablement construite.

Mais comme toujours c’est l’homme, la personnalité qui m’intéresse. Schmidt n’avait que faire des experts en communication, des prudences de langage, du politiquement correct. Désolé pour les non-germanophones, ils ne comprendront peut-être pas grand chose aux extraits vidéo qui suivent, mais simplement à le regarder et à l’entendre répondre à son intervieweuse, ils percevront à la fois la bonté qui se dégage des traits toujours vifs du vieil homme, la netteté et l’humour de ses réparties. On notera évidemment que l’ex-chancelier se moque comme d’une guigne de l’interdiction de fumer, et quand la journaliste lui propose une cigarette électronique, il la retoque gentiment, en rappelant toutefois qu’il a arrêté une seule fois de fumer après la guerre pour pouvoir acheter à manger (« la faim était plus forte »).

https://www.youtube.com/watch?v=_aq60QiLvVM

Tout ce long entretien, le dernier qu’il ait accordé, témoigne non seulement d’une acuité intellectuelle, d’une lucidité intactes, mais d’une envergure, d’une hauteur et d’une précision de vues qui embrasse tout le XXème siècle. L’Histoire comme déroulée sous nos yeux, par un témoin, un acteur essentiel. Passionnant, inspirant.

Autre témoignage émouvant, la série réalisée par la télévision allemande en plusieurs épisodes sur Helmut Schmidt, et ici particulièrement sur son rapport à la musique. Schmidt était non seulement mélomane averti, mais un très bon musicien à ses heures (« Bach disait que la musique est une récréation de l’âme, je partage absolument »).

https://www.youtube.com/watch?v=CA0crSDqWhw

Il a parfois participé à des concerts (dans le concerto pour 4 claviers de Bach, dans celui pour 3 pianos de Mozart), il a même, sous la pression de ses amis les pianistes Christoph Eschenbach et Justus Frantz, laissé un témoignage discographique de cette prestation

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https://www.youtube.com/watch?v=itdEksckjQ4

L’acteur connaît la musique

Je n’ai pas la culture cinéphilique de beaucoup de mes amis mais j’ai quelques affections de longue date pour des acteurs et des actrices qui n’ont jamais été à la mode et sont donc indémodables. Chez les hommes, Gabin, de Funès, Ventura, Michel Serrault bien sûr et Paul Meurisse, irrésistible.

Vu récemment deux films qui n’ont pas laissé de trace particulière dans l’histoire du cinéma et qui sont pourtant dans une veine si typiquement française. D’abord le moins connu – je ne l’avais jamais vu – des quatre films réalisés par Pierre Tchernia avec son acteur fétiche Michel Serrault : Bonjour l’angoisse (1988), avec quelques jeunes comparses Pierre Arditi, Jean-Pierre Bacri ou Guy Marchand. Plus encore que dans Le Viager ou La Gueule de l’autre, on a vraiment le sentiment que Tchernia a laissé libre cours à la loufoquerie de son acteur fétiche, au point que les situations et les répliques semblent improvisées. Tout ce que j’aime…

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Autre chef-d’oeuvre de kitsch et de dérision : L’assassin connaît la musique, avec l’improbable couple formé par Maria Schell et l’inimitable Paul Meurisse. L’un de ces acteurs, comme Gabin, qui ne cesse jamais d’être lui-même, quelque soit le personnage qu’il incarne. Ici un musicien et compositeur fantasque. Un petit bijou de 1963 signé Pierre Chenal.

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