Inspirations

Rien ne m’irrite plus que l’usage de certains mots, certaines expressions, décalqués de l’anglo-américain, comme « inspirant ». D’un personnage décédé ou à qui on rend hommage, on dit qu’il a été « inspirant »… Il faudra que je trouve le temps de compléter mon Petit dictionnaire incorrect de mots actuels.

En revanche, ce week-end pascal m’a permis de puiser à plusieurs sources d’inspiration, spirituelle, intellectuelle, musicale.

Le Bec-Hellouin

Aussi étonnant que cela puisse paraître, lorsqu’il m’était arrivé dans le passé de me rendre sur les côtes normandes, par exemple au Festival de Pâques de Deauville, je ne m’étais jamais arrêté dans un. charmant village de l’Eure, persuadé que j’étais qu’il se trouvait… en Bretagne ! Pourtant quelque part dans les tréfonds de ma mémoire, l’Abbaye du Bec-Hellouin m’était familière.

Souvenirs peut-être d’une visite lointaine à Canterbury, siège, depuis le XVIème siècle, de l’église anglicane. Parce que le lien entre les deux cités, les deux abbayes, est historique, et se rappelle avec évidence au visiteur fâché avec l’histoire de France d’avant la Guerre de Cent ans. Plusieurs abbés du Bec (qui deviendra Bec-Hellouin en référence à son fondateur le bienheureux Herluin) – Lanfranc de Pavie et Anselme d’Aoste – seront aussi archevêques de Cantorbéry, comme on l’orthographiait jadis.

Des livres forts

J’ai acheté/téléchargé deux livres forts, tout sauf consensuels ou « médiatiquement corrects ».

Ce n’est pas la première fois que j’apprécie et soutiens le combat de Raphael Glucksmann, qui me semble bien seul à gauche à dire des vérités que les plus gueulards des prétendument « Insoumis » taisent soigneusement quand ils ne les nient pas purement et simplement.

Raphael Glucksmann : « C’est l’histoire de la guerre secrète menée contre nos démocraties. C’est l’histoire d’élites corrompues qui se sont vendues à des puissances étrangères hostiles à nos principes et à nos intérêts. C’est l’histoire de la grande confrontation avec la Russie de Vladimir Poutine que nos dirigeants n’ont pas voulu voir venir mais à laquelle nous ne pouvons plus échapper. Je n’invoquerai pas dans ces pages la morale ou les grands principes, mais la sécurité et la souveraineté. Je n’appellerai pas à l’idéalisme, mais au réalisme. Oui, au réalisme. 
La guerre qui ébranle l’Europe n’a pas commencé le 24 février 2022 et ne se limite pas aux frontières de l’Ukraine. Elle dure depuis des années et, dans sa forme hybride, touche le cœur même de nos cités. 
Cette guerre nous vise, nous n’avons pas le droit de la perdre. Il est temps de le comprendre et de l’assumer.
« 

A lire les tombereaux d’insultes qui pleuvent sur le journaliste François Krug, on se dit qu’il a peut-être touché juste, en remettant au jour le passé peu glorieux, voire hideux, de certaines gloires littéraires actuelles.

Présentation de l’éditeur : Ils sont trois visages et trois têtes de gondole de la littérature française : Michel Houellebecq, Sylvain Tesson, ou encore Yann Moix. Des parcours différents, mais un point commun, ignoré de leurs lecteurs.
Dans l’ombre, tous ont été, et sont restés, des « compagnons de route » de l’extrême droite. Cette enquête sur l’itinéraire de ces trois « stars », révèle comment s’est constitué une coterie littéraire très réactionnaire où se côtoient, depuis les années 1990, de petits et de grands écrivains, des éditeurs, des journalistes, des animateurs TV et des idéologues peu fréquentables. 
C’est l’histoire d’une génération qui, par goût de la provocation, mépris de son époque ou pure conviction, a franchi la ligne rouge – ou plutôt, brune.
Sait-on que Michel Houellebecq n’a jamais cessé de prendre sous son aile des royalistes de l’Action française puis des blogueurs stars de la « fachosphère » jusqu’aux dirigeants de Valeurs actuelles ? Sait-on que Sylvain Tesson, l’écrivain-voyageur, a fait ses débuts sur Radio Courtoisie, la station d’extrême droite ? Que son premier voyage, un tour du monde à vélo, se fit sous l’égide d’une association d’anciens de l’Algérie française et du FN ? Qu’il entretient des liens étroits avec la Nouvelle Droite ? Sait-on que les liens de Yann Moix avec des antisémites et même des négationnistes ont été plus étroits qu’il ne veut le dire ? Que ses douteux amis ont joué un rôle dans ses plus grands succès ? 
Une enquête implacable sur les dessous d’une histoire méconnue.

