La grande porte de Kiev (XIV): après l’Alaska

J’ai inauguré cette série – La grande porte de Kiev – au lendemain de l’invasion de l’Ukraine par les troupes de Poutine. Je ne peux ni ne veux laisser passer ce qui s’est passé ce 15 août à Anchorage, cette rencontre Trump-Poutine qui a, logiquement, suscité autant que commentaires que d’attentes et de déceptions.

Avant de prendre l’avion le 4 août dernier, avant donc de savoir que ce sommet aurait lieu, j’ai acheté un peu par hasard ce petit bouquin.

J’ignorais tout de l’auteur – Nicolas Delesalle – et du sujet de ce livre paru en 2023.

« Derrière la fenêtre de son compartiment, un Français d’origine russe regarde les forêts d’Ukraine défiler. Autour de son cou, une croix orthodoxe que lui a offerte sa mère, professeure de russe. Une mère qui l’accompagnait déjà lors de son premier voyage scolaire à Kiev en pleine guerre froide, échangeant des jeans Levi’s contre du caviar. Et qui, en tant qu’interprète fantasque, l’assistait pour son premier reportage dans la Russie des années 2000. Aurait-il pu l’imaginer alors interrogée par le KGB à dix-sept ans à Sébastopol ?
À quelques centaines de kilomètres de ce train, un vieil Ukrainien porte lui aussi une croix orthodoxe autour du cou. Ils ne se connaissent pas encore mais, bientôt, les deux hommes vont partager un secret et ainsi approcher le mystère des origines, entre fierté, désenchantement et honte.
 » (Présentation de l’éditeur)

Jusqu’alors je partageais le drame des Ukrainiens par le truchement d’Andrei Kourkov. Le livre de Nicolas Delesalle, dont ni le nom ni le prénom ne trahissent les origines russes, m’a bouleversé. L’écriture est d’un ciselé magnifique, l’émotion surgit au détour d’une ponctuation. Empoignez-le, il ne vous lâchera plus.

La concomitance de cette lecture et du sommet russo-américain m’oblige à écrire ceci aujourd’hui, en réaction à tous les commentaires que j’entends et lis.

Les salauds nécessaires

Ça doit faire du bien à ceux qui déversent sur les réseaux sociaux les pires adjectifs sur le président américain comme sur le russe. Oui, ils sont tout cela assurément. Ce n’est pas ici que je vais commencer à défendre l’un ou l’autre.

Mais ils sont là, à la tête de deux puissances nucléaires qui, depuis 1945, s’étaient partagé l’Europe en terme de protection militaire – OTAN contre Pacte de Varsovie.

Si l’on n’a pas la mémoire longue, on ne peut rien comprendre à ce qui se joue en Ukraine depuis 2014 – l’annexion de fait de la Crimée par la Russie – et le 24 février 2022. Je citais le dernier bouquin de François Reynaert dans mon dernier article (Trois ans après).

Comprendre n’est pas excuser, encore moins légitimer. Mais on ne peut pas oublier que la génération actuellement au pouvoir en Russie, les Poutine, Lavrov, ont connu, vécu, la déliquescence de l’Union Soviétique, l’émancipation de toutes les républiques dites soviétiques – dont les trois baltes, Lituanie, Lettonie, Estonie, qui n’avaient jamais formellement accepté leur inclusion dans l’URSS, la dislocation du pacte de Varsovie et donc de la zone d’influence russe. L’Union européenne d’une part – avec la réunification de l’Allemagne – s’est installée au contact direct de l’ex-empire soviétique, et l’OTAN est aux marches de la Russie.

Je sais ce qu’on va m’objecter : rappelant cela, je reprends le « narratif » de Poutine qui répète depuis trois ans – et encore hier à Anchorage – que c’est l’Occident (et Biden) qui est la cause de la guerre en Ukraine. Non je ne suis le porte-voix de personne, de Poutine encore moins. Mais l’histoire est là, qu’on ne peut pas refaire à son gré. Comme on ne peut pas nier que la Russie est née.. à Kiev (lire la Rus’ de Kiev).

Je me rappelle une discussion, en 2019, avec l’ambassadeur d’un pays balte à Paris, ancien ministre de La Défense de son pays, qui m’avait expliqué avec une clarté de diamant la situation géopolitique, les risques à court et moyen terme de la confrontation entre la Russie et les pays nouveaux membres de l’OTAN, comme le sien. A l’époque, la Finlande était encore un pays non-aligné, neutre en quelque sorte par rapport à la Russie dont elle partage une frontière de plusieurs centaines de kilomètres. Peu ont relevé le fait que la Finlande a rejoint l’OTAN le 4 avril 2023.

Enfin, ne jamais oublier qu’aucun tsar depuis Pierre le Grand, aucun dirigeant de l’ère soviétique, à commencer par Staline, et maintenant Poutine, n’a jamais abandonné le mythe de la Grande Russie. Mythe sur lequel ils s’appuient pour gouverner sans partage, au prix de tous les sacrifices pour des peuples si longtemps asservis.

Voilà pour tenter d’expliquer – encore une fois sans aucunement la légitimer – la position invariable de la Russie de Poutine.

Du côté américain, il faut, me semble-t-il, se garder tout autant des simplismes faciles : Trump est un idiot, qui change d’avis toutes les cinq minutes. Croit-on vraiment qu’il se serait fait élire deux fois président des Etats-Unis si ce n’était qu’un sombre crétin ?. Je crois au contraire qu’il faut se méfier de lui, du soubassement idéologique très puissant de son action – qui n’est pas juste une variante populiste de la « grande Amérique » – et que l’agitation permanente autour de sa personne, du moindre de ses faits et gestes, qui sature les plateaux de télévision du monde entier, est destinée à masquer la réalité d’une politique puissamment réactionnaire, qui n’a pas fini de faire des dégâts aux Etats-Unis.

Et maintenant ?

