Arrivages

Ce titre qu’emprunte souvent un ami critique m’a toujours amusé, s’agissant de musique classique. Il doit certes crouler sous les CD et les coffrets qu’on lui envoie en service de presse, ce qui n’est pas mon cas, puisque, en dehors de quelques disques dont on m’a fait cadeau, j’ai toujours acheté les. éléments qui constituent ma discothèque personnelle. Donc quand je vois arriver le facteur chargé de paquets, je ne suis pas surpris puisque je les ai commandés, et je connais le contenu de ces… arrivages !

Ces dernières années, les « majors » rééditent à tour de bras, en pavés plus ou moins importants, leurs artistes « maison » qu’elles ont cessé d’enregistrer. Intéressant pour celui qui a une discothèque encombrée, et qui ne dispose pas de kilomètres de rayonnages pour l’entreposer: on se sépare des CD individuels, sauf édition remarquable, et on récupère un gros boîtier avec tout dedans. J’ai évoqué récemment le cas de Roberto Alagna et Wolfgang Sawallisch (lire En scènes) ou l’intégrale Fauré

Dernières commandes, donc derniers « arrivages » :

Paavo Järvi / Erato

On ne sait si le fils parviendra à rattraper le père dans une course à l’enregistrement qui paraît inépuisable – on parle de Neeme Järvi – mais on se doute que Paavo en a l’ambition, même si le marché est saturé et les labels de moins en moins enclins à prendre en charge de nouveaux enregistrements.

Paavo Järvi, jeune sexagénaire, peut se flatter d’avoir déjà une impressionnante discographie. Celle qu’il a laissée à Cincinnati (lire Festivals d’orchestres) du temps où il en était le directeur musical de 2001 à 2011.

C’est maintenant Warner/Erato qui récapitule une vingtaine d’années de captations réalisées avec l’orchestre de Paris, la radio de Francfort ou les Estoniens pour l’essentiel, avec un peu de Birmingham, de Stockholm… et d’Orchestre philharmonique de Radio France. Rien que du déjà connu, et souvent loué. Avec un « bonus » pour les acquéreurs de ce coffret : une symphonie de Franck captée il y a quelques mois avec l’Orchestre de Paris.

Quelques belles réussites – la musique estonienne, les Grieg, les Sibelius, Dutilleux – de beaux accompagnements pour Truls Mørk, Leif Ove Andsnes et surtout Nicholas Angelich pour les deux concertos de Brahms, du moins indispensable avec la musique française (Bizet bien raide, Fauré évitable) et alors, glissé en catimini parmi les 31 CD du coffret un éprouvant (pour ne pas utiliser un autre adjectif) disque d’airs d’opéras véristes par une Barbara Hendricks (!) complètement hors sujet.

L’ami hollandais

C’est peu dire que j’ai bondi sur un coffret qui risque de passer inaperçu, alors qu’il comblera tous les vrais amoureux du violoncelle. Celui qui regroupe les enregistrements réalisés pour le label néerlandais Channel Classics par le violoncelliste Pieter Wispelwey. J’ai raconté (Frontières) mon étonnement d’apprendre que Pieter qui habitait à côté de la Belgique n’avait jamais joué dans ce pays jusqu’à ce que je l’invite à Liège. J’ai rarement rencontré un artiste aussi passionné, attachant, audacieux (je lui avais demandé, entre autres, de jouer le 2e concerto pour violoncelle de Schnittke, que j’avais vu et entendu créé par Rostropovitch à Evian devant le compositeur le 27 mai 1990). Pieter et son épouse ont traversé il y a deux ans la pire des épreuves que des parents puissent connaître : la mort subite de leur fils Dorian à 16 ans…

Ce coffret rassemble l’intégralité des enregistrements que le violoncelliste (disciple de Dicky Boeke et Anner Bylsma) a réalisé pour Channel Classics entre 1990 et 2009 : 35 enregistrements en 20 ans et une diversité de répertoires impressionnante. Les grands chefs-d’œuvre du répertoire solo, les Suites de Bach, enregistrées deux fois, celles de Britten, en passant par Reger, Kodály, Crumb, Hindemith ou Gubaidoulina, voisinent avec tous les grands concertos (Haydn, Dvorák, Schumann, Elgar, Schumann, Chostakovitch, Prokofiev, Lutoslawski) et aussi une magnifique anthologie de la musique de chambre, dont de somptueux ensembles Beethoven ou Brahms. Cette anthologie coffret permet plus largement de prendre la mesure du goût du violoncelliste néerlandais pour les instruments d’une part, et de redécouvrir d’autre part ses collaborations année après année avec quelques partenaires bien choisis, comme Paul Komen, Paolo Giacometti, Dejan Lazic, ou le chef Iván Fischer.

Il faut féliciter l’éditeur pour cette magnifique récollection. Il est devenu trop rare de trouver dans un coffret récapitulatif autant d’informations sur évidemment les détails des oeuvres, les dates et lieux d’enregistrement, avec un texte très documenté et remarquablement informé de Pierre-Yves Lascar (en français, anglais et allemand) Un INDISPENSABLE donc !