Une très bonne affaire

Il faut se précipiter sur jpc.de pour acquérir une édition limitée d’un coffret de 34 DVD, pour moins de 70 € (!) :

Tous ces DVD étaient déjà disponibles à prix fort, ou regroupés par chef d’orchestre, à l’exception de deux témoignages tout récents : le concert d’adieu de Zubin Mehta à l’Orchestre philharmonique d’Israel en 2019, et le documentaire réalisé sur Bernard Haitink après sa mort en 2019.

Revoir ces formidables figures, pour trois d’entre elles au crépuscule de leur vie – Barenboim, Ozawa, Mehta -, pour les trois autres toujours si vivantes dans notre mémoire, c’est éprouver une immense gratitude à leur égard sans nostalgie mais avec des bonheurs toujours renouvelés.

Des femmes à la première chaise

L’actualité me donne l’occasion d’évoquer un sujet que je n’ai jamais abordé jusqu’à présent. Non pas le rôle ni la place des femmes dans un orchestre, quoique… mais le fait que l’Orchestre philharmonique de Berlin se félicite de nommer, pour la première fois de son histoire, une femme, une violoniste, à ce qu’on appelle dans le jargon des musiciens, la « première chaise ». C’est-à-dire à la place du premier violon, du Concertmaster (en anglais), du Konzertmeister (en allemand), celui qui est assis juste au bord de la scène à gauche et à proximité immédiate du chef d’orchestre.

En l’occurrence, c’est une musicienne que j’ai bien connue du temps de mes années belges, Vineta Sareika-Völkner, 36 ans, d’origine lituanienne.

Elle avait participé à l’aventure que j’avais initiée avec la Chapelle musicale Reine Elisabeth consistant à faire enregistrer les sept concertos pour violon de Vieuxtemps par sept violonistes passés par la Chapelle et/ou le Concours Reine Elisabeth, avec l’Orchestre philharmonique royal de Liège sous la direction du très regretté Patrick Davin. Entreprise dont le succès ne s’est jamais démenti depuis la publication de ce coffret en 2010.

Vineta y joue le 1er concerto :

Au moment où Berlin annonçait la confirmation de Vineta Sareika à ce poste, l’orchestre publiait des photos du départ en retraite de deux de ses membres, et notamment de celle qui fut la première femme à être engagée dans les rangs des Berliner, la violoniste suisse Madeleine Carruzzo. C’était en… 1982 !

Si la féminisation des orchestres n’est heureusement plus une rareté – certaines phalanges ont plus de musiciennes que de musiciens et je me souviens que c’était le cas lorsque j’ai quitté la direction de l’Orchestre philharmonique de Liège en 2014 ! – la présence d’une violoniste à la » première chaise » reste encore un événement.

J’ai le souvenir qu’à Liège, après le retrait des deux « concertmeister » historiques, il nous fallut « essayer » plusieurs personnes pour un poste extrêmement exposé, où doit s’imposer un musicien qui conjugue des qualités multiples – technique, virtuosité, musicalité évidemment, mais surtout leadership, diplomatie, autorité !- Je m’étais mis en quête de l’oiseau rare, conseillé par quelques amis avisés, membres eux-mêmes de grands orchestres.

Et j’éprouvai alors ce que beaucoup d’orchestres vivent encore, malgré toutes les dispositions anti-discrimination, les législations assurant l’égalité hommes-femmes, qu’il était plus difficile pour une musicienne que pour un musicien de s’imposer à un poste clé de l’orchestre, cela valait aussi pour les autres postes.

Ainsi lorsque coup sur coup les deux flûtes solo que j’avais recrutés fin 1999 quittèrent l’OPRL pour des raisons très différentes (je salue Herman van Kogelenberg aujourd’hui flûte solo des Münchner Philharmoniker) les résultats du concours de recrutement qui suivit furent sans appel. Deux jeunes femmes. Mêmes résultats lorsqu’il fallut recruter second soliste et piccolo. Aujourd’hui le pupitre de flûtes liégeois est exclusivement féminin! Mais je me rappelle encore certaines réflexions des jurys où siégeait une majorité d’hommes… je ne citerai personne, il y a prescription.

