Les raretés de l’été (VII) : Zinman chez les Suisses

Je ne pourrai pas cette année non plus souhaiter une joyeuse Fête nationale à ma mère, mais je peux le faire à cette grande famille éparpillée de cousins, cousins et autres descendants de la branche maternelle des Zemp, et en particulier à mon cousin Joseph, auteur prolifique d’un blog passionnant (dernier article paru sur Arthur Honegger !)

En ce 1er août, honneur donc à la Suisse et à l’un de ses orchestres – je n’ai pas écrit « le meilleur » parce que la discussion s’envenime toujours lorsque, à Genève, Bâle, ou Zurich, il s’agit de s’attribuer le titre ! – Mais l’orchestre de la Tonhalle – qui, comme celui d’Amsterdam, porte le nom de la salle de concert où il se produit – compte dans le paysage musical européen : je lui avais d’ailleurs consacré tout un article (Tonhalle) à l’occasion de son 150e anniversaire en 2018.

Pour peu que vous soyez un peu collectionneur, de disques, de livres, de DVD, vous savez ce que c’est : vous achetez un coffret, vous l’écoutez en tout ou partie, et vous le posez dans votre bibliothèque, le destinant parfois à un repos éternel. C’est un peu ce qui m’est arrivé avec le bien mal intitulé coffret qui regroupe tous les enregistrements réalisés pour les labels américains RCA / Arte Nova / Sony par le chef américain David Zinman avec la Tonhalle dont il fut le directeur musical, vingt ans durant, de 1995 à 2014.

Pourquoi avais-je délaissé ce coffret ? et du coup, perdu de vue l’originalité, la qualité, l’intelligence de la démarche interprétative de ce chef dans un répertoire où la concurrence est vive : des intégrales des symphonies de Beethoven, Brahms, Schubert, Schumann et Mahler et un admirable bouquet de poèmes symphoniques de Richard Strauss.

Quand on célèbre – ou pas – son successeur (Paavo Järvi) dans les mêmes répertoires, quand on rappelle les mérites de feu Roger Norrington dans son intégrale Beethoven, on doit absolument se replonger dans ce legs prodigieux, où on a le sentiment que Zinman réinvente ce qu’il dirige, subtilement, sans grands effets de manche : l’articulation, l’impulsion, le phrasé, et un travail sur les rythmes internes à un mouvement.

Trois exemples éloquents :

La toute première phrase de la 8e symphonie de Beethoven est vraiment un « allegro vivace con brio », qui donne furieusement envie de poursuivre l’écoute.

La comparaison avec un autre chef que j’admire, Karl Böhm, est, comment dire, bien peu convaincante.

Même choc à l’écoute de la si rabâchée symphonie « inachevée » de Schubert. David Zinman n’en fait pas, comme tant de ses confrères, un monument brucknérien. Le 2e mouvement est une pure poésie, et surtout écoutez bien ce que font le hautbois et la clarinette, leurs ornements subtils qui ôtent à ce mouvement la dimension tragique qu’on y entend trop souvent :

Pour être tout à fait honnête, j’avais laissé de côté les symphonies de Mahler – une intégrale – de David Zinman. Quelle erreur ! En commençant par la 9e, j’ai vraiment très envie de découvrir tout le corpus, parce que j’ai l’impression qu’en suivant à la lettre les indications du compositeur – très précises et nombreuses dans ses partitions – Zinman en restitue parfaitement l’esprit.

Et puisque mon cousin évoque aujourd’hui Arthur Honegger, compositeur aussi français que suisse (et inversement !), je signale ce très beau disque… de David Zinman et la Tonhalle.

L’une des premières oeuvres que j’ai programmées à Liège était la Pastorale d’été. C’était en juin 2001, j’avais invité Stéphane Denève et Sophie Karthäuser, l’une et l’autre à l’orée d’une carrière formidable, dans un programme qui comprenait outre la Pastorale d’été, les Nuits d’été de Berlioz, la suite de Pelléas et Melisande de Fauré et la 2e suite de Bacchus et Ariane de Roussel !

Je vais évoquer la figure de Bob Wilson, disparu hier, sur mes brèves de blog

Les raretés de l’été (II) : Jeux d’enfants

J’ai rapidement évoqué, le 3 juin dernier (le jour du 150e anniversaire de la mort de Bizet), ce cycle d’abord composé pour le piano à 4 mains, puis orchestré partiellement, les Jeux d’enfants.

Rien n’est plus difficile, rien n’est plus révélateur du talent de son auteur, que ces pièces brèves, où tout doit être dit, décrit, évoqué, en moins de temps qu’une chanson. Ils sont assez peu nombreux les compositeurs qui s’y sont essayé et qui y ont réussi. On ne peut sans doute pas comparer les Scènes d’enfants de Schumann (1838) et ces Jeux d’enfants de 1871, sauf à louer leur réussite.

Pourquoi.ne joue-t-on jamais en concert les pièces de Bizet ? réponse immédiate, parce qu’il faut un duo de pianistes ! mais pourquoi les duos constitués ne jouent-ils jamais ce cycle remarquable ? Parce que pas assez « sérieux » ? Je n’ai jamais posé la question aux duos de pianistes que j’ai connus, invités, ou fait jouer. Toujours est-il que je n’ai jamais entendu le cycle en concert. Et quasiment jamais le cycle pour orchestre !

Les versions originales pour le piano sont relativement peu nombreuses.

