Comment va la musique classique ?

La question n’a pas été et ne sera sans doute pas posée à la nouvelle ministre de la Culture : Comment va la musique classique en ce début 2024 ?

Le magazine Diapason lui-même (Dix années de musique classique en chiffres) rend hommage au travail exceptionnel du site Bachtrack qui fournit un état des lieux qui remet en cause bien des idées reçues sur le monde de la musique classique : Une transformation constante : les statistiques Bachtrack 2023 de la musique classique (à lire sur Bachtrack)

L’intérêt d’une telle étude est évidemment de sortir du cadre hexagonal et de permettre la comparaison avec les grands pays « producteurs » de musique classique, ceux qui sont couverts par les équipes de Bachtrack.

Ainsi ce tableau éloquent des répertoires joués, et cette évidence très réjouissante de la place croissante faite aux compositeurs vivants :

L’étude de Bachtrack donne des indications intéressantes sur la place des femmes – compositrices, cheffes d’orchestre – et confirme les évolutions que j’avais moi-même observées il y a trois ans (Atout cheffes). Relire ma critique du dernier concert de Nathalie Stutzmann à la tête de l’Orchestre de Paris (La jeunesse triomphante)

Rachmaninov la star de 2023

La liste des oeuvres et des compositeurs les plus joués en 2023 – dans les 31309 concerts recensés par Bachtrack – ne manquera pas de surprendre : il faut la consulter sur le site. Mais on n’est en revanche pas étonné que Rachmaninov (lire Les deux Serge) figure à trois reprises dans le Top 10 : le 150e anniversaire de sa naissance et le 80e anniversaire de sa mort en 2023 n’y sont pas étrangers. La surprise vient tout de même de la nouvelle popularité d’une oeuvre qui n’était jadis pas si fréquente au concert : les Danses symphoniques.

On aurait aimé être dans le public du Teatro Colon de Buenos Aires pour cette rencontre de géants :

L’occasion pour moi de rappeler la mémoire d’un autre Nelson, Nelson Freire qui en 2008 donnait avec son amie Martha Argerich, ces mêmes Danses symphoniques.

La mer, le cinéma et des livres

Le rythme des jours, des soirs et parfois des nuits d’un directeur de festivalQue la fête commence ! – serait intenable si je ne prenais pas le temps de m’extraire d’un maelström incessant.

La mer

Premier bain de mer dimanche matin. À Villeneuve-lès-Maguelone avant l’invasion. Sensation d’une eau glacée, à 20° pourtant.

Une salade fraîche au Carré Mer, la paillote la plus courue de l’endroit, pas de réservation, mais un accueil comme toujours parfait – c’est une constante des établissements des frères Pourcel – et l’on se retrouve parfaitement placé avec vue sur la mer. Recharge complète des batteries pour retrouver la belle programmation d’une Fiesta Latina dans le fabuleux parc départemental du Château d’O, et le soir le concert de l’Orchestre philharmonique de Radio France (on en reparlera !)

Le cinéma

Suivi de loin en loin le Festival de Cannes, la remise de la palme d’Or à Julia Ducournau pour Titane. Irai-je voir le film ? Rien n’est moins sûr.

En revanche, première séance de cinéma depuis le déconfinement, en milieu d’une journée de 14 juillet très venteuse et nuageuse, au Diagonal à Montpellier. Un film qui se laisse regarder, à la condition d’oublier les modèles, de ne pas chercher la vraisemblance ni a fortiori le rapport à la réalité : Présidents d’Anne Fontaine

Impeccables Jean Dujardin, Grégory Gadebois, et peut-être plus encore leurs conjointes dans le film, Doria Tillier et Pascale Arbillot.

Des livres

Tout arrive, même qu’on se prenne de sympathie pour le Français qui fait la course en tête des bestsellers – Marc Lévy – et qu’on trouve non seulement du plaisir mais de l’intérêt à la lecture de son dernier roman… qui fait froid dans le dos tant il semble inspiré d’une inquiétante réalité

Fini un autre livre, dont le titre est inutilement grandiloquent. Giesbert ou son éditeur n’ont pas trouvé mieux sans doute. Je ne sais pas, à l’heure où j’écris ces lignes, dans quel état se trouve Bernard Tapie. Quoi qu’on pense de lui, on peut au moins admirer son courage à affronter le cancer qui le mine. Mais ce que ce bouquin révèle et nous apprend – car Frantz-Olivier Giesbert rétablit bien des vérités – ce sont toutes les facettes, ombres et lumières, franchise et ambiguïté, moine-soldat et voyou, d’un personnage qu’il est impossible d’aimer ou de détester absolument.

J’ai quelques autres romans sous le coude, ce sera pour plus tard.

Et comme je ne suis jamais loin de la musique, je viens de commencer un essai, dont quelque chose me dit que je ne devrais pas trouver trop de points de désaccord avec l’auteur. Lionel Esparza fait partie des voix et des têtes pensantes de France Musique (je n’ai jamais regretté, bien au contraire, de l’avoir « recruté » jadis sur la chaîne).

