L’été 24 (I) : du soleil dans les oreilles

Premier épisode d’une série d’été qui se déroulera selon mes humeurs, souvenirs, coups de coeur.

Quand Cleveland s’amuse

Pour les mélomanes, Cleveland est associé à l’austère figure de George Szell (1897-1970) qui fut le chef incontesté et incontestable de l’un des Big Five – comme on qualifiait le gratin des orchestres américains – de 1946 à sa mort. Mais on a oublié, ou tout simplement ignoré, que comme Boston avec ses Boston Pops et son légendaire Arthur Fiedler, Los Angeles avec le Hollywood Bowl Orchestra ou Cincinnati avec les Cincinnati Pops et Erich Kunzel, l’orchestre de Cleveland avait aussi sa formation « légère », parfois appelée Cleveland Pops, qui fut confiée au chef américain Louis Lane (1923-2016). Louis Lane fut d’abord dès 1947, à 24 ans, l’assistant de Szell, puis de 1955 à 1970 chef associé.

Sony publie un coffret, à petit prix il faut le noter, de 14 CD dont la plupart m’étaient inconnus, parce que n’ayant jamais bénéficié d’une diffusion hors USA. Pur régal, à consommer sans aucune modération. D’abord parce que c’est Cleveland, l’un des plus beaux orchestres du monde, et que, dans la partie plus classique du coffret, la patte Szell est immédiatement reconnaissable. Et même dans les pièces plus « light » tout ça reste digne et tenu (cf.la Jamaican rumba ci-après)… on ne se laisse pas aller dans l’Ohio !

Wayenberg et Schumann

Dépêchez-vous d’acheter le numéro de juillet-août de CLASSICA, si vous voulez entendre un inédit magnifique, les sonates pour piano 1 et 2 de Schumann, enregistrées en 1962 pour Thomson-Ducretet par l’immense Daniel Wayenberg, disparu en 2019 dans l’indifférence générale (lire Journal 22/09/19). Aurons-nous un jour la chance de disposer des trésors entreposés dans le fonds EMI/Warner ?

Merci en tout cas à l’ami Thomas Deschamps qui, chaque mois pour Classica déniche des incunables, nous offre ce CD

Schumann: sonate n°2 4e mvt (Daniel Wayenberg)

Dialogue au sommet : Geza Anda – Karl Böhm

Autre merveille commandée et écoutée en boucle sitôt reçue, ce généreux CD écho de deux soirées exceptionnelles, l’une à Lucerne en 1963, l’autre à Salzbourg en 1974, où deux géants se retrouvaient pour faire simplement et magnifiquement de la musique : Geza Anda (1921-1976) et Karl Böhm.

La douce compagnie de la mort

Ces derniers jours, la mort est ma compagne, non pas que je m’en approche ou que je la redoute pour moi – je suis bien placé pour savoir qu’elle peut survenir à l’improviste ou qu’on peut la frôler (Une expérience singulière ). Mais tous les jours la mort s’impose dans l’actualité, brutale, massive, lors des guerres en cours au Moyen-Orient ou en Ukraine. Dans les cercles de famille ou d’amitié.

Ist dies etwa der Tod ?

La plus belle, la plus douce, la plus sereine des odes à la mort est la dernière mélodie des « Vier letzte Lieder » de Richard Strauss sur un poème de Joseph von Eichendorff : Im Abendrot / Au couchant

Wir sind durch Not und Freude
gegangen Hand in Hand;
vom Wandern ruhen wir
nun überm stillen Land.

Rings sich die Täler neigen,
es dunkelt schon die Luft,
zwei Lerchen nur noch steigen
nachträumend in den Duft.

Tritt her und laß sie schwirren,
bald ist es Schlafenszeit,
daß wir uns nicht verirren
in dieser Einsamkeit.

O weiter, stiller Friede!
So tief im Abendrot.
Wie sind wir wandermüde–
Ist dies etwa der Tod?

Dans la peine et la joie

Nous avons marché main dans la main ;

De cette errance nous nous reposons

Maintenant dans la campagne silencieuse.

Autour de nous les vallées descendent en pente,

Le ciel déjà s’assombrit

Seules deux alouettes s’élèvent,

Rêvant dans la brise parfumée.

Approche, laisse-les battre des ailes,

Il va être l’heure de dormir ;

Viens, que nous ne nous égarions pas

Dans cette solitude.

Ô paix immense et sereine,

Si profonde à l’heure du soleil couchant!