Il y avait tout à craindre, pour l’Ukraine, du sommet de ce 15 août. Que Trump brade l’Ukraine pour obtenir à tout prix un cessez-le-feu, sur le dos des Ukrainiens. Finalement, il a assumé de ne pas conclure cette rencontre par un « accord », et compris que rien n’avancerait sans les Européens et le premier concerné, Zelensky lui-même*

Dans Le Monde d’aujourd’hui l’ancien ministre des affaires étrangères d’Ukraine, Dmytro Kuleba, réagit à la réunion d’hier:

« Le bon côté, c’est qu’aucun accord n’a été conclu qui irait à l’encontre des intérêts de l’Ukraine ou du reste de l’Europe. En fait, cette réunion a produit plus de brouillard que de clarté. Ils auraient pu conclure un accord, mais ils ne l’ont pas fait, parce que Trump comprend une chose : il n’a aucun levier pour imposer un accord que l’Europe et l’Ukraine jugeraient inacceptable. C’est pour cela qu’il n’ira pas jusqu’à un accord avec Poutine. Il doit tenir compte de l’Europe et de l’Ukraine. La seule nouvelle qui pourrait vraiment compter, ce serait si Poutine acceptait une rencontre avec Zelensky, Trump et, idéalement, des représentants européens. Parce qu’il serait presque impossible de sortir de cette rencontre sans un accord. Ce serait le signal que la situation change » (Le Monde, 16 août 2025)

* Dans les campagnes de désinformation dans lesquelles les Russes sont passés maîtres depuis longtemps, l’une d’elles est à relever, parce que plus subtile que d’autres et reprise par de grands médias occidentaux (comme Le Monde). On a vu fleurir titres et articles sur le fait que Zelensky était déstabilisé dans son propre pays, qu’il était mis en cause pour sa « faiblesse » dans la mise en place d’institutions anti-corruption en Ukraine, qu’il avait dû limoger des proches, etc… Il y a certainement du vrai dans tout cela, mais la bonne vieille technique de la calomnie à bas bruit a encore de beaux jours devant elle.

Les raretés de l’été (X) : Chostakovitch 50 ans après

Dmitri Chostakovitch est mort le 9 août 1975, épuisé, usé par 69 années d’une vie qui se sera faufilée comme elle pouvait parmi toutes les horreurs de son pays natal, la Russie devenue Union Soviétique.

C’est sans doute l’un des compositeurs qui comptent le plus d’occurrences dans ce blog (cf. les deux articles les plus récents Encore Chostakovitch et La vérité Chostakovitch). Je ne vais donc pas répéter ce que j’ai écrit à de multiples reprises, sauf peut-être que « Chosta » est un compositeur qui, pour moi, supporte mal le studio, le disque même, et nécessite le concert, le « live ». C’est particulièrement vrai pour ses opéras, mais ça l’est plus encore dans ses grandes symphonies, où l’impact purement physique du son sur l’auditeur/spectateur est une donnée indispensable pour la bonne perception de l’oeuvre. 

J’ai tant de souvenirs de ces concerts qui m’ont laissé anéanti, interdit, sans voix. La fin de la 11e symphonie et le glas des cloches dans la magnifique salle de Saragosse (Espagne), dirigée par Louis Langrée à la tête de l’Orchestre philharmonique de Liège, lorsque tout l’auditoire attend près d’une minute avant d’applaudir. La 13e symphonie dirigée par Neeme Järvi avec le choeur de la radio bulgare, l’Orchestre de la Suisse romande, lorsque de vieilles abonnées du Victoria Hall – qui craignaient cette oeuvre trop moderne.. chantée en russe – étaient en larmes à la fin. Plus récemment, le finale du 1er concerto pour violon à Montpellier, qui n’a pas été pour rien dans le choix du jury de décerner le Grand Prix de l’Eurovision jeunes musiciens au jeune Daniel Matejca;

Alors, puisque le sujet de cette série est de faire entendre quelques secrets de ma discothèque, je ne propose évidemment ici que des « live ».

Concertino pour 2 pianos

L’oeuvre est courte (8 minutes), date de 1953 et est dédiée au fils de Chostakovitch, Maxime, comme le sera le 2e concerto pour piano en 1957

Martha Argerich a eu, au moins deux fois, Lilia Zylberstein comme partenaire pour ce Concertino pour 2 pianos

Concerto pour piano n°1 et trompette

Martha Argerich, toujours elle, a laissé plusieurs aérions « live » du 1er concerto qui date de 1933, créé par le compositeur lui-même au piano. Son complice à la trompette est le toujours étonnant Sergei Nakariakov, jadis enfant prodige.

J’avais noté pour Bachtrack la prestation grand style de Cédric Tiberghien (le 19 juin dernier avec le National).

Pour les symphonies, il faut évidemment repérer les concerts d’ Evgueni Mravinski, dédicatoire et créateur de plusieurs des symphonies de Chostakovitch..

Symphonie n°5

Symphonie n°15

Kurt Sanderling, peut-être mieux que d’autres, a trouvé la clé de cette ultime 15e symphonie de Chostakovitch, qui peut dérouter autant les auditeurs que les chefs d’orchestre… Ici un précieux enregeistrement de concert avec l’orchestre de Cleveland

Symphonie n°10

La 10e symphonie qui suit de quelques mois la mort de Staline en 1953 est certainement l’oeuvre emblématique de Chostakovitch, et au concert celle qui produit l’effet le plus déterminant sur l’auditoire. Il peut y avoir des exceptions, comme en octobre 2024 (lire ma critique pour Bachtrack du concert de Daniele Gatti avec les Wiener Philharmoniker )

Karajan a enregistré deux fois la 10e symphonie. C’est peut-être à Moscou, lorsqu’il y est invité avec l’orchestre philharmonique de Berlin, en 1969, que le choc, l’étincelle, sont les plus forts

L’humour qui sauve

Chez Chostakovitch, il y a toute une production de musiques de film, de ballet (l’exemple le plus célèbre étant la valse tirée d’une pseudo « suite de jazz » n°2), de divertissement pur, qui permettait aussi bien au compositeur qu’aux interprètes et aux auditeurs d’échapper à la tragédie des temps.