Je conserve précieusement les disques du duo Crommelynck

Les versions pour orchestre le sont un peu plus, même si elles restent relativement rares

Sans doute était-ce monnaie courante dans la programmation des orchestres français dans les années 50/60. On cherche en vain des versions récentes, comme si cet art très français de la légèreté, de la subtilité poétique, s’était évaporé.

Mais aux versions orchestrales déjà citées dans mon article Bizet, le jeune homme et l’orchestre, je dois bien ajouter la plus exotique de celles que j’ai dans ma discothèque : Kurt Masur avec l’orchestre de la radio de Berlin Est !

Et toujours mes Brèves de blog

Fantastique

Je dois régulièrement faire des diètes de Fantastique – oui la Symphonie fantastique d’Hector Berlioz – parce que, si comme moi on aime l’oeuvre, on ne peut pas, on ne doit pas l’écouter trop souvent, distraitement. Ni au disque, ni au concert. Pour quelques bonnes surprises, combien de déceptions ! Je me rappelle ainsi les débuts avec l’Orchestre philharmonique de Berlin de Yannick Nézet-Séguin en 2010. Si j’avais eu une quelconque influence sur le choix du programme pour ces débuts, je l’aurais dissuadé de proposer la Fantastique. J’étais dans la salle, placé un peu de côté, et c’était assez spectaculaire de voir le hiatus entre la gestique et les intentions pourtant très claires du chef et le rendu d’un orchestre qui semblait comme « résister » à sa baguette.

Je prends le souvenir le plus spectaculaire, mais par charité je tairai les mauvais, pour ne retenir que les meilleurs, comme le plus récent : La Fantastique révolutionnaire de Klaus Mäkelä et de l’Orchestre de Paris (Bachtrack, 3 mars 2023). Impressions plus que confirmées par mon excellent confrère Alain Lompech en décembre 2024 : Klaus Mäkelä retrouve le vrai visage de la Fantastique.

Le disque vient de sortir. Si je devais faire une toute petite réserve par rapport à l’enthousiasme éprouvé il y a deux ans en concert à la Philharmonie de Paris, ce serait justement qu’il manque un peu de l’excitation du « live ». Mais qu’on prenne vraiment le temps d’écouter mouvement par mouvement. Les premières mesures de la Marche au supplice, le phrasé des cordes est en soi un programme, quand les cuivres prennent place, on entend – enfin -les grincements du trombone basse (le seul autre chef chez qui on a cette même présence est Igor Markevitch, voir ci-après).

Je me suis demandé, en écrivant cet article, si je devais citer les prédécesseurs de Klaus Mäkelä qui ont enregistré la Symphonie fantastique de Berlioz. Il y a des comparaisons cruelles… mais je laisse au lecteur le soin de se faire une opinion…

Paavo Järvi (2010-2016)

Christoph Eschenbach (2000-2010)

Semyon Bychkov (1989-1998)

Daniel Barenboim (1975-1989)

Herbert von Karajan (1969-1971)

Karajan enregistre la Symphonie fantastique avec l’Orchestre de Paris le 25 juin 1970. Tout est daté dans ce film à la gloire du chef autrichien, mais l’interprétation n’est pas inintéressante

Charles Munch (1967-1968)

Historique, cet enregistrement l’est parce que c’est Charles Munch, grand berliozien devant l’Eternel, et parce que c’est le premier qu’il réalise avec le tout nouvel Orchestre de Paris, qui prend la succession en 1967 de la vénérable Société des Concerts du Conservatoire.

Ce n’est pas avec l’Orchestre de Paris, mais avec les Concerts Lamoureux qu’Igor Markevitch enregistre en 1960 une version que je tiens toujours pour l’une des plus parfaites illustrations de l’imaginaire berliozien, puisque – faut-il le rappeler – ce n’est pas une symphonie comme une autre, mais bien un vaste poème symphonique en cinq « épisodes » largement autobiographiques.

Pour moi le choix aujourd’hui est clair : la grande version moderne c’est Klaus Mäkelä, qui ne craint pas la confrontation avec ses glorieux aînés Charles Munch et Igor Markevitch.

Rencontres et émotions du jour à lire sur : brèves de blog

Il y a dix ans la Philharmonie

Deux mois après celle de l’Auditorium et du studio 104 de Radio France (lire L’inauguration), c’était, le 14 janvier 2015, l’inauguration de la Philharmonie de Paris. J’y étais et je l’ai raconté : Philharmonie

(Photo JPR)

« On nous a demandé d’arriver bien à l’avance. L’inauguration de la Philharmonie de Paris doit être faite par le Président de la République et la Maire de Paris. Les alentours du grand vaisseau conçu par Jean Nouvel sur le vaste site du Parc de la Villette sont noirs de forces de l’ordre, mais personne ne songerait à s’en plaindre.

L’entrée est accessible par des escaliers mécaniques… déjà en panne ! Une joyeuse cohue est bloquée, dans le vent et la pluie qui commence à tomber, par une malheureuse employée qui tente de réguler le flot d’invités. Résistance de courte durée, un ancien ministre donne le signal de l’engouffrement, on a disposé six portiques de sécurité, pas sûr de leur efficacité.. Mais il y a peu de risques que le tout Paris qui se presse ait des intentions nuisibles.