Comme nous sommes las d’errer !

Serait-ce déjà la mort ?

La traduction est bien faible pour traduire le sublime du poème allemand.

Se rejoindre dans la mort

J’ai immédiatement pensé à ce poème en apprenant la mort, le 8 juin dernier, du danseur Eric Vu-An, trois semaines après celle de son compagnon Hugues Gall, surtout après la très longue épreuve d’une cruelle maladie.

Wir sind durch Not und Freude
gegangen Hand in Hand;
vom Wandern ruhen wir
nun überm stillen Land.

J’imagine que, si l’on croit au Ciel, le parfait germanophone qu’était Hugues Gall a pu accueillir Eric avec ces mots si forts, si justes.

Je n’ai pas l’habitude d’assister à des obsèques, sauf de très proches bien sûr. Pourtant j’ai assisté ce lundi à celles d’Hugues Gall en l’église Saint-Roch. Sans doute le besoin de revivre un peu d’un passé heureux. De partager silencieusement des souvenirs que les témoignages de ses proches ont ravivés, en particulier les deux Christian, Christian de Pange, qui fut secrétaire général de l’Opéra de Paris (et brièvement mon adjoint à la direction de la Musique de Radio France), et Christian Schirm, fidèle entre les fidèles de Genève à Paris.

Il y avait des ministres, des personnalités du monde musical, et beaucoup de gens que je n’ai pas reconnus. De belles plages de musique aussi et surtout, sommet d’émotion, Ständchen, la sérénade de Schubert transcrite par Liszt sous les doigts de Lucas Debargue. La réverbération de la nef de l’église Saint-Roch ajoutait à l’intensité de ce moment.

Ici dans l’interprétation d’un autre magnifique artiste, Alexandre Kantorow

La maison de ses chansons

Lundi matin, dans Télématin, l’interview de Loïc Résibois, atteint de la maladie de Charcot, qui regrettait que la loi sur la fin de vie en discussion à l’Assemblée nationale n’ait pas pu aboutir en raison de la dissolution prononcée dimanche soir par Emmanuel Macron, m’avait fait penser à Françoise Hardy. Son fils Thomas qui donnait régulièrement de ses nouvelles ne disait plus rien depuis quelque temps, je redoutais que ce silence soit de mauvais augure.

Ce matin au réveil on a su que Françoise Hardy était enfin délivrée de ses souffrances. Que n’a-t-elle pu choisir de partir avant de subir l’intolérable ? pourquoi lui refuser une mort douce ?

J’ai aimé cette belle personne, et ses chansons qui nous étreignent, qui ont le parfum de la mélancolie, de ces larmes qui font du bien… Les artistes ne meurent pas, ils demeurent en nous.

Quelques-unes des chansons de Françoise Hardy qui me touchent plus particulièrement :

Les maisons où j’ai grandi

Quatuors enchantés

Je ne sais pas pourquoi, mais pendant longtemps j’ai très peu pratiqué l’écoute du quatuor, tant au concert qu’au disque. Sans doute parce qu’on n’écoute pas un quatuor de Haydn, de Beethoven ou de Schubert distraitement, comme on peut le faire d’une symphonie ou même d’un opéra qu’on connaît par coeur. Sûrement aussi parce que c’est l’essence même de la musique, qui s’adresse à l’intime, qui provoque la part la plus secrète de notre humanité.

Ces derniers temps, j’ai de plus en plus souvent besoin de me ressourcer à l’écoute de ces chefs-d’oeuvre. L’effet de l’avancée en âge sans doute, la confrontation aussi avec l’évolution irréversible des dégâts de la vieillesse chez ma mère qui fête demain ses 97 ans..

Deux coffrets récents comblent mes attentes.

La jeunesse de Cleveland

Sony a ressuscité un ensemble devenu légendaire : le quatuor de Cleveland, formé en 1969, dissous en 1995

Même si l’on connaît tous ces histoires de musiciens membres d’un quatuor qui avaient fini par ne plus se parler, alors même qu’ils continuaient à se produire en concert, je reste en complète admiration devant ces ensembles qui vont, qui sont au coeur de la musique.