J’éprouve toujours autant de plaisir à écouter « les aventures de Korzinkine« 

ou une suite comme « Le boulon » si exemplative d’une période où tout semblait permis : » Le Boulon » (en russe : Болт, Bolt) est un ballet en trois actes de Dmitri Chostakovitch, créé en 1931 à Léningrad (aujourd’hui Saint-Pétersbourg). Il s’agit d’une œuvre satirique qui dépeint la vie dans une usine soviétique, avec une intrigue centrée sur un sabotage et ses conséquences. Le ballet est connu pour son humour corrosif, sa musique entraînante et son exploration des relations complexes entre les ouvriers et le pouvoir soviétique. 

Retour d’Asie centrale : deux ou trois choses vues et apprises

Après trois semaines au Kirghizistan d’abord, en Ouzbékistan ensuite, on ne peut pas dire qu’on connaît les pays qu’on a traversés ni les gens qu’on a croisés.

Mais on a noté quelques petites choses, amusantes ou sérieuses, qui éclairent, parfois contredisent l’idée qu’on se fait de ces contrées fascinantes quand on les imagine de loin.

Les femmes sans voile

Elles paraissent bien dérisoires, stupides même, les polémiques que certains nourrissent à dessein en France sur la tenue des femmes musulmanes, le voile, l’abaya etc.

Dans les deux pays, l’islam est la religion dominante. Toutes les femmes, à commencer par nos guides au Kirghizistan comme à Tachkent ou Khiva, que nous avons rencontrées, sont musulmanes. Aucune ne porte un foulard ou un voile, sauf les plus âgées quand elles sortent en ville avec leurs plus belles robes. On a aperçu quelques jeunes filles voilées. C’est une mode « ridicule » nous ont dit nos guides, jeunes femmes – l’une d’elles se marie dans trois semaines – nous expliquant que le voile intégral n’était porté que par les femmes arabes dans le désert pour se protéger du soleil et du sable. Mais qu’ici en Asie centrale, dès les années 1920, partout elles se sont émancipées du port du foulard ou du voile.

N. notre adorable guide kirghize

Depuis mon retour, on a appris ces nouvelles décisions des talibans au pouvoir dans le pays voisin de l’Ouzbékistan, l’Afghanistan : Les talibans interdisent aux Afghanes de chanter, de lire en public et de se déplacer seules.

Les traditions de famille

En revanche, dans les deux pays, la jeune génération n’entend s’affranchir d’aucune tradition familiale, aussi surprenante ou pesante qu’elle nous semble. A ce sujet, une observation : quel que soit le pays que je visite, je fais toujours abstraction, j’essaie en tout cas, de mes références culturelles ou sociologiques, je regarde, j’observe, j’écoute, je dialogue si possible, et je ne porte pas de jugement de valeur.

Le mariage est la cérémonie la plus importante. La jeune fille, qui doit y arriver vierge, s’y prépare avec sa famille des mois durant. Il convient de préparer le trousseau (ou la dot !) avant de partir vivre dans la famille du mari et de servir ses beaux-parents. Le fils aîné a charge de veiller sur ses parents jusqu’à leur mort.

La célébration du mariage rassemble plusieurs centaines d’invités (et coûte une petite fortune!) mais il n’est pas question de la jouer petit bras.

Il en est de même pour la fête de la circoncision – qui se pratique en général à l’âge de 2-3 ans. Dans plusieurs villes ouzbeks nous avons assisté à d’impressionnants cortèges.

Habits de fête pour ce petit garçon, dont on ne sait pas s’il a déjà subi ou va subir l’opération…

La Russie, les Russes et le russe

Visitant deux anciennes républiques soviétiques, devenues indépendantes à la chute de l’URSS en 1991, on ne peut évidemment ignorer l’impact de plus de six décennies de pouvoir communiste. Il y a des similitudes entre Kirghizistan et Ouzbékistan, notamment quant à la période tsariste

L’église orthodoxe de Karakol (Kirghizistan) – 1895
Un petit air de palais tsariste à Samarcande, aujourd’hui siège d’une banque chinoise

mais il y a surtout beaucoup de contrastes qui frappent dès l’arrivée dans l’un et l’autre pays.

Au Kirghizistan, tous les panneaux sont écrits en cyrillique, dans les deux langues officielles du pays, le russe et le kirghiz. Voir mon album photos sur la capitale Bichkek, une ville soviétique en Asie centrale. Les statues de Lénine ne sont pas rares dans le pays. Le passé russe, voire soviétique, ne semble pas poser de problème à ceux que nous avons rencontrée, dès lors que les identités/nationalités sont toutes respectées et admises. Ici on se présente d’abord comme Kirghiz, Ouzbek, Ouïgour, Indien, Chinois, Russe…

Le contraste avec l’Ouzbékistan est total : il y a bien, sur d’anciennes enseignes, et sur des panneaux officiels ou touristiques, des mentions ou des textes en langue russe, mais langue ouzbèke prédomine, même si dans plusieurs villes comme Samarcande, c’est le tadjik – proche du turc – qui est parlé majoritairement. Dans toutes les villes, les musées, les lieux historiques, visités, on n’a pas manqué d’incriminer d’abord la Russie tsariste, mais surtout la période soviétique, qui, selon nos interlocuteurs, ont pillé les richesses du passé, fait table rase des héritages si divers des empires révolus, parfois au sens propre du terme en détruisant citadelles, places fortes et mosquées.

Sur la guerre en Ukraine, c’est partout un silence plutôt gêné : il ne faut pas se fâcher avec le grand voisin, qui en retour laisse ces ex-républiques soviétiques tranquilles.