Revenons à la place de Premier violon. Fidèle à une position que j’ai toujours défendue comme directeur général, la question du sexe ne s’est jamais posée. J’ai d’ailleurs fait appel, pendant une période « probatoire » de deux ans, à autant de femmes que d’hommes. Mais je voyais bien que, même dans les pupitres de premiers et seconds violons majoritairement féminins, les hommes étaient mieux acceptés que les femmes, sans que ce soit formulé explicitement. Une exception notable : Tatiana Samouil, alors en poste à La Monnaie, m’avait fait l’amitié et l’honneur d’accepter quelques sessions avec l’OPRL. J’entends encore les commentaires… des musiciens comme du public d’ailleurs : quand elle est à la première chaise, c’est elle la « patronne », unanimement et immédiatement respectée. Tatiana qui avait le projet de lâcher sa fonction très prenante à Bruxelles m’avait prévenu qu’elle n’accepterait pas de prendre Liège. Toutes les ambassades de ses collègues n’y firent rien.

À Paris, l’Orchestre de chambre de Paris et l’Orchestre national de France ont la chance d’avoir deux formidables musiciennes, deux soeurs, Deborah et Sarah Nemtanu. On peut espérer que l’Orchestre de Paris qui doit pourvoir à deux postes de premier violon solo suivra la même voie.

Les inattendus (IX) : Abbado et Moussorgski

Ce fut un disque vraiment surprenant, l’un des premiers que mon tropisme russe me fit acheter même à prix fort: le grand Claudio Abbado dirigeant à Londres tout un programme Moussorgski avec beaucoup de raretés voire d’inédits.

C’est par ce disque paru en 1980 que j’ai découvert autre chose que la version Rimski-Korsakov d’une Nuit sur le mont chauve, la version non remaniée, brute, sauvage, de Moussorgski.

Avec le recul, et les comparaisons ultérieures avec, par exemple, les versions de Svetlanov, on peut trouver ces visions londoniennes d’Abbado trop « civilisées » comme s’il fallait nécessairement réfuter l’universalité de la musique russe…

Un disque précieux réédité il y a quelques années dans un coffret RCA/Sony indispensable (en ce qu’il montre Abbado dans des répertoires moins courus que ceux qu’il a gravés pour Deutsche Grammophon)

Quinze ans plus tard, Claudio Abbado, devenu directeur musical des Berliner Philharmoniker, reprendra quasiment le même programme pour Deutsche Grammophon. Il y manque un peu de la fougue, de l’élan, de la verdeur, qu’il mettait à Londres dans cette musique.

Ne pas oublier non plus que le chef italien a laissé l’une des grandes versions de l’opéra La Khovanchtchina`que je ne suis pas loin de préférer à son Boris Godounov berlinois.

Berlin à Paris (II)

On se demandait, hier après-midi, quand on avait entendu pour la dernière fois l’Orchestre philharmonique de Berlin à Paris. Réponse ici Berlin à Paris, il y a quatre ans, quasiment jour pour jour. C’était alors une sorte de tournée d’adieux pour Simon Rattle.

Samedi soir et hier après-midi les Berliner Philharmoniker se présentaient avec leur nouveau directeur musical depuis 2019, le chef russe Kirill Petrenko (voir Le choix du chef), dans la grande salle Pierre Boulez de la Philharmonie de Paris.

Salle comble

On est arrivé tout juste – à 16 h 29 – à la Philharmonie, où l’on n’avait pas remis les pieds au concert depuis tant et tant de mois. On se disait avec les amis rencontrés à l’entracte, Florence Darel-Dusapin, Paul et Maryam Meyer, le futur patron des lieux, Olivier Mantei – il commence officiellement en novembre – que ça fait un bien fou de retrouver une salle quasi-comble, un orchestre complet sur scène. On avait presque oublié ce bonheur de jouir du son d’un grand orchestre dans l’acoustique généreuse – mais précise – de la Philharmonie.