Le quatuor Cherubini

J’avais retrouvé l’an dernier au Portugal le grand Christoph Poppen en chef d’orchestre qu’il est maintenant depuis nombre d’années, en ayant presque oublié qu’il avait fondé le Quatuor Cherubini en 1978 (et remporté en 1981 le premier prix du Concours de quatuors qui avait lieu alors à Evian). Warner a eu l’excellente idée de rééditer le legs de ce quatuor :

Marc Lesage dans le dernier Diapason a dit mieux que je ne saurais le faire tout le bien qu’on pense de ce coffret : Flamme et transparence

Les disques du quatuor ont toujours été disponibles, à la différence de ceux du Cleveland. Et les quatuors de Mendelssohn toujours chéris comme des références :

Le dernier CD du coffret est une pépite. Il comprend notamment le sublime Notturno d’Othmar Schoeck dans une version « en famille » puisque le chanteur, Dietrich Fischer-Dieskau, n’est autre que le père du violoncelliste du quatuor.

Le miracle Kempff

Il y a bien longtemps que j’éprouve une admiration sans limite pour Wilhelm Kempff, le grand pianiste allemand qui a fini ses jours à Positano (lire Le pianiste de Positano), sur la côte amalfitaine. Je me ressource régulièrement à ses enregistrements – Bach, Mozart, Beethoven, Schubert, Schumann –

J’avais trouvé, lors d’un voyage à Tokyo en 2013, ce triple CD des concertos de Beethoven captés au Japon.

Et grâce à l’ami Philippe Cassard et à sa récente chronique dans Le Nouvel Obs,

j’ai acheté et reçu tout récemment un coffret de 9 CD qui sont d’authentiques merveilles. L’éditeur Meloclassic a réuni des captations de radio d’excellente qualité.

Tout est admirable, mais j’ai eu un véritable coup de coeur pour le CD 4, en particulier le 1er concerto de Brahms qui, sous bien des doigts, même les plus illustres, me semble monumental, empesé, alors que c’est l’oeuvre d’un jeune homme de 30 ans. Kempff fait sonner son piano comme personne, et restitue la fougue, l’élan du jeune Brahms avec cette patte qui n’était qu »à lui.

Heureusement, on peut réécouter toute l’émission que Philippe Cassard a consacrée à Wilhelm Kempff et précisément à ce coffret samedi dernier sur France Musique : Wilhelm Kempff en concert.

Je précise qu’il est très facile d’acquérir ce coffret pour un prix très raisonnable directement sur le site de Meloclassic, que les frais de port sont très modestes. Et l’éditeur assure lui-même le suivi des commandes et le service à ses clients ! Ajoutons que le livret inclus dans le coffret est une mine d’informations et de documents sur Kempff.

Les achèvements de Philippe Jordan

L’ancienneté de la relation quasi-familiale, la permanence de l’admiration, n’empêchent pas l’écoute critique. C’est pourquoi j’avais accepté de faire, pour Bachtrack, le compte-rendu des tout récents concerts de Philippe Jordan à la tête de l’Orchestre de Paris : Vers la lumière : Philippe Jordan avec l’Orchestre de Paris.

On peut heureusement réécouter le concert du 29 novembre sur francemusique.fr.

Comme on peut le lire sur Bachtrack, autant j’ai été emporté littéralement par une ‘Inachevée idéale, autant je ne me suis pas complètement retrouvé dans une Neuvième de Bruckner certes creusée, admirablement conduite, mais trop statique pour quelqu’un qui, comme moi, s’est nourri aux ardeurs d’un Jochum.

Mais Philippe Jordan fait partie de ces interprètes qui ne se livrent pas sur un coup d’éclat, à la séduction immédiate. Ni même à la première écoute. J’ai assisté à bien des concerts dirigés par lui, j’ai dans ma discothèque la quasi-totalité de ses enregistrements, et quand j’ai parfois eu des réserves au premier abord, j’ai remis l’ouvrage sur le métier, j’ai réécouté, et toujours découvert de nouvelles richesses.

La dernière fois que j’avais entendu Philippe à la tête d’un orchestre – avec l’Orchestre de Paris mercredi c’était une première – c’était avec l’Orchestre national de France (lire Le monde d’hier) il y a un an. J’avais manqué sa venue à Radio France le 14 octobre dernier. Rien à changer à ce que j’avais écrit, rien non plus aux éloges de Tristan Labouret sur Bachtrack : Philippe Jordan fait renaître l’Orchestre national.

En attendant, Philippe Jordan est toujours en activité – heureux Viennois ! – à l’opéra de Vienne.

Les quinquas du piano : Vogt, Andsnes etc.