Spécialités locales

On ne partait pas en Asie centrale pour faire de la gastronomie, mais comme au Ladakh l’an dernier, se nourrir de toutes les ressources de terres riches et abondantes. Les légumes et les fruits ont du goût, un goût qu’on a fini par oublier sur nos marchés européens. Des pommes, des abricots, des pêches, des framboises juteux et sucrés, des tomates pleines et goûteuses, des pastèques et des melons par centaines, des viandes tendres issues des troupeaux locaux de vaches, moutons… et chevaux ! Les préparations en revanche manquent singulièrement de variété, inévitables salades de tomates, concombres et oignon frais, soupes de riz ou de lentilles, aubergines frites, et l’incontournable « plov« , variante de notre riz Pilaf… Le dessert ne fait pas partie d’un menu habituel. Evidemment pas d’alcool à table, mais toujours du thé noir ou vert.

Notre hôtesse ouïgour fabrique elle-même ses pâtes à Karakol

Le chapitre serait incomplet si l’on ne mentionnait ce qu’on a probablement le plus souvent mangé, tant au Kirghizistan qu’en Ouzbékistan, où il faut toujours se méfier de la générosité des portions servies. Ainsi de cette « entrée » qui suffisait largement à faire mon repas, et qui est connue de tous, servis dans tous les établissements sous l’appellation de « A-li-vié. Nos premières guides furent surprises que nous ne connaissions pas la fameuse salade Olivier avec ce nom si français. Elles éclatèrent de rire lorsqu’on leur répondit que nous nommions ce plat « salade russe » ou « macédoine », Et que nous en ignorions l’inventeur, un chef franco-belge installé en Russie du nom de Lucien Olivier, mort à 45 ans… étouffé par sa propre salade !

En voiture

Dans les deux pays, on conduit à droite, sur des routes dont on va dire charitablement qu’elles ne sont pas toutes aux normes européennes. Mais on sent un effort pour améliorer la situation : plusieurs axes importants sont en travaux.

Au Kirghizistan, le parc automobile est assez varié, souvent ancien (beaucoup d’anciennes Lada soviétiques surtout dans les campagnes), voitures chinoises, japonaises (avec volant à droite !), coréennes, quelques très rares russes.

En Ouzbékistan en revanche, le marché est quasi complètement dominé par le constructeur local… Chevrolet, ex-Daewoo, au point que notre guide kirghize ignorait que c’était un des fleurons de l’industrie automobile américaine !

Culte

Le culte des héros est une constante des pays autocratiques. Même devenus démocratiques.

à Bichkek, Lénine et Kurmanjan Datka (1811 – 1907) : Album photos complet ici

Timur/Tamerlan à Samarcande et dans sa ville natale (albums photos ici)

Le dictateur-président de l’Ouzbékistan de 1991 à 2016, Islam Karimov.

Rappel pour mémoire des articles relatant ce voyage :

Au pays du premier maître

Dans les steppes de l’Asie centrale

Que la montagne kirghize est belle

Les chevaux de Kirghizie

Le voyage d’Ouzbékistan I

Les merveilles de Boukhara

Samarcande la magnifique

Sur la trace de Tamerlan

Dans les steppes de l’Asie centrale

Une commande d’Alexandre

L’une des oeuvres les plus connues de la musique classique russe est assurément le poème symphonique de Borodine Dans les steppes de l’Asie centrale. Commandé au compositeur pour le 25e anniversaire du règne d’Alexandre II, dédié à Liszt, et créé par Rimski-Korsakov le 20 avril 1880 à St Pétersbourg.

En réalité, la Kirghizie est plus un pays de montagnes que de steppe ou de plaine. Mais en longeant la rive nord du lac YsyK Kul, le plus grand lac de montagne du monde après le lac Titicaca, et en même temps la frontière avec le Kazakhstan, j’ai eu, plus d’une fois, l’impression de parcourir la steppe qui est l’essence même du paysage du pays voisin.

Une histoire de petits chevaux

Visitant en juin la ménagerie du Jardin des Plantes, montrant à mes hôtes l’une des espèces sauvegardées par et grâce à l’établissement parisien, les chevaux de Prjevalski,

j’étais loin de me douter que je visiterais deux mois plus tard la tombe et le musée dédié au « découvreur » de cette espèce, le général explorateur russe Nikolaï Mikhaïlovitch Prjevalski, à Karakol sur les bords du lac Ysyk Kul.

J’avoue que j’ignorais tout de ce personnage à la Jules Verne, qui toute sa vie rêva d’accéder au Tibet, à Lhassa, et qui mena cinq expéditions parmi les plus extraordinaires dans l’Empire russe, essentiellement en Asie centrale (elles sont parfaitement racontées dans l’excellente fiche Wikipedia qui lui est consacrée)

La mosquée chinoise

Une précision d’importance, que toutes les personnes rencontrées depuis le début de mon séjour au Kirghizistan évoquent : leur double appartenance. Ils se revendiquent et d’une nationalité et d’une citoyenneté, les deux ayant toujours été mentionnées sur les passeports jusqu’à une période récente. Quand ils se présentent à vous, ils se disent d’abord kirghiz, ouzbek, russe, etc.

Avant hier j’étais invité à dîner dans une famille ouïgour, installée ici depuis plusieurs générations. Grâce à des campagnes de mobilisation internationale, le sort tragique des Ouïghours de Chine est connu. SI on veut les respecter, commençons, n’est-ce-pas M. Glucksmann !, par les prononcer correctement : non ce ne sont pas des Ouiiii-gours, mais des Ouille-gours. Si les musulmans chinois de cette communauté sont toujours traqués dans leur pays, il y a longtemps que les Ouïghours et leurs frères en religion, les Dounganes, ont trouvé refuge en terre kirghize.

C’est ainsi qu’ils ont érigé à Karakol, entre 1907 et 1910, une mosquée tout à fait étonnante dans son apparennce.

La mosquée Dungan de Karakol a été construite entre 1907 et 1910 sans un seul clou, par les Douneganes, une communauté de musulmans chinois arrivés à Karakol pour fuir les violences des années 1870 et 1880.