On est d’abord guidé vers la salle de répétition au niveau inférieur, où il était prévu que, faisant d’une pierre deux coups, François Hollande présente ses voeux au monde de la Culture. La cérémonie a été maintenue, mais prend évidemment un autre caractère. Beaucoup de têtes connues, de collègues, d’amis (comme ceux que Le Figaro a épinglés dans son supplément Figaroscope du jour : http://www.lefigaro.fr/sortir-paris/2015/01/14/30004-20150114ARTFIG00039-les-13-figures-du-classique-a-paris.php). On nous prévient que le Président, revenant de Toulon où il a présenté ses voeux aux Armées, aura un peu de retard.

L’émotion est palpable lorsque, tour à tour, Laurent Bayle qui a porté à bout de bras et de forces cet incroyable projet, Anne Hidalgo la Maire de Paris, puis François Hollande s’expriment.

Tous disent que la Culture, et ce soir la Musique, sont la seule réponse à l’obscurantisme, au terrorisme, au fanatisme. Le Président décoche quelques traits en direction des « esprits chagrins », les mêmes qui critiquent, dénoncent, regrettent, avant de s’approprier le succès. On regrette que Jean Nouvel ait boudé cette inauguration. Eternelle question : fallait-il attendre que tout soit prêt, terminé, réglé, pour ouvrir cette salle ? C’était la même qui s’était posée pour l’inauguration de l’Auditorium de la Maison de la radio. Dans un cas comme dans l’autre, il y a encore beaucoup à faire, plusieurs mois de travaux, mais les lieux existent, enfin, et c’est heureux pour les artistes et pour le public.

Première impression visuelle, une fois qu’on est parvenu à trouver la bonne entrée, le bon étage, le bon siège (les derniers ont été installés le jour même !), c’est chaleureux, enveloppant.

Le concert commence avec une bonne demi heure de retard, et d’une manière inattendue : une longue ovation salue l’arrivée au premier rang du balcon de François Hollande et de Manuel Valls. 

L’Orchestre de Paris prend place, Paavo Järvi dirige un programme un peu hétéroclite, mais destiné à mettre en valeur les qualités acoustiques et artistiques du lieu et des interprètes. Une courte pièce de Varèse qui parodie l’accord d’un orchestre, Sur le même accord de Dutilleux – avec Renaud Capuçon -, des extraits du Requiem de Fauré qui prennent une résonance particulière une semaine après la tuerie de Charlie Hebdo (avec Mathias Goerne et Sabine Devieilhe), le concerto en sol de Ravel par Hélène Grimaud, tout de blanc vêtue. L’entracte arrive vers 22 h 30. On en profitera pour parcourir les étages supérieurs, de vastes coursives désertes, inachevées, avec vue imprenable sur le périphérique

Le concert reprend à 23 h bien sonnées, on imagine qu’une bonne partie de la salle, le Président, le Premier ministre, se sont esquivés. On a tort, ils sont tous là jusqu’au bout, à l’exception d’un ancien ministre de la Culture… La seconde partie s’ouvre par la création du Concerto pour orchestre de Thierry Escaich, qui m’a confié s’être beaucoup investi dans cette oeuvre d’une trentaine de minutes. Le public apprécie, applaudit chaleureusement compositeur et musiciens. Et, comme à Radio France le 14 novembre, la soirée s’achève avec l’incontournable 2e suite de Daphnis et Chloé de Ravel. 

On retrouve les artistes, les équipes de la Philharmonie, Laurent Bayle enfin soulagé, quelques collègues… et le Premier Ministre et son épouse pour partager un dernier verre. Les pronostics vont bon train : la nouvelle salle va attirer le public, de nouveaux publics sans doute. On le lui souhaite. D’ailleurs l’Orchestre Philharmonique de Radio France y sera le 26 janvier, pour la création du Concerto pour violon de Pascal Dusapin » (15 janvier 2015)

La Philharmonie aujourd’hui

Le public – c’était une soirée réservée aux moins de 28 ans ! – se presse vers la Philharmonie (jeudi 9 janvier 2025)

Je ne compte plus mes visites à la Philharmonie depuis dix ans. J’y serai ce mardi soir pour le concert de l’Orchestre national d’Ile-de-France (l’ONDIF comme on dit !) et son jeune chef américain, Case Scaglione, que je n’ai pas encore eu l’occasion d’entendre « live ». J’y étais jeudi dernier pour un formidable – un de plus – concert de l’Orchestre de Paris et Klaus Mäkelä. Lire mon compte-rendu cinq étoiles sur Bachtrack: Klaus Mäkelä et l’Orchestre de Paris exaltent l’esprit français à la Philharmonie.

C’est peu dire qu’en dix ans la Philharmonie, enfantée dans la douleur, est devenue un pilier essentiel de la vie musicale nationale, complétant ô combien la Cité de la Musique inaugurée elle, il y a trente ans (pensée pour Brigitte Marger, disparue en décembre dernier, qui en fut la première directrice). Les beaux esprits pensaient impossible d’attirer le public parisien, de le renouveler, en des lieux aussi excentrés que la Philharmonie au nord-est et la Maison de la Radio au sud-ouest de Paris. Défi relevé, pari réussi !

Arrivages

Ce titre qu’emprunte souvent un ami critique m’a toujours amusé, s’agissant de musique classique. Il doit certes crouler sous les CD et les coffrets qu’on lui envoie en service de presse, ce qui n’est pas mon cas, puisque, en dehors de quelques disques dont on m’a fait cadeau, j’ai toujours acheté les. éléments qui constituent ma discothèque personnelle. Donc quand je vois arriver le facteur chargé de paquets, je ne suis pas surpris puisque je les ai commandés, et je connais le contenu de ces… arrivages !