J’ignore comment on (et qui) programme les sorties chez Warner Classics, mais comme je l’écrivais ici « l’avalanche d’automne n’est pas terminée« , puisque coup sur coup sortent deux coffrets consacrés à deux magnifiques musiciens, nés à cinq mois d’écart en 1970, le Norvégien Leif Ove Andsnes et l’Allemand Lars Vogt tragiquement disparu le 5 septembre 2022 vaincu par le cancer.

On attendait cet hommage au pianiste allemand, on est plus surpris par celui du Norvégien qui est toujours, heureusement pour lui et nous, en pleine activité (mais qui a changé d’éditeur depuis quelques années !).

Lars Vogt ou la musique en famille

Avant qu’il ne devienne l’éphémère directeur musical de l’Orchestre de chambre de Paris, le pianiste Lars Vogt n’avait pas en France la notoriété qu’il avait tôt acquise dans la sphère germanique et au Royaume-Uni. Toujours les mystères des programmations….

Etrangement – à moins que ce ne soit délibéré – ce coffret récapitulatif comporte assez peu de pièces pour piano solo, un seul disque Beethoven, un seul Schumann, Brahms est mieux servi, comme Haydn et Mozart, quasiment pas de concertos, en dehors de ceux que le jeune Allemand grava avec Simon Rattle à Birmingham (Grieg, Schumann, Beethoven 1 et 2, dont 2 versions du n°1, l’une avec les cadences de Glenn Gould). En revanche, l’évidence apparaît, aveuglante : Lars Vogt faisait, aimait la musique en famille. Ses partenaires s’appellent Christian et Tanja Tetzlaff, Boris Pergamenchikov – et après la mort de ce dernier – Gustav Rivinius.

Pour moi, les noms de Lars Vogt, Christian et Tanja Tetzlaff sont à jamais liés dans ma mémoire à une date tragique – le 9 janvier 2015 : lire Le silence des larmes

On l’a compris, tout cet admirable coffret – disponible à petit prix – est absolument indispensable. Et on ne peut évidemment pas faire abstraction de ce que Lars Vogt nous a laissé à Paris, faisant jusqu’au bout triompher la musique…

Leif Ove Andsnes ou le clavier impérial

Ce qui frappe d’emblée à l’écoute des disques du coffret Warner – beaucoup d’entre eux m’étaient inconnus, à moins que je n’y aie pas porté intérêt à leur sortie – c’est la qualité de la prise de son, de la captation d’un piano somptueux, ce qui est loin d’avoir toujours été le cas chez cet éditeur.

Grieg bien sûr, ses Rachmaninov avec Pappano, les quelques sonates et concertos de Haydn, mais ses Schubert si simplement éloquents – et un partenaire qui en dérange plus d’un, Ian Bostridge – , la redécouverte d’un Chopin – les trois sonates pour piano – si poétique.

Encore un indispensable de toute discothèque d’honnête homme !

Être et avoir été

Puisque j’évoque des pianistes quinquagénaires, je rappelle l’hommage rendu il y a quelques semaines à un autre musicien trop tôt disparu, Nicholas Angelich (lire Hommage incomplet)

Mais je m’interroge aussi sur le devenir de pianistes qui ont connu très jeunes la célébrité, qui nous ont éblouis par leurs dons précoces, leur talent hors norme, et qui aujourd’hui, la cinquantaine passée, semblent assumer difficilement les avancées de l’âge. Leur jeu s’est crispé, la technique est de plus en plus souvent prise en défaut, comme en témoignent leurs derniers concerts ou enregistrements.

A propos d’Evgueni Kissin, je n’avais rien dit de sa prestation au Festival Radio France 2019, malgré l’intense déception que j’en éprouvai alors. Alain Lompech a parlé tout récemment dans Bachtrack de ses « errements« . J’écrivais moi-même à l’occasion de la publication de ce DVD : « Pour fêter ses 50 ans, l’enfant prodige du piano russe, Evgueni Kissin, donnait au festival de Salzbourg le 14 août 2021 un bien curieux récital : aucune grande pièce du répertoire, aucune grande sonate, une juxtaposition bien disparate de pièces courtes, censées évoquer ses propres souvenirs. Après la sonate de Berg bien pauvre en couleurs, que venaient faire ici quatre pièces totalement insipides d’un compositeur que le jeune Kissin se trouvait naguère obligé de jouer notamment lors de tournées à l’étranger, le tout puissant secrétaire de l’union des compositeurs de l’Union soviétique de 1948 à 1998 ( !) Tikhon Khrennikov. Totalement inutiles et inaudibles. Les préludes de Gershwin sont mieux venus, même s’ils sont bien peu idiomatiques. Les six pièces de Chopin qui suivent, dont la Polonaise « héroïques » rappellent le fabuleux interprète qu’en fut Kissin dans sa jeunesse, mais elles sonnent ici plus dur que virtuose. Les bis qui terminent cet étrange récital agissent comme une libération sur le pianiste qui ne s’est jusqu’alors jamais départi d’une réserve qu’on ne lui connaissait pas, notamment un amusant « tango dodécaphonique » de son cru » (Clicmusique).