La mosquée a été conçue par un architecte chinois, qui a incorporé des couleurs et des motifs traditionnels dans l’architecture. Le rouge, le vert et le jaune sont des couleurs prédominantes en raison de leur signification symbolique dans la culture dounegane (le rouge pour la protection contre les mauvais esprits, le jaune pour la prospérité et le vert pour le bonheur). On y trouve également des dragons et un phénix, ainsi qu’une roue de feu, qui sont des motifs typiques des Douneganes. À côté de la mosquée se trouve un minaret en bois en forme de pagode.

Aujourd’hui, la mosquée est utilisée par l’ensemble de la communauté musulmane de Karakol, et pas seulement par les fidèles douneganes.

La Russie éternelle

La ville de Karakol est surprenante. 90.000 habitants à peine, mais établis sur une immense superficie, de rues parallèles et perpendiculaires. Pas de véritable centre urbain, une ressemblance frappante avec la plupart des petites villes américaines, s’il n’y avait ici et là quelques vestiges de maisons typiques des villes de province russes. On nous dit que la position du gouvernement est de pousser les propriétaires et les acheteurs à préserver ce patrimoine historique, tout projet de transformation semble interdit.

Aujourd’hui musée cette petite maison est le siège du premier Soviet nommé dès 1920.

Rareté dans le paysage kirghize, l’église orthodoxe de la Sainte-Trinité date de la fin du XIXe siècle, elle a été construite sur le lieu d’une ancienne église détruite par un tremblement de terre. Elle avait été interdite au culte sous Staline, puis progressivement rétablie dans ses prérogatives religieuses. Elle a bénéficié d’une rénovation récente.

Au pays du premier maître

Mes vacances me conduisent cette année en Asie centrale, dans ces contrées si foisonnantes dans notre imaginaire, en commençant par le Kirghizistan.

Le Premier maître

J’ai raconté, dans un précédent article (La femme de Tchaikovski) un souvenir très fort de mes années étudiantes à Poitiers, une semaine de cinéma soviétique qui m’avait, entre autres, permis de découvrir un film fondateur – Le Premier maître (1965) – d’Andrei Konchalovski, qui se déroule ici dans les montagnes de Kirghizie, et qui s’inspire d’un héros national de la littérature kirghize, Tchinguiz Aïtmatov (1928-2008)

On peut voir le film seulement sur YouTube (mais contrairement à ce qui est indiqué, il n’est pas sous-titré en français !)

J’avais déjà anticipé ce voyage en savourant les Mémoires de Michel Ciment (lire Mémoires vives), où dans ses premiers chapitres, le grand critique de cinéma raconte ses voyages en URSS dans les années 70 et singulièrement dans les républiques d’Asie centrale où la créativité des cinéastes et des acteurs échappait à la censure centrale. Je compte visiter moi-même bientôt l’un de ces mythiques studios…

Et pour compléter le dispositif, j’ai téléchargé le dernier ouvrage de Dominique Fernandez :

Un livre sur le roman soviétique, maintenant ? Précisément maintenant : comme le disait Romain Rolland pendant la Grande Guerre, ce n’est pas parce que les Allemands l’ont voulue que nous allons renier Goethe.
Qui plus est, quantité des écrivains que Dominique Fernandez, un des plus grands connaisseurs de la littérature russe (Dictionnaire amoureux de la Russie, Plon, 2004, Avec Tolstoï, Grasset, 2010), nous présente ici, ont été d’opposition à Staline, ou ont tourné la censure par le roman historique ou le roman de science-fiction. 
Avec la chute de l’URSS, tout un pan de la littérature occidentale a été injustement effacé. Dominique Fernandez fait revivre pour nous les œuvres et la vie des grands de la période (entre la Révolution et Khrouchtchev), de Gorki à Pasternak, en passant par Ehrenbourg, Babel, Paoustovski, Aïtmatov ou Alexeï Tolstoï.
Il nous rappelle aussi l’admirable moment littéraire qu’a engendré l’après-Révolution. S’opposant à une idée trop facilement reçue, il exhume du mépris où ils ont été plongés de grands auteurs du « réalisme socialiste ». La dictature a, par contrecoup, fait naître une fiction satirique que nous découvrons ici, comme les savoureux Olecha, Zochtchenko ou Ilf et Pétrov. Loin de réduire la littérature au silence, la tyrannie expie ses fautes par un des plus grands livres par lequel Dominique Fernandez achève le sien, Vie et Destin de Vassili Grossman.
Un livre de justice, un livre de savoir, un livre, aussi, de saveur.
(Présentation de l’éditeur)

Où il s’avère – je n’avais pas besoin de ce livre pour le savoir ! – que, comme en musique et tous les arts en général, il faut toujours se garder des simplismes, des visions manichéennes de la culture de l’époque soviétique.

Une ville soviétique : Bichkek

Première étape de ce voyage, la capitale du Kirghizistan, Bichkek, jadis appelée Frounzé – de 1926 à 1992 – du nom du dirigeant bolchevik Mikhail Frounzé.

L’élément qui frappe immédiatement le visiteur, dès l’arrivée à l’aéroport, c’est la diversité, le mélange des ethnies, des visages, des types humains, qui se côtoient sans aucune difficulté apparente. Autre découverte pour moi, russophone, la langue kirghize qui s’écrit aussi en cyrillique mais qui n’a rien à voir avec le russe (qui est ici la langue dominante, sinon officielle). Perturbant et amusant.

Mais le plus étonnant est incontestablement le fait que Bichkek est demeurée comme l’exemple de la ville soviétique, avec ses larges avenues, ses innombrables parcs et jardins, ses monuments à la gloire des héros de l’ex-URSS et de la légende nationale, ses bâtiments officiels. Voir mon album complet sur Facebook

Je ne suis pas sûr qu’il subsiste beaucoup de statues de Lénine dans le monde ni même en Russie. Ici elle a juste été déplacée vers l’arrière du Musée national !

Hommage à la première héroïne kirghize « féministe’ Datka Kurmanjan (1811-1907)

Le Parlement

Le Musée National de Bichkek

Un cinéma typique de la période soviétique

L’Opéra de Bichkek, construit en 1926.