Ces dernières années, les « majors » rééditent à tour de bras, en pavés plus ou moins importants, leurs artistes « maison » qu’elles ont cessé d’enregistrer. Intéressant pour celui qui a une discothèque encombrée, et qui ne dispose pas de kilomètres de rayonnages pour l’entreposer: on se sépare des CD individuels, sauf édition remarquable, et on récupère un gros boîtier avec tout dedans. J’ai évoqué récemment le cas de Roberto Alagna et Wolfgang Sawallisch (lire En scènes) ou l’intégrale Fauré

Dernières commandes, donc derniers « arrivages » :

Paavo Järvi / Erato

On ne sait si le fils parviendra à rattraper le père dans une course à l’enregistrement qui paraît inépuisable – on parle de Neeme Järvi – mais on se doute que Paavo en a l’ambition, même si le marché est saturé et les labels de moins en moins enclins à prendre en charge de nouveaux enregistrements.

Paavo Järvi, jeune sexagénaire, peut se flatter d’avoir déjà une impressionnante discographie. Celle qu’il a laissée à Cincinnati (lire Festivals d’orchestres) du temps où il en était le directeur musical de 2001 à 2011.

C’est maintenant Warner/Erato qui récapitule une vingtaine d’années de captations réalisées avec l’orchestre de Paris, la radio de Francfort ou les Estoniens pour l’essentiel, avec un peu de Birmingham, de Stockholm… et d’Orchestre philharmonique de Radio France. Rien que du déjà connu, et souvent loué. Avec un « bonus » pour les acquéreurs de ce coffret : une symphonie de Franck captée il y a quelques mois avec l’Orchestre de Paris.

Quelques belles réussites – la musique estonienne, les Grieg, les Sibelius, Dutilleux – de beaux accompagnements pour Truls Mørk, Leif Ove Andsnes et surtout Nicholas Angelich pour les deux concertos de Brahms, du moins indispensable avec la musique française (Bizet bien raide, Fauré évitable) et alors, glissé en catimini parmi les 31 CD du coffret un éprouvant (pour ne pas utiliser un autre adjectif) disque d’airs d’opéras véristes par une Barbara Hendricks (!) complètement hors sujet.

L’ami hollandais

C’est peu dire que j’ai bondi sur un coffret qui risque de passer inaperçu, alors qu’il comblera tous les vrais amoureux du violoncelle. Celui qui regroupe les enregistrements réalisés pour le label néerlandais Channel Classics par le violoncelliste Pieter Wispelwey. J’ai raconté (Frontières) mon étonnement d’apprendre que Pieter qui habitait à côté de la Belgique n’avait jamais joué dans ce pays jusqu’à ce que je l’invite à Liège. J’ai rarement rencontré un artiste aussi passionné, attachant, audacieux (je lui avais demandé, entre autres, de jouer le 2e concerto pour violoncelle de Schnittke, que j’avais vu et entendu créé par Rostropovitch à Evian devant le compositeur le 27 mai 1990). Pieter et son épouse ont traversé il y a deux ans la pire des épreuves que des parents puissent connaître : la mort subite de leur fils Dorian à 16 ans…

Ce coffret rassemble l’intégralité des enregistrements que le violoncelliste (disciple de Dicky Boeke et Anner Bylsma) a réalisé pour Channel Classics entre 1990 et 2009 : 35 enregistrements en 20 ans et une diversité de répertoires impressionnante. Les grands chefs-d’œuvre du répertoire solo, les Suites de Bach, enregistrées deux fois, celles de Britten, en passant par Reger, Kodály, Crumb, Hindemith ou Gubaidoulina, voisinent avec tous les grands concertos (Haydn, Dvorák, Schumann, Elgar, Schumann, Chostakovitch, Prokofiev, Lutoslawski) et aussi une magnifique anthologie de la musique de chambre, dont de somptueux ensembles Beethoven ou Brahms. Cette anthologie coffret permet plus largement de prendre la mesure du goût du violoncelliste néerlandais pour les instruments d’une part, et de redécouvrir d’autre part ses collaborations année après année avec quelques partenaires bien choisis, comme Paul Komen, Paolo Giacometti, Dejan Lazic, ou le chef Iván Fischer.

Il faut féliciter l’éditeur pour cette magnifique récollection. Il est devenu trop rare de trouver dans un coffret récapitulatif autant d’informations sur évidemment les détails des oeuvres, les dates et lieux d’enregistrement, avec un texte très documenté et remarquablement informé de Pierre-Yves Lascar (en français, anglais et allemand) Un INDISPENSABLE donc !

L’audace des Ysaye

Il n’y avait qu’eux pour tenter pareille aventure : l’intégrale par le Quatuor Ysaye (1994-2014) des quatuors de Beethoven, en 2008, en 1Z concerts à l’Auditorium du Musée d’Orsay. La Dolce Volta édite l’exploit en un coffret à petit prix mais de très grande valeur.