L’autre célèbre quinquagénaire est Hélène Grimaud, qui fait la promotion de son nouveau livre. Je viens de visionner un nouveau DVD enregistré à Hambourg.

J’aurais tellement aimé louer la poésie de son jeu dans les concertos de Mozart (n°20) et Schumann, je n’en ai malheureusement retenu qu’une crispation, une dureté, parfois une précipitation, qui témoignent d’une fragilité, d’une incertitude, qui ne sont pas en soi répréhensibles dans le cas d’une artiste comme elle.

Est-ce à dire – je ne suis pas loin de le penser – qu’avoir été un musicien précoce, très tôt exposé à la célébrité, peut poser problème à certains de ces artistes, à qui on n’excuse aucune faiblesse, aucune difficulté ? Il y aurait tout un sujet à développer, avec exemples (des prodiges qui ont abandonné la carrière) et contre-exemples (comme une Martha Argerich, qui à 80 ans passés, continue d’être ce qu’elle était à 20 ans !)

Double crème

C’était dimanche dernier, sous la canicule, le plaisir de pouvoir enfin répondre aux invitations répétées du pianiste Iddo Bar-Shai qui anime, depuis 2021, les, ses « Coups de coeur à Chantilly« . Et d’y retrouver, à ses côtés, Matthias Goerne et le quatuor Modigliani dont on a peine à croire qu’ils fêtent leur vingtième anniversaire.

Compte-rendu à lire sur Bachtrack : Le quatuor Modigliani double crème pour ses vingt ans.

Le titre de mon billet a été vite trouvé : deux programmes de concert exclusivement viennois (Mozart, Beethoven, Schubert) à Chantilly ! Mais les spécialistes de l’art culinaire trouveront sans doute la comparaison osée : la Schlagsahne (ou Schlagobers) de la capitale autrichienne est-elle la même que la fameuse crème Chantilly ? Réponse : pour avoir goûté (et parfois abusé) aux deux in situ, je n’ai honnêtement jamais pu faire de différence ! On lira avec intérêt la très complète notice Wikipedia sur l’origine de l’association entre le château de prince de Condé et cette spécialité laitière !

Le concert du dimanche matin avait lieu dans la galerie de peintures du musée Condé – la deuxième collection française de peintures anciennes après le Louvre !, et réunissait le jeune quatuor Elmire et son aîné le quatuor Modigliani (sur la photo, les deux sont réunis pour le salut final… la parité n’est pas encore la règle dans l’univers feutré des quatuors !)

Au moment du déjeuner, on a pris la direction d’une auberge de campagne que la rumeur générale présentait sous un jour sympathique. Sympathique l’accueil l’a été, mais c’est à peu près tout. On ne lui fera donc pas de publicité.

Sur le chemin du retour vers Chantilly, on s’est arrêté à Senlis qu’on avait jamais vu de jour et sous le soleil !

J’ai bien fait rire mes amis de Facebook avec cette plaque de rue et cette sainte qui n’est répertoriée nulle part…

La belle cathédrale Notre-Dame de Senlis s’inscrit dans le circuit de ces chefs-d’oeuvre de l’art gothique si denses en ces terres picardes.

Et pour la première fois j’ai pu apercevoir l’ancienne chapelle royale Saint-Frambourg, qui fait partie de la légende Cziffra, du nom du pianiste d’origine hongroise, György devenu Georges Cziffra (1921-1994) qui s’était établi à Senlis et avait racheté, en 1974, ce monument à tous points de vue historique – c’est ici qu’Hugues Capet fut élu en 987 roi des Francs – en état de complet délabrement. C’est aujourd’hui le siège de la fondation Cziffra et un auditorium recherché par les musiciens. On a pu y pénétrer quelques instants avant un concert et y photographier les vitraux que Cziffra avait commandés à Juan Miro (les seuls que le peintre espagnol ait réalisés avec ceux de Saint-Paul-de-Vence.