Trouvailles et retrouvailles

Juste pour mémoire les suites de ma visite à Louis Langrée à Cincinnati : l’entretien que le chef français, directeur de l’Opéra Comique depuis deux ans, m’avait accordé est maintenant publié sur Bachtrack : « Le chef providentiel n’existe pas ».

J’invite, en particulier, à lire ce que Louis Langrée dit de la vie musicale américaine et du poids de la cancel culture qui a conduit, par exemple, les responsables du Lincoln Center de New York à supprimer Mozart de leur vocabulaire, parce que le nom même est jugé élitiste !! Heureusement la contamination reste limitée en Europe, et le travail exemplaire que font les équipes de l’Opéra Comique est de nature à nous rassurer !

(Louis Langrée dans son bureau de directeur général à l’Opéra Comique devant une affiche-programme de 1950)

L’actualité du chef est aussi ce nouveau disque dont le soliste est Alexandre Tharaud. Pour ne blesser personne, je me contenterai de remarquer que Louis Langrée trouve, dans Ravel et plus encore dans Falla, des couleurs admirables grâce à un Orchestre national en grande forme. Bravo pour le couplage inédit au disque !

Solti suite et fin

Il y a deux ans, j’avais reçu juste avant un séjour involontaire à l’hôpital, le deuxième des coffrets que Decca a consacrés à son chef star, Georg Solti (1912-1997) : Solti à Londres. Après un premier fort volume regroupant les enregistrements faits à Chicago durant un quart de siècle. Cette fois la boucle est bouclée avec un troisième coffret regroupant tout ce que le chef britannique a enregistré ailleurs qu’à Londres ou Chicago, pour la plupart à Vienne. Et ce sont, pour moi, de loin les meilleurs disques de Solti.

Les chauvins y retrouvent le seul disque enregistré avec l’Orchestre de Paris – dont Solti fut brièvement le « conseiller musical », des poèmes symphoniques de Liszt… et les 2e et 5e symphonies de Tchaikovski avec l’ancêtre de l’Orchestre de Paris, la société des Concerts du Conservatoire.

Je ne résiste pas au plaisir de citer encore la version la plus hallucinée des célèbres ouvertures de Suppé, captées en 1957 avec des Wiener Philharmoniker complètement survoltés : ici une Cavalerie légère au triple galop !

Braderie russe

Sur le site allemand jpc.de, je trouve régulièrement, à tout petit prix soldé, des disques dont j’ignorais même l’existence, parce qu’ils n’ont jamais ou très inégalement été distribués en Europe occidentale, publiés par le label Melodia, jadis le seul et unique éditeur officiel de l’URSS. Je viens de recevoir – et d’écouter – quatre albums assez incroyables.

D’abord Evgueni Svetlanov (1928-2002) dont on sait qu’il ne limitait pas son horizon à la seule musique russe, dont il a pourtant enregistré une quasi-intégrale symphonique. Ici c’est Ravel, et beaucoup moins attendu, le grand oratorio d’Elgar, The Dream of Gerontius. Grandiose vraiment !

Autres surprises, un double album consacré à Wagner (édité en 2013 à l’occasion du bicentenaire de sa naissance) et un époustouflant « live » de 1965 où Charles Munch dirige l’orchestre de Svetlanov (le symphonique d’URSS) dans une Mer de Debussy absolument déchaînée (au même programme: la 2e symphonie d’Honegger, la suite de Dardanus de Rameau et la 2e suite de Bacchus et Ariane de Roussel)

(Debussy, la Mer extrait, Charles Munch, Orchestre symphonique de l’URSS, Moscou 1965)

Le bonheur de Mahler

Passant avant-hier chez le libraire de la rue de Bretagne à Paris, je tombe sur un livre de poche au rayon « Musique ». Jamais entendu parler du bouquin à sa sortie en 2021, encore moins de son auteur, Évelyne Bloch-Dano.

«  »On ne connaît pas Natalie Bauer-Lechner. Et pour cause : le nom de cette talentueuse altiste a été effacé par l’entourage de Mahler. Avant-gardiste, membre d’un quatuor de femmes réputé, c’est aussi elle qui, la première, a cru en Gustav Mahler. Jusqu’au mariage du compositeur, elle fut sa confidente, la première lectrice de ses compositions… son âme sœur, dans une Vienne aux codes étouffants, ivre d’art et de musique. Évelyne Bloch-Dano nous emmène à la rencontre de trois personnages, un génie, une artiste et une ville, dans une époque euphorique et impitoyable que balaya la Première Guerre mondiale. Le récit d’une intimité hors normes qui a le souffle d’un roman ». (Présentation de l’éditeur)

Un feuilletage rapide donne l’impression d’un ouvrage sérieux, même si écrit comme une biographie romancée. En tout cas, l’idée n’est pas mauvaise de raconter Mahler par le biais de cette amitié particulière avec une authentique féministe, la musicienne Natalie Bauer-Lechner

Kremer l’insatiable

C’était lundi dernier, le concert du trio Kremer à la salle Gaveau. J’en ai rendu compte pour Bachtrack : L’insatiable curiosité de Gidon Kremer.

Extrait : « L’homme qui pénètre, seul avec son violon, sur la scène de la Salle Gaveau a aujourd’hui 76 ans. N’était le grisonnant de la chevelure, on a l’impression de retrouver le Gidon Kremer qu’on a pu longuement écouter et fréquenter en 1987 au cours d’une tournée au Japon. Et son air d’éternel adolescent, toujours un peu gauche, presque timide quand il salue le public. Déjà à l’époque – sept ans après avoir fui l’Union Soviétique et son pays natal, la Lettonie, qui en faisait partie – le violoniste jouait systématiquement ses contemporains aux noms imprononçables, en bis des concertos ou sonates du répertoire inscrits à ses programmes. »


Le Japon en 1987

Avant la tournée au Japon et en Californie, à l’automne 1987, de l’Orchestre de la Suisse Romande, que j’avais été invité à suivre comme jeune producteur de la Radio suisse romande, je ne connaissais Gidon Kremer que par le disque (je me rappelle des pochettes Eurodisc !). Le violoniste letton était l’un des solistes, l’autre étant Martha Argerich, embarqués par Armin Jordan dans cette tournée de plus de 5 semaines ! Et ce fut pour moi, cela reste encore aujourd’hui, une somme inoubliable de souvenirs.