J’aime beaucoup comment l’altiste du quatuor, Miguel da Silva, présente à la fois cette aventure et finalement ce qui fait la tenue et la force d’un quatuor :

« Quatre hommes sans qualité »
Un titre en forme de clin d’oeil au roman de Robert Musil, mais aussi l’amorce d’une courte réflexion sur les facettes de la qualité du Quartettiste.
Au commencement était le 4.
Au commencement de notre vie de musicien en tout cas.
Avez-vous été amenés à réfléchir à la symbolique des nombres ?
J’avoue que pour ma part, je n’y étais guère porté.
Mais j’ai vécu pendant trente ans des circonstances si particulières, qu’il m’est arrivé de me pencher sur cette question et d’associer en esprit les diverses formes que peut prendre ce que je nommerai « la Quaternité » :
Les quatre éléments, les quatre points cardinaux, les quatre évangélistes, etc…
Mais au-dessus de tout cela, le suprême mystère :

 
« Le quatuor à cordes »

C’est au coeur de cette sibylline formation que j’ai vécu quotidiennement. Oui ! J’ai vécu mon quotidien à quatre et il me venait quelques fois l’idée plaisante que lorsque vous croyez voir un homme en entier, vous ne faites réellement face qu’au quart d’une voix.
Quatre voix donc, et en fin de compte un seul chant.
Des qualités et une qualité.
Pour y parvenir, combien de silences se sont glissés entre les notes, combien de tempi se sont effacés, combien d’accents ont été gommés !
Les rebelles ont appris à canaliser leur bouillonnement, les placides à presser le pas, les élégants à se dépouiller de leur parure.

Pour se fondre dans le tout, il a fallu s’imposer d’être un musicien sans qualité.

Miguel da Silva

Une berceuse de la mort

Gabriel Fauré à propos de son Requiem : « On a dit qu’il n’exprimait pas l’effroi de la mort, quelqu’un l’a appelé une berceuse de la mort. Mais c’est ainsi que je sens la mort : comme une délivrance heureuse, une aspiration au bonheur d’au-delà, plutôt que comme un passage douloureux« 

Ce n’est pas exactement ce que le public de la Philharmonie a pu entendre hier ou mercredi soir, comme je l’ai écrit pour Bachtrack : Un requiem XXL par Mäkelä et l’Orchestre de Paris.

Je citais à mon voisin de concert la version par laquelle, adolescent, j’avais découvert l’oeuvre. Un des tout premiers disques enregistrés avec l’Orchestre de Paris par son directeur musical de 1975 à 1989, Daniel Barenboim. Je ne l’avais plus écouté depuis longtemps. En y revenant, j’y retrouve tout ce qui m’avait séduit dans cette « berceuse de la mort ».

Je suis beaucoup moins convaincu par la version du lointain successeur de Barenboim, Paavo Järvi…

J’ai une affection particulière pour cette version d’un chef que j’ai toujours admiré, Colin Davis, qui dispose avec le choeur de la radio de Leipzig et la Staatskapelle de Dresde de splendides interprètes de sa vision fervente et universelle de l’oeuvre.

Pour le reste, je renvoie aux articles déjà consacrés à Fauré et à quelques-unes des versions de son requiem (Le vrai Fauré, Le vrai Fauré suite).

Lola, Casanova et le requiem de Fauré

Décidément, l’obituaire se remplit sans désemparer ces jours-ci. Aux articles récents de ce blog (La douce compagnie de la mort, Jodie dans les étoiles), il me faut ajouter celui-ci, à propos de stars du cinéma, que nous n’avons pas de raisons personnelles de pleurer, mais dont la disparition peut toucher ceux qui voient leur jeunesse s’enfuir avec elles.

Anouk Aimée = Lola

J’avoue que je n’aurais peut-être pas consacré un article à Anouk Aimée, morte le 18 juin dernier, non pas que je ne l’admire pas, que je n’aie pas été troublé par sa beauté, mais simplement parce que je n’ai rien à dire de plus que toutes les louanges qui lui ont été tressées. Pour tout dire, je connais mal sa filmographie, en dehors bien sûr des Lelouch.

Et puis avant-hier soir, je suis tombé par hasard sur ARTE sur la rediffusion du film de Jacques Demy, Lola, que je n’avais jamais vu, piètre cinéphile que je suis ! Je me suis laissé embarquer jusqu’au bout par ce petit bijou.

Je ne connaissais pas ce Demy là, cette manière si tendre, si empathique, de filmer des personnages qui semblent ignorer les noirceurs de la vie. Les tourments de l’âme, les amours impossibles, les réminiscences du passé ne semblent jamais départir ces derniers d’une sorte de résignation douce à leur sort. Anouk Aimée illumine, c’est peu de le dire, son rôle de danseuse de cabaret qui prend l’amour comme il vient. Les personnages masculins qui l’entourent n’ont rien de brutes épaisses. Tout le film est porté par une grâce qui fait un bien fou.

Eternel Casanova

Lorsque j’ai appris hier soir le décès de Donald Sutherland, une image a immédiatement surgi dans ma mémoire: celle du Casanova de Fellini

Pourquoi ce film en particulier, alors que Sutherland a marqué de son empreinte tant de rôles différents au cinéma comme à la télévision ? J’emprunte à un ami, lui cinéphile absolu, Michel Stockhem, sur Facebook ces quelques lignes :

« Les premiers obituaires paraissent, et déjà me font peur quant à la vraie mesure de la perte.

Oui, oui, il y a Hunger Games, mais dans les années 70, outre l’incontournable M.A.S.H., il y a des chefs-d’œuvre qui expliquent totalement le triomphe d’un jeune Canadien à Hollywood et à Londres, et non la valeur d’un beau grand vieillard classieux.

Jetez-vous sur « Klute », d’Alan J. Pakula (1971, avec Jane Fonda) et surtout sur « Don’t Look Now » (Ne vous retournez pas) de Nicholas Roeg (1973, avec Julie Christie – argh, la plus belle scène d’amour de toute l’histoire du cinéma), et vous comprendrez l’impact qu’a eu ce grand échalas sur le cinéma anglo-saxon.