Après cette halte caniculaire à Senlis, il était temps de retrouver Chantilly et ses grandes écuries pour le concert conclusif du week-end anniversaire des Modigliani.

On accède au lieu du concert en passant devant les stalles des pur-sang qui font les beaux jours de l’hippodrome de Chantilly

Bref extrait du quatuor avec piano K 478 de Mozart, avec Iddo Bar-Shai et les membres du quatuor Modigiliani à Chantilly


De gauche à droite, le quatuor Modigiliani : Amaury Coeytaux (1er violon), Laurent Marfaing (alto), Loïc Rio (2nd violon) et François Kieffer (violoncelle)

Et pour couronner ce vingtième anniversaire, le quatuor fait la couverture de Classica – une première en soi, on n’a pas le souvenir qu’un quatuor, français de surcroît, ait jamais fait la une d’un magazine musical ! –

Festivals et surprises

L’imposture Molière et Cyrano

J’avais fini par penser que Jean-Baptiste Poquelin alias Molière avait un lien de terre ou de sang avec la ville de Pézenas qui, depuis des lustres, l’honore et le célèbre. Et puis non, si Boby Lapointe est bien originaire de cette charmante cité de l’Hérault, Molière, en dehors de séjours attestés et d’amitiés scellées ici n’a strictement aucun lien familial ou officiel avec Pézenas.

Mais du théâtre il y a dans cette ville, durant tout l’été, et c’est tout l’avantage de ma nouvelle position de retraité sans contrainte que de pouvoir au dernier moment, visiter une sorte de festival de théâtre, qui propose chaque soir une pièce du répertoire. Dimanche soir, c’était Cyrano de Bergerac par l’Illustre Théâtre. Et ce fut plus qu’honorable, du très bon théâtre, et un comédien, dont j’ignorais le nom, Gérard Mascot qui a fait mieux qu’endosser le rôle de Cyrano, il l’a incarné de belle manière du début jusqu’à la fin.

Berlioz, Gardiner et Kantorow

C’est très agréable d’assister en simple spectateur à la soirée d’ouverture d’un festival qu’on a dirigé pendant huit ans. De retrouver quantité de figures amies et de n’avoir rien d’autre à faire que d’être pleinement à l’écoute de ce qui se passe, sans devoir être aux aguets

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Alexandre Kantorow et John Eliot Gardiner

Le programme du concert d’ouverture du Festival Radio France, le 17 juillet, n’avait rien de très original, mais les interprètes valaient le déplacement : le quatrième concerto de Beethoven, joué par Alexandre Kantorow, et la Symphonie fantastique de Berlioz, avec l’orchestre philharmonique de Radio France dirigé par John Eliot Gardiner.

Un concert à réécouter avec bonheur sur France Musique.

Dans la Symphonie fantastique, Gardiner avait demandé la présence des quatre harpes requises par Berlioz dans le deuxième mouvement Un bal. Présence évidemment spectaculaire sur la scène de l’Opéra Berlioz de Montpellier

Le lendemain, mardi, Alexandre Kantorow donnait un récital dans une salle Pasteur comble, sur le thème du Wanderer. Partant de la fougueuse et virtuose 1ère sonate de Brahms, en passant par plusieurs des Lieder de Schubert « arrangés » par Liszt, pour l’achever par une Wanderer Fantasie de Schubert gagnée par une inépuisable frénésie. Et en bis une Litanei de Schubert/Liszt à pleurer. Le jeune homme de 19 ans que le Festival avait reçu en 2016 comme « jeune soliste » – un concert à l’époque enregistré par France Musique ! – confirme, sept ans plus tard, l’artiste exceptionnel, le virtuose inspiré, le doux poète qu’il était déjà.

Kaija, Otto, Martha en juin

Kaija Saariaho (1952-2023)

Les dernières fois où un orchestre (en l’occurrence l’Orchestre de Paris) avait joué une de ses oeuvres, je ne l’avais pas vue dans le public ni pour saluer sur scène. J’ai compris pourquoi en apprenant son décès et en lisant l’excellent article que Vincent Agrech a consacré à Kaija Saariaho sur Forumopera : Kaija ou l’indiscipline des spectres. Je me suis rappelé maints souvenirs de la compositrice finlandaise qui avait élu domicile en France depuis tant d’années, comme le concert d’ouverture du Festival Présences en 2017.