J’ai retrouvé sur YouTube l’un des deux concerts que l’OSR avait donnés à Tokyo : je me rappelle avoir préparé la captation avec les équipes de la NHK, la télé publique japonaise, qui n’avaient eu besoin de rien d’autre qu’une minutieuse préparation sur plans, pas de répétition générale, et dont je pense tous les cameramen étaient eux-mêmes musiciens. La preuve ? dans la bande mère que j’avais récupérée, il y avait des plans du public, et une caméra s’était attardée sur… Gidon Kremer présent dans la salle pour écouter sa camarade Martha Argerich ! Ce plan n’a évidemment pas été conservé mais le témoignage de ce concert tokyoite garde toute sa force :

Je n’ai malheureusement pas retrouvé de trace filmée des concerts où Gidon Kremer jouait le concerto de Sibelius. Je me rappelle très bien, comme je l’ai raconté dans mon article pour Bachtrack, que Kremer prenait un malin plaisir à jouer des bis complètement inconnus comme ce finale de la partita pour violon du Lituanien Vitautas Barkauskas (1931-2020)

Montpellier 2019

Du temps où le Festival Radio France Occitanie Montpellier faisait confiance à la curiosité du public et répondait en cela à sa vocation première, j’avais convié, le 15 juillet 2019, Gidon Kremer et sa Kremerata Baltica pour un concert à tous égards exceptionnel : Grâce à France Musique, on peut le réécouter intégralement ici.

Il y avait notamment ce soir-là, un véritable événement, puisque les deux créateurs du chef-d’oeuvre d’Arvo Pärt en 1977, Tabula Rasa, Gidon Kremer et sa partenaire d’alors Tatiana Grindenko, redonnaient ce double concerto devant le public de Montpellier et pour les auditeurs de la radio.

Tous ceux que je croisai ce soir-là à l’entr’acte – et il y avait pas mal d’officiels locaux – me dirent, le souffle encore court, l’intense émotion qui les avait saisis, alors même que, le plus souvent, ils ne connaissaient ni l’oeuvre ni le compositeur ni même les interprètes.

Tout Kremer sans réserve

J’ai déjà consacré pas mal d’articles à Gidon Kremer. J’y renvoie pour plus de détails. Plus je cherche, moins je trouve d’enregistrements, de disques qui seraient négligeables ou moins réussis.

On l’aura compris, moi qui n’aime pas les classements ni les superlatifs, je tiens Gidon Kremer pour le plus grand violoniste de notre temps. D’abord par la qualité exceptionnelle de son jeu, mais surtout par le charisme inépuisable d’une personnalité qui n’a cessé d’inspirer chacun(e) de ses partenaires. Il est, dans tout ce qu’il joue, comme la vibration de l’âme humaine.

Et comme il est d’une infatigable curiosité, il continue de jouer et d’enregistrer de nouveaux répertoires, comme le compositeur Mieczyslaw Weinberg

Les inattendus (XIII): Svetlanov, Bruckner et Gershwin

L’éditeur Weitblick est spécialisé dans l’édition de bandes radio de concerts : l’essentiel de ses parutions est facilement accessible sur Amazon.co.uk.

On trouve dans cette liste de grands chefs comme Sanderling, Tennstedt, Georges Prêtre, Jochum, dans des répertoires pas toujours disponibles dans leur discographie officielle. Et Evgueni Svetlanov (1928-2002), l’immense chef russe, n’est pas le dernier à livrer des interprétations qui sortent du cadre dans lequel l’a enfermé la postérité, la musique russe. On connaît ses symphonies de Brahms, qu’il a enregistrées en URSS, et avec l’orchestre de la radio suédoise.

Mais même si l’on connaissait une Huitième de Bruckner captée en URSS, on a eu la surprise de découvrir une 9ème symphonie avec la radio suédoise, qui n’est pas vraiment dans la tradition germanique. Musique de l’éternité, des espaces infinis… et dans une prise de son magnifique.

Et alors si l’on cherche vraiment l’inattendu, un disque tout Gershwin prouvera à ceux qui en douteraient qu’un grand chef russe pouvait aussi s’encanailler…d’un pas un peu lourd!

La femme de Tchaikovski

J’ai su, dès les premières images, que j’allais plonger sans réserve dans le flot somptueux de ce film : La Femme de Tchaikovski est un grand, très grand film de Kirill Serebrennikov.

Le réalisateur russe, aujourd’hui temporairement réfugié à Berlin, s’exprime dans Le Monde d’aujourd’hui :

A la question « Pourquoi un projet envisagé dès 2013 n’a-t-il pas abouti plus tôt? » K.S. répond

« Parce que le projet endommageait le monument du musicien tel que le désire aujourd’hui le gouvernement russe. On préfère les monuments aux êtres humains dans mon pays. En vérité, le personnage – et le statut – de Tchaïkovski en Russie est tellement complexe, il a tellement évolué avec le temps, qu’il peut nourrir non pas un mais dix films. Le mien n’offre qu’un angle de vision, celui de ses rapports tourmentés avec sa femme en raison de son homosexualité. Mais il faut comprendre qu’à l’époque sa musique, alors même qu’il était le premier musicien russe à devenir célèbre à l’Ouest, n’était pas considérée comme russe en Russie/…/honnêtement, je n’ai jamais pensé, en écrivant le film, à la femme de Tchaïkovski comme à une incarnation du peuple russe. Je l’ai plutôt vue, alors qu’elle était jusqu’à présent considérée comme une petite-bourgeoise idiote, comme une sorte de personnage tragique. La faute en incombe au musicien, qui aura estimé utile pour l’avancement de sa carrière de se marier, et l’affaire a tout simplement tourné au cauchemar.« 

Tout sauf un biopic

Ce n’est pas un film sur Tchaikovski, ni un biopic romancé comme l’était le film de Ken Russell, La Symphonie pathétique/Music Lovers (1971). Mais bien un portrait de femme, devenue littéralement folle d’amour pour un homme qui n’aimait pas les femmes, mais qui, en 1877, donne le change en épousant Antonina.