L’audace des Ysaye

Il n’y avait qu’eux pour tenter pareille aventure : l’intégrale par le Quatuor Ysaye (1994-2014) des quatuors de Beethoven, en 2008, en 1Z concerts à l’Auditorium du Musée d’Orsay. La Dolce Volta édite l’exploit en un coffret à petit prix mais de très grande valeur.

J’aime beaucoup comment l’altiste du quatuor, Miguel da Silva, présente à la fois cette aventure et finalement ce qui fait la tenue et la force d’un quatuor :

« Quatre hommes sans qualité »
Un titre en forme de clin d’oeil au roman de Robert Musil, mais aussi l’amorce d’une courte réflexion sur les facettes de la qualité du Quartettiste.
Au commencement était le 4.
Au commencement de notre vie de musicien en tout cas.
Avez-vous été amenés à réfléchir à la symbolique des nombres ?
J’avoue que pour ma part, je n’y étais guère porté.
Mais j’ai vécu pendant trente ans des circonstances si particulières, qu’il m’est arrivé de me pencher sur cette question et d’associer en esprit les diverses formes que peut prendre ce que je nommerai « la Quaternité » :
Les quatre éléments, les quatre points cardinaux, les quatre évangélistes, etc…
Mais au-dessus de tout cela, le suprême mystère :

 
« Le quatuor à cordes »

C’est au coeur de cette sibylline formation que j’ai vécu quotidiennement. Oui ! J’ai vécu mon quotidien à quatre et il me venait quelques fois l’idée plaisante que lorsque vous croyez voir un homme en entier, vous ne faites réellement face qu’au quart d’une voix.
Quatre voix donc, et en fin de compte un seul chant.
Des qualités et une qualité.
Pour y parvenir, combien de silences se sont glissés entre les notes, combien de tempi se sont effacés, combien d’accents ont été gommés !
Les rebelles ont appris à canaliser leur bouillonnement, les placides à presser le pas, les élégants à se dépouiller de leur parure.

Pour se fondre dans le tout, il a fallu s’imposer d’être un musicien sans qualité.

Miguel da Silva

Faits d’hiver : Agrippine, Lalo et Monsaingeon

Semaine variée avec un concert, des disques et un livre à épingler.

La surprise Agrippine

Le portrait de Haendel visible à Bologne au Musée international et bibliothèque musicale

Je ne suis pas un grand spécialiste de Haendel, mais les années passant, je vais de surprise en découverte notamment dans son oeuvre lyrique qu’en dehors des ouvrages les plus connus (Giulio Cesare, Alcina, Ariodante..) je connais peu et mal.

Pour Bachtrack, j’assistais mardi soir à la Seine Musicale à une version de concert d’Agrippina, l’œuvre d’un jeune homme – Haendel a 24 ans ! – créée et jouée 27 fois de suite à Venise le 26 décembre 1709. J’ai beaucoup aimé, même si tel ou tel chanteur m’a moins convaincu. Lire ma critique ici : L’Agrippina impériale d’Ottavio Dantone.

Après une succession d’airs, parfois de duos, il faut attendre la toute fin pour entendre toute la troupe réunie ce soir-là autour de l’Accademia Bizantina, chanter quelque chose comme « Tout est bien qui finit bien » !

De gauche à droite, Marco Saccarin (Lesbo) Federico Fiorio (Nerone), Sophie Rennert (Agrippina), Luigi De Donato (Claudio), Lucia Cortese (Poppea), Filippo Mineccia (Ottone), Margherita Sala (Narcisse), Federico Benetti (Pallas), Ottavio Dantone assis au clavecin devant l’ensemble Accademia Bizantina

Lalo estonien

On croyait que Neeme Järvi avait enregistré à peu près tout le répertoire symphonique enregistrable ! Le chef estonien trouve encore le moyen, à 86 ans, de nous surprendre avec un disque qui me fait un plaisir immense. Mes lecteurs savent l’intérêt que je porte à Edouard Lalo, l’éternel second, dont tout le monde a oublié de célébrer le bicentenaire de la naissance le 27 janvier 1823 ! Lalo dont j’avais découvert la Symphonie en sol mineur grâce à la légendaire version de Thomas Beecham… et de l’Orchestre national !

En juillet 2019, j’accueillais à Montpellier, pour ouvrir l’édition 2019 du festival Radio France, Neeme Järvi et l’Orchestre National d’Estonie. Souvenir impérissable (lire Opening nights)

Etonnamment, le numéro de février de Diapason n’évoque pas cette sortie, alors que l’Indispensable du mois du magazine est consacré tout entier à Lalo, avec trois versions mythiques du concerto pour violoncelle (Pierre Fournier et Jean Martinon), de la Symphonie espagnole (Leonid Kogan et Kirill Kondrachine) et de la 1ere suite de Namouna (avec l’incomparable Paul Paray)

La mémoire du siècle

Qui ne connaît Bruno Monsaingeon dès lors qu’on s’intéresse un peu à la musique et à des interprètes comme Glenn Gould, Yehudi Menuhin, Sviatoslav Richter et tant d’autres ?