Ses mémoires paraîtront en novembre. »

Je note que Michel Stockhem ne met dans sa liste – très provisoire – le film de Fellini. Mais je vais suivre ses conseils et revoir Klute et découvrir Don’t look now.

Le Requiem de Fauré

La dernière fois que j’ai entendu le Requiem de Fauré en concert, je crois bien que cela remonte à presque dix ans, lors de l’inauguration de la Philharmonie de Paris (lire Philharmonie), quelques jours après les attentats de janvier 2015. J’avais repéré le programme, plutôt original, que donnait hier soir l’Orchestre national de France à la Maison de la radio et de la musique : une création de Martin Matalon, le 2e concerto de Liszt et le requiem de Fauré. La pianiste Alice Sara Ott ayant déclaré forfait lors de la générale – on veut saluer ici le courage de cette jeune artiste qui affronte, comme d’autres avant elle, une terrible maladie – le concert a été raccourci d’autant, ce dont on ne s’est pas plaint.

Pour le concerto pour orchestre de Martin Matalon, il y avait dans le public quelques figures parisiennes de la musique contemporaine, l’ancien (Laurent Bayle) et l’actuel (Frank Madlener) directeurs de l’IRCAM, quelques artistes amis du compositeur. Comme je n’ai pas à faire de papier pour Bachtrack (c’est bien agréable parfois d’être un « auditeur libre » !), je n’en ferai pas plus ici, sauf à dire que l’oeuvre de Matalon est aussi accessible d’écoute que facile à oublier. Au moins il sait écrire pour grand orchestre et valoriser les solistes du National. Pour se faire une idée, rien de mieux que réécouter le concert diffusé hier en direct sur France Musique.

On conseillera de même pour le Requiem de Fauré.

Dans ma discothèque, les versions de ce requiem ne manquent pas. J’ai déjà évoqué ici celles d’Armin Jordan et de Michel Corboz. Mais jamais, je crois, deux versions, rarement citées, dont la première est celle avec laquelle j’ai découvert l’oeuvre au disque.

Daniel Barenboim et l’Orchestre de Paris

Je profite de cette allusion à l’Orchestre de Paris pour saluer un musicien que j’avais eu la chance de recruter à Liège, puis retrouvé à l’Orchestre national de France, aujourd’hui alto solo de l’Orchestre de Paris, Corentin Bordelot.

Colin Davis et la Staatskapelle de Dresde

Rien de ce que nous a légué Colin Davis (1927-2013) n’est négligeable. Quant à moi je n’en finis pas de redécouvrir et réécouter les disques du grand chef anglais, dont j’ai eu la chance d’applaudir le dernier concert à la tête du London Symphony quelques mois avant sa mort…

Chicago à l’heure de la sieste

Impossible de manquer le seul concert parisien de l’orchestre symphonique de Chicago et de son actuel chef Riccardo Muti dans le cadre d’une tournée européenne considérable (pas moins de 23 concerts !).

C’était hier soir dans une Philharmonie de Paris comble.

Le programme lui-même comme une signature du chef : pas de soliste, la création française de la dernière pièce d’orchestre de Philip Glass, la symphonie « italienne » de Mendelssohn, et un poème symphonique de jeunesse de Richard Strauss, que j’avais découvert grâce au disque… de Riccardo Muti dirigeant le philharmonique de Berlin, Aus Italien.

Je ne vais pas tourner autour du pot: j’ai été déçu mais pas surpris.

Dans un article écrit pour Forumopera (Le requiem bavarois de Muti), je relevais déjà le contraste saisissant entre le fringant quadragénaire qui livrait en 1981 une fabuleuse version du Requiem de Verdi et le chef devenu octogénaire qui plombait la Missa Solemnis de Beethoven qu’il avait dirigée durant l’été 2021 à Salzbourg.

Sur mon blog (La quarantaine rugissante et Ces vieux qui rajeunissent et inversement), je notais, à propos du concert de Nouvel an 2021 à Vienne (toutes les craintes sont permises quand on sait que Riccardo Muti dirigera à nouveau celui du 1er janvier 2025, année du bicentenaire de Johann Strauss !) : « En regardant le concert de Nouvel an hier, en direct de la salle dorée du Musikverein de Vienne, vide de tout public, j’avais la confirmation d’un phénomène si souvent observé : le fringant Riccardo Muti qui dirigeait son premier concert de l’An en 1993 a laissé la place à un bientôt octogénaire (le 28 juillet prochain) qui empèse, alentit, la moindre polka, wagnérise les ouvertures de Suppé, et surcharge d’intentions, de rubato, les grandes valses dJohann Strauss. » (2 janvier 2021)

Alors bien entendu, hier soir, on admirait d’abord l’une des plus belles phalanges du monde, le Chicago Symphony Orchestra (l’autre CSO américain !), que je n’avais entendu qu’une fois en concert à domicile. C’était à l’automne 2006 comme je l’ai raconté dans mon hommage au légendaire cor solo de l’orchestre, Dale Clevenger disparu il y deux ans (Le cor merveilleux de Dale C.).

On admirait aussi l’élégance, la prestance et la précision du chef napolitain, qui, à 83 ans, semble épargné par les douleurs du grand âge.

Mais après une bien fade création française de la dernière oeuvre symphonique de Philip Glass, qui permettait au moins d’entendre la perfection et la chaleur des cordes de Chicago, on eut droit à une Symphonie « italienne » de Mendelssohn, magnifiquement confectionnée – un travail de haute précision dans chaque pupitre – mais privée de tout élan romantique, de cette « italianita » jadis si réjouissante sous la houlette impérieuse du chef. Comme dans cette captation réalisée à Salzbourg, Muti avait alors 36 ans !