Otto Klemperer (1885-1973)

Pour honorer le grand chef allemand Otto Klemperer, disparu le 5 juillet 1973, Warner publie, cinquante ans après sa mort, deux coffrets magnifiques, reprenant l’intégralité des enregistrements du chef de… 1927 à sa mort !

Premier de ces coffrets reçu ce 2 juin, l’héritage symphonique et concertant :

Première remarque, la remasterisation à partir des bandes originales, réalisée par le studio Art et Son d’Annecy, est aussi spectaculaire que réussie, même si les précédentes (ré)éditions restituaient correctement la qualité des prises de son londoniennes d’EMI.

J’ai écrit plusieurs articles sur Otto Klemperer, comme celui-ci : Klemperer ou la fausse lenteur. Parce que nous avons gardé l’image d’un géant marmoréen, atteint par la maladie, dirigeant assis.

Bien sûr on retrouvera dans ce coffret des Concertos brandebourgeois et des Suites de Bach ni faites ni à faire, en tout cas difficilement audibles aujourd’hui. On trouvera sans doute des menuets de symphonies de Mozart, Haydn ou Beethoven qui prennent tout leur temps. Mais la question chez Klemperer n’est pas la lenteur, voire la lourdeur, c’est toujours le rapport entre mouvement et architecture, et au sein d’une symphonie, le rapport entre les différents mouvements. Et puis il y a surtout l’extraordinaire tension, la ligne qu’il dessine et anime, là où tant de jeunes baguettes se contentent de battre – vite – la mesure, en croyant que cela suffit à faire une interprétation.

Faites le test, commencez l’écoute d’une symphonie, quelle qu’elle soit, et laissez-vous conduire, sans préjugé, vous irez jusqu’au bout et finirez convaincu de ce vers quoi Klemperer vous a entraîné. Et puis, je l’avais déjà indiqué dans de précédents articles (Klemperer ou la fausse lenteur), le vieux chef nous réserve quelques surprises : outre une 25ème symphonie de Mozart survitaminée, enlevée en moins de vingt minutes, des symphonies de Bruckner où il ne s’attarde pas dans les mouvements lents, des symphonies de Tchaikovski creusées, puissantes, mais écrasantes.

Le plus bel exemple de l’art souverain de Klemperer, c’est probablement la 9ème symphonie de Schubert, la justesse des rapports de tempo entre les mouvements et à l’intérieur même des mouvements (la perfection des mesures introductives, le phrasé du cor solo, un andante battu à 2/4).

Klemperer et Mahler

Il est assez étrange que, dans les discographies comparées consacrées à Mahler, on omet presque systématiquement de citer Otto Klemperer, comme d’ailleurs on oublie qu’il a été, comme Bruno Walter beaucoup plus souvent cité, sinon un disciple, au moins un ami du compositeur – qui avait recommandé le jeune chef pour le poste de directeur de l’opéra allemand de Prague.

Je tiens les quatre symphonies (2,4,7,9) et le Chant de la Terre (avec Ludwig et Wunderlich) que Klemperer a gravés parmi les piliers de toute discographie mahlérienne. La Septième est suffocante :

Le « Ruhevoll » de la 4ème symphonie me tire des larmes à chaque écoute. Et pourtant – nouvelle preuve de ce qu’on écrivait plus haut – c’est l’un des tempi les plus rapides de la discographie…

Le second coffret Klemperer est attendu à l’automne, il comprendra les opéras et oeuvres chorales et vocales.

Bon anniversaire Martha

Il y eut des moments, ces quinze dernières années, où tous ceux qui l’aiment et l’admirent craignaient pour sa carrière, et même pour sa vie. Mais Martha Argerich – 82 ans aujourd’hui – est increvable, tombée qu’elle est, toute petite, dans le chaudron de l’éternelle jeunesse. Rares sont les interprètes qui ont écrit leur légende de leur vivant. Elle en fait partie. Lire Les printemps de Martha A.

Diapason d’Or pour ce disque, où l’on retrouve la pianiste argentine dans des concertos qu’elle joue depuis toujours et a maintes fois enregistrés, et où sa virtuosité naturelle, cette « patte » si caractéristique sur le clavier, sont comme densifiés par l’expérience. Plus rien à prouver, juste l’essence de la musique.

Les disparus de mai

J’essaie, autant que possible, d’éviter que ce blog se transforme en obituaire, Il y a des disparitions qui me touchent, d’autres qui m’indiffèrent, ou plus exactement qui ne m’inspirent aucun commentaire.