Un programme rare

J’en avais tellement lu sur Kirill Petrenko et son « mariage » avec Berlin, les enthousiasmes… et les déceptions qu’il avait suscités, que j’étais évidemment très curieux de me faire ma propre opinion en direct !

D’abord la signature de ce chef : deux programmes d’une originalité inimaginable du temps de ses prédécesseurs surtout pour un orchestre en tournée. Samedi, l’ouverture d’Oberon de Weber, les Métamorphoses symphoniques sur un thème de Weber de Hindemith, et la 9ème symphonie de Schubert.

Et ce dimanche, Roméo et Juliette de Tchaikovski, le premier concerto pour piano de Prokofiev, et le Conte d’été de Josef Suk !

Lorsque Kirill Petrenko avait été annoncé, on s’était précipité sur un des seuls enregistrements symphoniques qu’on ait de lui, les poèmes symphoniques du gendre de Dvořák, mais on doit bien avouer qu’on avait une idée encore très imprécise de l’oeuvre programmée hier après-midi.

Glorious sound

J’adore cette expression courante sous la plume des critiques britanniques pour qualifier le son produit par un Klangkörper – autre expression intraduisible ! – comme l’orchestre philharmonique de Berlin.

Ça aussi on avait oublié, ce « corps sonore » que forment les Berlinois, on l’a trouvé hier plus dense, plus charnu que naguère, un effet du travail du chef ? En tout cas, on ne se rappelle pas avoir jamais entendu le poème symphonique de Tchaikovski, Roméo et Juliette, aussi virtuose et contrasté, sans un soupçon de sentimentalisme. Et quel orchestre !

On retrouvait ensuite une soliste que je n’avais plus entendue en concert depuis mes années liégeoises : Anna Vinnitskaia avait remporté le Concours Reine Elisabeth en 2007, et j’avais eu le bonheur de l’inviter avec l’Orchestre philharmonique royal de Liège à plusieurs reprises.

Je relis avec émotion cette critique d’un concert de 2012, où Anna jouait le concerto de Grieg et où l’OPRL était dirigé par notre si regretté Patrick Davin, disparu brutalement il y a un an déjà ! : Anna Vinnitskaia et l’Orchestre philharmonique royal de Liège.

La pianiste russe jouait le 1er concerto de Prokofiev, l’oeuvre fulgurante d’un jeune homme de 20 ans. Folle virtuosité, aisance suprême, bonheur intact de retrouver une aussi belle artiste.

Souvenir d’un des concerts liégeois, un festival Tchaikovski dirigé par Louis Langrée en mai 2010, Anna Vinnitskaia y jouait le 2ème concerto de Chostakovitch, qu’elle a depuis enregistré pour Alpha.

Restait une inconnue de taille dans ce concert des Berlinois : comment le public allait-il réagir à une oeuvre longue – 50 minutes – inconnue, d’un compositeur lui aussi méconnu, ce Conte d’été de Josef Suk ?

Cinq mouvements d’un vaste poème symphonique, composé entre 1907 et 1909, présenté par le compositeur lui-même : « après une fuite éperdue, je trouve la consolation dans la nature. L’excitation qui conduit à une jubilation presque exaltée dans le premier mouvement, l’hymne au soleil dans le deuxième mouvement, la compassion pour qui ne peuvent jamais voir cela, la tempête et le désir éperdu dans le quatrième mouvement – dans le Scherzo, « sous le Pouvoir des Fantômes » – cèdent la place au calme mystique de la nuit dans le mouvement final. »

Le programme de salle invitait l’auditeur à simplement se laisser guider dans ce long fleuve musical, sans chercher de référence historique ou littéraire. Je craignais, pour ma part, la longueur de l’oeuvre, et je n’ai pas vu le temps passer. Je n’ai pas cherché non plus à comparer Suk avec ses contemporains, même si Janacek, Korngold ou Zemlinsky ne semblent jamais loin. Quand le compositeur tchèque expérimente des figures ou des alliages sonores, ce n’est jamais vain, et cela donne par exemple un sublime duo de cors anglais dans le troisième mouvement. Des transparences inouïes où se combinent tuba, contrebasses et premiers violons, ou encore d’impressionnistes interventions du hautbois et de la flûte (Emmanuel Pahud en grande forme as usual).

Longue ovation pour les Berliner et leur chef ! Qu’on est vraiment très heureux d’avoir retrouvés « en vrai » !