« Violoniste et réalisateur, Bruno Monsaingeon a bâti une œuvre de 100 opus mêlant portraits d’interprètes et de chefs d’orchestre, récitals et concerts symphoniques, masterclasses… Un parcours émaillé de coups de foudre musicaux et amicaux, ponctué de deux rencontres virtuoses : Yehudi Menuhin et Glenn Gould. 
Sous le regard critique de son cousin Guillaume Monsaingeon, ces entretiens au long cours tiennent à distance biographie, monographie et catalogue raisonné. On y retrouve la verve d’un conteur, mais c’est aux films qu’il donne la parole en réalité. Porteurs d’un langage visuel autonome, ils offrent à l’auditeur ce à quoi il n’a pas toujours accès : le détail des notes et des gestes ; des images qui recréent l’énergie musicale et l’émotion qu’elle suscite pour mieux nous en rapprocher. 
Écouter, peser, choisir, façonner : autant d’interprétations que Bruno Monsaingeon revisite dans ce dialogue et qui structurent son œuvre, source d’archives pour le futur
 » (Présentation de l’éditeur)

L’ouvrage édité par la Philharmonie de Paris est évidemment passionnant, d’abord sur la question de comment filmer la musique, ensuite par les souvenirs que livre le réalisateur octogénaire de ses rencontres connues ou moins connues avec les grands musiciens du XXe siècle.

Peer Gynt versions S.F.

Les magazines de musique classique (Diapason, Classica, Gramophone) – que je lis toujours régulièrement – ont insensiblement mais résolument pris le pli de combler la raréfaction de la production discographique, qui, il n’y a pas encore si longtemps, occupait l’essentiel de leurs pages, par des articles de fond.

Le numéro d’avril de Diapason contient un passionnant dossier sur le Peer Gynt de Grieg, qu’on n’attendait pas signé de Sylvain Fort, grand maître ès vocalités, lyriques ou mélodiques. Même si la musique de scène que le compositeur norvégien a écrite pour la pièce éponyme d’Ibsen contient des parties chantées. On s’attendait encore moins à être surpris par les références discographiques choisies par l’auteur. Leçon de modestie pour qui croyait si bien connaître la discographie de l’oeuvre…

Sans dévoiler les conclusions de Sylvain Fort – il faut acheter et lire Diapason pour cela ! -, je commencerai par faire état des versions qui m’ont accompagné depuis mes jeunes années, versions que tient Fort en haute estime – le contraire m’eût étonné et n’eût pas manqué de susciter une vive protestation à son endroit ! -, à commencer par l’ineffable Sir Thomas, Beecham du nom des pilules laxatives qui ont fait la fortune de sa famille (!!).

Y a-t-il plus terrifiant que cet « Antre du roi de la montagne » ?

Arrivé peu après dans ma discothèque, John Barbirolli, dans une collection économique allemande, nous tire des larmes de la Mort d’Ase

Si je continue à la lettre B, je trouve deux fois l’actuel vétéran de la direction, le Suédois devenu Américain Herbert Blomstedt, 96 ans en juillet prochain, une fois à Dresde, l’autre à San Francisco. Sylvain Fort les relève l’une et l’autre, je ne dirai pas celle qu’il préfère !

Toujours en suivant l’ordre alphabétique, j’arrive aux Järvi, père et fils. Me revient, si vif, le souvenir de l’intégrale de la musique de scène qu’avait donnée l’Opéra de Paris, le 19 avril 1995, à Bastille, dirigée si parfaitement par Neeme Järvi. Sa gravure à Göteborg est idiomatique.

Marchant sur les traces de son père (il faudra un jour dire à quel point l’ombre de Neeme influence le parcours… et la discographie du fils aîné) Paavo trouve avec ses forces estoniennes les couleurs fauves qui conviennent.

J’ai encore en rayon Neville Marriner (première version avec l’Academy of St Martin in the Fields), Hans Cristian Ruud dans l’édition Grieg du label BIS, et Esa-Pekka Salonen à Oslo.

Mais la grande surprise pour moi, au point que je me suis un instant demandé si un poisson d’avril ne s’était pas glissé dans le dossier de Diapason, est la présence d’une version qui m’avait complètement échappé : Jeffrey Tate dirigeant l’orchestre philharmonique de Berlin ! Je n’ai jamais eu, à tort, une grande considération pour ce chef, qu’à l’opéra ou en concert, je trouvais toujours « honnête » mais guère palpitant. Je vais donc grâce à Diapason enrichir ma discothèque d’un nouvel élément

Il y a bien d’autres informations et découvertes à faire dans le dossier de Sylvain Fort. Comme la version récente d’Edward Gardner avec l’orchestre « natal » de Grieg (Bergen) et cette précision qui ravira tous ceux qui ont subi tant de publicités laitières et autres : « Au matin » n’évoque nullement la fraîcheur des fjords scandinaves mais la douceur d’une oasis marocaine !