Menahem ou l’art du chant

Mon cher Menahem Pressler est mort le jour où Charles III se faisait couronner, à quelques mois de son centième anniversaire. Je l’ai souvent évoqué sur ce blog. Souvenirs toujours vivaces de merveilleuses soirées à Liège, à Vienne, à Saint-Pétersbourg, à Berlin et à Montpellier. Je réécoute sans m’en lasser le précieux legs qu’il nous a laissé avec le Beaux-Arts Trio. Et je redécouvre des enregistrements plus récents, qui sont autant de témoignages d’un art du chant si éloquent.

Je découvre aussi ce documentaire si émouvant.

Me revient un souvenir très particulier, parmi tant d’autres. J’étais à Saint-Pétersbourg à la fin décembre 2013, pensant y célébrer le passage de l’an neuf sous la neige et dans le froid – il n’y eut ni neige ni froid ! –

mais j’avais pris des places pour trois opéras et un concert au Marinski, tous dirigés par Valery Gergiev (j’y vis Anna Netrebko y faire ses débuts dans Le Trouvère). Le concert, donné un après-midi, était entièrement voué à Mozart, avec notamment le 17ème concerto joué par…Menahem Pressler. Le jour dit, on nous prévint que le concert commencerait avec une heure de retard, les répétitions n’étant pas terminées. Mozart vu par Gergiev, c’était a priori exotique, ce fut plus que réussi (une Jupiter de haut vol !). Quelques mois plus tard, Menahem Pressler me rappela les circonstances de ce concert qui faillit avoir lieu sans lui. Les répétitions du concerto étaient laissées à l’initiative du premier violon et de l’orchestre qui, selon le pianiste, n’avaient aucune idée du phrasé, du style mozartien. Pressler fit savoir qu’il renonçait à jouer avec des partenaires aussi obtus et rentra à son hôtel. Coup de fil de Gergiev, qui s’excusa platement et lui promit une nouvelle répétition (avec lui bien sûr). C’est à cette répétition in extremis que nous dûmes le début différé du concert… et une exécution peut-être pas mémorable mais au moins convaincante du concerto de Mozart !

Ingrid Haebler ou l’ennui distingué

La pianiste autrichienne Ingrid Haebler, née le 20 juin 1929, est morte le 14 mai dernier. Je m’aperçois que je ne lui ai encore jamais consacré un billet. Alors que j’avais acquis il y a quelques années un coffret édité par la branche coréenne d’Universal, comportant toutes ses gravures de Schubert et Mozart, coffret republié il y a peu par Decca avec quelques ajouts.

Je me rappelle Armin Jordan qui aimait bien jouer avec elle, parce que, me disait-il, elle était toujours « juste » stylistiquement.

Mais Dieu que tout cela est propre et ennuyeux ! Désolé, je n’y arrive pas, j’ai écouté ses sonates de Schubert et de Mozart, ses concertos aussi. Il n’est que de comparer Pressler et Haebler dans le même 27ème concerto de Mozart,.. L’un chante (avec les moyens techniques de son âge), l’autre tricote aimablement.

Je peux comprendre que certains aiment ce jeu aussi ordonné que la coiffure de l’interprète. Tant dans Mozart que dans Schubert j’ai besoin de plus de vie, de sang, de rires et de larmes.

Grace pour l’éternité

Je n’ai jamais eu la chance d’entendre Grace Bumbry ni en concert ni sur scène. Née le 4 janvier 1937 à St Louis aux Etats-Unis, elle est morte le 7 mai dernier à Vienne où elle s’était retirée. Il y a heureusement nombre d’enregistrements audio et vidéo qui attestent de la flamboyance de son chant, de sa rigueur stylistique aussi.

Je n’évoquerai pas ici les disparitions de Philippe Sollers, qui porte son maoïsme militant comme une tache indélébile, quelles qu’aient été ses qualités littéraires ou mondaines. Je n’ai jamais lu Martin Amis – c’est sans doute un grand tort – et de celui qu’on a décrit comme le rival en beauté d’Alain Delon, Helmut Berger, je ne peux que répéter ce qui a été partout écrit – les rôles sur mesure que lui avait servis Visconti -. Je l’avais trouvé émouvant en Saint-Laurent décrépit dans le film de Bertrand Bonello, aussi parce que c’était le très regretté Gaspard Ulliel qui incarnait le couturier jeune.