Quant à la suite symphonique en quatre tableaux, Aus Italien, on n’a guère de comparaison possible qu’avec le propre disque de Muti avec Berlin en 1988.

Il semblerait que Richard Strauss, croyant citer des chansons populaires napolitaines dans le dernier volet, ait eu maille à partir avec le véritable auteur de la chanson Funiculi, Funicula, composée en 1880 par Luigi Denza, qui ne manqua pas de réclamer des droits d’auteur à son illustre confrère !

De nouveau, dans cette oeuvre, souvent à court d’inspiration et d’originalité, mais formidablement écrite pour le grand orchestre, les pupitres du Chicago Symphony furent, hier soir, en tous points conformes à leur légende. Mais l’Italie décrite par Strauss, semblait faire la sieste, bien loin des atmosphères festives et populaires qu’Aus Italien est censée évoquer.

Muti et ses musiciens de Chicago offrirent un « bis » de rêve avec l’intermezzo de Manon Lescaut de Puccini. C’était ce qui s’appelle jouer sur du velours.

Bref extrait de Aus Italien :

Sur les rives de l’Ohio

Il y a exactement une semaine j’étais à Cincinnati, Ohio, Midwest, au coeur de cette Amérique industrielle jadis triomphante, aujourd’hui se rétablissant à peine d’années de crise économique et sociale. Le plus ardent défenseur de ce renouveau n’est autre que le directeur musical du Cincinnati Symphony depuis 2013, le Français Louis Langrée (lire Sur les ailes de la musique), qui, lui, a vu Cincinnati renaître par la volonté farouche d’une communauté locale.

Je dois bien avouer – mais je ne suis resté que 48 h sur place ! – que j’ai été moins sensible à ce renouveau. Je n’avais pas gardé un grand souvenir de mon précédent passage en 1989, à l’exception du joli musée Taft (lire Les peintres de chez moi).

Comme dans la plupart des villes américaines de moyenne importance, le commerce de centre-ville a purement et simplement disparu: les grandes enseignes Saks et Macy’s qui occupaient les beaux immeubles de la Fifth Street ou de Fountain Square ont fermé. Je cherchais ce samedi une boutique de vêtements pour homme. Lorsqu’après avoir tourné à pied dans une ville déserte, je demandai au concierge de l’hôtel où je pourrais trouver ce qu’il me fallait, il me répondit : « À 15 minutes d’ici »… mais en voiture bien sûr!

La fontaine Tyler Davidson, monument emblématique de la ville.

Contrastes

Une balade à pied dans le centre offre au visiteur tous les paradoxes.

Temple protestant, synagogue et cathédrale côte à côte !

Cet écureuil n’est pas effarouché par la foule… absente !

Quelques jolies maisons dans le quartier de Over-the-Rine sur Vine Street.

L’imposante façade du Music Hall, siège du Cincinnati Symphony

Le Cincinnati Symphony, des racines européennes

Comme me le faisait remarquer Louis Langrée, l’orchestre, qui est l’un des plus anciens des Etats-Unis, a connu 14 chefs (voir la liste ici), dont 3 Américains seulement – Frank van der Stucken, Thor Johnson, Thomas Schippers – une continuité faite de personnalités opposées.

La discographie, même parcellaire, de l’orchestre, témoigne de la variété des répertoires abordés au fil des décennies (la seule liste des commandes et des créations du Cincinnati Symphony est édifiante, le rythme s’étant accéléré sous le mandat de Louis Langrée) et de la marque qu’ont laissée ses chefs successifs.

Thomas Schippers (1970-1977)

Le chef américain, disparu prématurément à 47 ans, était à la direction d’orchestre ce que J.F.Kennedy était à la politique, la beauté, le talent et le charisme réunis. Cincinnati fut son seul poste fixe. Les enregistrements de « sa » période sont malheureusement peu nombreux, mais ils sont tous à écouter.

Walter Susskind (1977-1980)

Le chef d’origine tchèque devenu britannique n’aura pas le temps de marquer son bref mandat, puisqu’il décèdera à son tour trois ans plus tard.

Michael Gielen (1980-1986)

Peut-on imaginer plus grand contraste entre Schippers, Susskind et l’austère Michael Gielen, qui a lui laissé une empreinte importante à Cincinnati ne serait-ce que par ses choix de répertoire.

Jesús López Cobos (1986-2001)

De nouveau total contraste entre l’austère Autrichien et le solaire Espagnol qui va rester 15 ans à Cincinnati, explorant autant le répertoire franco-ibérique dans lequel il était attendu que les symphonies de Bruckner et Mahler dont il a laissé pour Telarc de très beaux enregistrements.

Paavo Järvi (2001-2011)

Après le Sud, un grand vent d’Est souffle sur Cincinnati avec l’arrivée d’un jeune chef estonien qui va se faire un prénom et une réputation sur les rives de l’Ohio, Paavo Jârvi.

Le coffret publié par Telarc à l’issue de son mandat témoigne de la variété de ses intérêts.