Ce sont deux heures et demie de grand cinéma, qui a fait à peu près l’unanimité de la critique, et qui, pour moi, revêtait une dimension particulière, parce qu’elle me renvoyait à mes années universitaires à Poitiers, dans le département des langues slaves, dirigé alors par l’incroyable personnalité qu’était Jacqueline de Proyart, l’amie et la traductrice de Boris Pasternak (désolé, cette grande dame bien française n’a qu’une fiche Wikipedia en allemand ! on va essayer de corriger le tir…). En février je crois, se déroulait dans un cinéma du centre de Poitiers une sorte de semaine du cinéma consacrée, chaque année, à un pays différent. En 1973 ou 1974, l’Union soviétique était à ‘(honneur. J’avais demandé si notre groupe – peu nombreux – d’étudiants en russe pouvait assister à ces séances, en lieu et place des cours académiques, demande acceptée! Et je fis alors le plein de films, d’images, de paysages, de sensibilités. Comme ce Premier maître d’ Andrei Kontchalovski, le frère de Nikita Mikhalkov-Kontchalovski qui m’a durablement marqué.

Pendant huit jours, nous étions baignés de langue russe.

J’ai revécu cela hier, m’efforçant de ne pas suivre le sous-titrage en français. Constatant, une nouvelle fois, qu’une langue apprise, qu’on croit avoir oubliée parce qu’on n’a pas l’occasion de la pratiquer, revient presque instantanément…

Certains de mes amis qui sont allés voir La Femme de Tchaikovski ont regretté qu’on y entende peu de musique, et pas beaucoup de Tchaikovski. On pourrait ajouter à cela qu’on voit finalement assez peu le compositeur, pourtant remarquablement incarné par Odin Lund Biron, alors que Alyona Mikhailova est quasiment de tous les plans.

Pourtant il y a de la musique dans ce film. Elle est du pianiste russe Daniil Orlov, elle épouse discrètement la dévastation intérieure d’Antonina (tapis de cordes graves), et parfois cite le Tchaikovski du cycle pour piano Les Saisons, comme la première pièce Janvier

Vers la fin du film, on entend quelques extraits du poème symphonique Francesca da Rimini, qu’on imagine dirigé par le compositeur lui-même, même si on ne voit rien d’une salle de concert, a fortiori d’un orchestre.

Je n’ai pas bien compris ni la nécessité ni le sens des scènes finales, où pour illustrer l’inexorable descente vers la folie d’Antonina, on la voit danser à se perdre, sur une musique devenue sauvage et très moderne, entourée d’hommes nus…

Allez voir cette Femme de Tchaikovski !

Le Louxor

Un mot encore de la salle où je suis allé voir le film, le mythique Louxor, près de Barbès à Paris. Une découverte pour moi. Le cinéma comme on peut encore le rêver, même s’il n’y a plus d’entracte ni de chocolats glacés…

Rachmaninov soviétique

J’avais vu passer cette Rachmaninoff Collection éditée par la firme Melodia – producteur exclusif de disques du temps de l’Union soviétique – pour le 145ème (sic) anniversaire de la naissance de Serge Rachmaninov, en 2018 donc. Je ne m’y étais pas attardé en raison d’un prix prohibitif – entre 300 et 400 € selon les fournisseurs – et du peu d’informations qu’on avait du contenu du coffret.

Il y a quelques jours, parcourant la colonne des « bonnes affaires » ou « offres spéciales » du site allemand jpc.de– où j’ai fait nombre de belles trouvailles – je suis tombé sur une offre, cette fois irrésistible, 130 € pour une véritable malle aux trésors (33 CD et un vinyle) : Sergej Rachmaninoff – Die Melodiya-Edition. Les frais de port sont très peu élevés, et pour les non-germanophones, le site peut aussi être consulté en anglais.

Comme pour les coffrets précédents consacrés à Sviatoslav Richter, Emile Guilels ou Evgueni Svetlanov, la présentation est très soignée, avec un livret quadrilingue, et sur chaque pochette cartonnée en trois volets toutes les précisions nécessaires (toujours en quatre langues) sur les interprètes, les dates et lieux d’enregistrement.

Inutile de dire qu’on va de surprise en émerveillement, parce qu’aux références déjà connues et éditées en Occident s’ajoutent nombre d’enregistrements d’interprètes moins connus, mais tout aussi passionnants, qui témoignent de l’art de plusieurs générations de musiciens de l’ère soviétique abordant un compositeur d’abord honni, puisque ayant fui la mère patrie sans jamais y être revenu.

Tous les détails de ce coffret à voir ici : Rachmaninoff Collection tracklist

De précieux documents connus (Rachmaninov lui-même au piano, Horowitz) et d’autres que je découvre comme ce prélude op.23/5 joué en 1924 par…Prokofiev (YouTube cite une autre date, 1919, pour un enregistrement sur rouleau, miraculeusement restitué)

Celui qui fut, dans sa jeunesse, un virtuose célèbre en URSS, Victor Eresco, 80 ans, vit, semble-t-il, une retraite paisible en Bourgogne, où il est installé depuis plusieurs années !

Nombre de représentants de la grande école de piano russe – si tant est que le terme ait un sens – moins connus que les figures de proue, figurent dans ce coffret. On y retrouve aussi des interprètes devenus mondialement célèbres, comme Nikolai Luganski :

Et bien sûr des versions maintes fois célébrées – Svetlanov dans la 2ème symphonie ou L’île des morts – Kondrachine dans les Danses symphoniques, la version qui trône au sommet de la discographie, la plus désespérée, la plus tragique.