Louis Langrée (2013-2024)

L’industrie du disque classique étant ce qu’elle est devenue, il ne faudra pas s’étonner du petit nombre de CD publiés sous l’ère Langrée. Il faut donc privilégier les captations de concerts (cf. le concert du 14 octobre intégralement diffusé : Sur les ailes de la musique)

Deux concerts, une demi-réussite

On se dit a priori qu’on est chanceux d’avoir été missionné pour faire la critique de deux concerts-phare de la rentrée musicale parisienne : la Scala et les Wiener Philharmoniker au théâtre des Champs-Elysées à deux soirs d’intervalle. Et puis, critique ou pas, l’auditeur que je suis d’abord et toujours, sort aux trois quarts déçu de ces deux concerts.

J’espère avoir réussi à expliciter cette déception dans mes deux papiers pour Bachtrack.

Verdi sans le théâtre

Mardi soir, la Scala de Milan se présentait en grand apparat hors ses murs avec son orchestre et son choeur au grand complet, sous la baguette de l’actuel patron, Riccardo Chailly, septuagénaire depuis six mois. L’affiche avait de quoi attirer : les extraits les plus connus des opéras de Verdi, ceux qu’on trouve par exemple sur ce disque paru au printemps :

Comme je l’écris sur Bachtrack, on a certes entendu deux formations en très grande forme. De ce point de vue la démonstration a atteint son but. Lire : Le Verdi embourgeoisé de Riccardo Chailly.

Mais où était le théâtre, le drame, la vie ? tout cela semblait si plan-plan, le chef s’attardant sur des détails sans importance, retardant les fins de phrases. Il y avait peut-être aussi de la fatigue, par exemple dans la Sinfonia de Nabucco qui ouvrait le concert. Pesante et sans ressort.

Je me suis amusé à comparer quatre enregistrements : Chailly en 2012, Karajan en 1974, Muti en 1978 et 2013 (live). On est toujours dans les mêmes minutages, mais l’important c’est ce qui se passe dans cette « sinfonia », le drame qu’on pressent, le relief que prennent les thèmes et les personnages. Chailly calme plat…

Riccardo Muti, à l’Opéra de Rome en 2013, a 72 ans…

Igor Levit, Jakub Hrůša et Vienne

La vie d’un mélomane réserve parfois d’amusantes surprises. Voici un chef – Jakub Hrůša – que je n’avais longtemps connu que par le disque, et que je viens d’entendre et d’applaudir trois fois en moins de six mois, dont deux fois à la tête du même orchestre – le Philharmonique de Vienne – et dans la même salle – le théâtre des Champs-Elysées. Bachtrack m’a permis de suivre les trois concerts et j’en suis reconnaissant à « mon » rédacteur en chef.

En mai un programme Janacek/Chostakovitch, lire : Une Cinquième très politique

Début juin, Janacek et Lutoslawski à la maison de la radio, lire : Jakub Hrůša et le Philhar’ jubilatoires à Radio France.

Hier soir, programme tout confort, deux monuments de la littérature romantique : le 2e concerto pour piano de Brahms et la 8e symphonie de Dvořák. Avec, pour moi, une première, la découverte en concert d’un pianiste déjà auréolé, à 35 ans, d’une légende construite par l’intéressé lui-même et quelques critiques toujours en quête d’artistes hors norme, Igor Levit.

Le moins qu’on puisse dire est que le jeune pianiste ne m’a pas convaincu dans ce Brahms, comme je l’écris sur Bachtrack

« Ici, on doit tendre l’oreille pour capter l’entrée d’Igor Levit, qui semble défier la tradition de monumentalité qui s’attache à l’interprétation de cette partition. Le déséquilibre avec l’orchestre brahmsien ira grandissant, surtout dans un premier mouvement où la timidité, voire la préciosité d’un clavier bien pauvre en couleurs est vite submergée malgré l’attention du chef pour son soliste. Le deuxième mouvement est de la même eau : Igor Levit a-t-il si peu de son qu’il ne parvienne jamais à dépasser la nuance mezzo piano ?

L’élégiaque troisième mouvement convient mieux au parti pris d’Igor Levit, encore qu’il souffre d’un séquençage, d’un morcellement du discours qui semblent bien artificiels. Il faut attendre l’Allegretto grazioso du finale et ses contretemps tziganes pour voir le soliste sortir de sa torpeur et faire sonner son clavier, non sans quelques menus accrocs techniques et de mémoire. » (Bachtrack, 15 septembre 2023)

A Lucerne, on a capté juste la fin du concerto.. qui confirme ce que j’ai entendu hier au théâtre des Champs-Elysées :

Je ne peux m’empêcher de repenser à notre cher Nicholas Angelich, qui lui jouait possédait comme nul autre cet art de jouer au fond du piano : je ne peux revoir sans une extrême émotion cet extrait de l’enregistrement qu’il avait fait avec Paavo Järvi des deux concertos de Brahms

Alain Lompech, dans une critique d’un récital d’Igor Levit (Les voyages immobiles et raffinés d’Igor Levit), écrivait : « La sonorité du pianiste est très belle, lumineuse, sans dureté, mais elle manque de densité, d’incrustation dans la profondeur du clavier, sauf en de rares moments.« 

Heureusement, la seconde partie du concert m’a permis de titrer mon article sur Bachtrack : Jakub Hrůša fait rayonner les Wiener Philharmoniker.

Ici le chef tchèque dirige « son » orchestre de Bamberg, à qui ce n’est pas faire injure que de constater qu’ils n’égalent pas tout à fait l’or et la soie des Viennois, particulièrement inspirés hier soir dans une 8e symphonie de Dvořák d’anthologie.

On a pu capter quelques secondes de la « viennoiserie » que chef et orchestre, longuement applaudis, ont offerte au public.