« Le génie des Modernes est une réflexion de fond sur le devenir de la musique classique dans les sociétés occidentales, notamment européenne. Partant du constat du dépérissement de cet univers (public vieillissant mal renouvelé, image élitiste persistante malgré les efforts des acteurs concernés, éducation à la pratique amateur ou professionnalisante de plus en plus ténue, survie sous perfusion – subventions -), il tente d’en établir les causes en questionnant notamment le rapport de l’homme au sacré (l’art fut-il et est-il encore sacré ? et l’artiste ?), à la culture savante et populaire. Ne se posant jamais en censeur ou en défaitiste, mais en prenant un recul pour observer la crise actuelle du monde musical classique (y compris celle due au Covid-19) à l’aune des siècles et de l’Histoire.« 

Nouveaux publics

Quand on a, depuis toujours, la conviction que la musique classique n’est pas moribonde ni élitiste ni réservée aux mélomanes etc. (tous poncifs qui continuent d’être alignés à défaut d’arguments), quand on l’a prouvé, en inventant des formats, des formules, qui font salles combles de publics heureux, on est d’autant plus intéressé de découvrir des publics aussi différents que ceux que la récente tournée de l’Orchestre de la Suisse romande, en Chine et en Inde, nous a permis de rencontrer.

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Pékin dans l’immense bulle dessinée par l’architecte français Paul Andreu, inaugurée en 2007 juste avant les Jeux Olympiques, le National Center for Performing Arts (NCPA) comprenant une salle de concert et un opéra !

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Le public qui se presse ce premier soir à Pékin est très varié, beaucoup de familles, sans doute peu informé du programme qui lui est proposé (Prélude à l’après-midi d’un faune, Introduction et rondo capriccioso, Tzigane,  une large suite de Roméo et Juliette). La poésie intimiste de Debussy les surprend, les pièces virtuoses du violon pourtant peu démonstratif de Renaud Capuçon suscitent plus d’élans, le Prokofiev décontenance, le chef a fait le choix de terminer par les épisodes recueillis de la mort de Juliette, donc peu susceptibles d’enflammer les foules. Il faudra un bis chinois (« Murmures du printemps ») pour réchauffer le public.

Le lendemain, à 150 km au sud de Pékin, c’est à Jinan qu’on se retrouve dans un complexe encore plus récent que celui de la capitale chinoise, au milieu d’une toute nouvelle zone inhabitée. Dans la très belle salle de concert, l’organisateur local a une saison de 5 concerts symphoniques par saison, 3 d’entre eux étant concentrés entre le 28 et le 30 avril ! (La veille de l’OSR, c’était la Staatskapelle de Dresde, le lendemain l’Orchestre de chambre de Moscou). La salle est distante de 11 km du centre de la ville ! et aucune commodité à proximité. Il faut vraiment avoir envie de venir !IMG_2673

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Le programme est tout sauf familier à un public très jeune et familial, qui n’a manifestement aucune habitude du concert classique : Pavane pour une infante défunte, concerto pour violon de Beethoven et 2ème symphonie de Brahms. Assise à ma gauche, une fillette de 7/8 ans est captivée par Beethoven, elle danse quasiment sur place, beaucoup d’autres ont du mal à se concentrer sur une oeuvre longue et peu spectaculaire. Renaud Capuçon m’avouera après le concert avoir dû subir au premier rang les bavardages ininterrompus de spectateurs qui n’avaient manifestement pas intégré la dimension silencieuse de l’écoute. Mais c’est l’exception – malheureuse – qui confirme l’aptitude de ce public à simplement se laisser porter par une musique dont elle ne connaît ni les codes ni l’histoire. Il aurait fallu pouvoir interroger ce millier de Chinois sur ce qu’ils avaient ressenti et retenu de ce parcours dans la musique la plus européenne qui soit.

IMG_2674Shanghai c’est tout de suite une autre histoire, la salle est plus ancienne, sonne plus sec, le public est manifestement plus habitué. La bonne idée c’est l’affichage de part et d’autre de la scène du programme et des interprètes. Le même programme qu’à Pékin, mais reçu plus chaleureusement, l’intuition que la pratique du concert classique est plus répandue ici.

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A la sortie beaucoup de demandes d’autographes au chef d’orchestre, Osmo Vänskä.

À Bombay changement complet d’ambiance, la salle de 1100 places du NCPA porte mal son âge, les abords sont peu entretenus – comme un grand nombre de bâtiments publics – c’est un euphémisme !

IMG_2968C’est pourtant là qu’ont lieu les grands événements musicaux (https://jeanpierrerousseaublog.com/2016/04/30/zubin-80/)

Manifestement la recherche de nouveaux publics, plus familiaux ou jeunes, ne fait pas partie des objectifs du Centre, présidé par une personnalité aussi vénérable qu’inamovible.  On est dans l’entre-soi, ce qui n’empêche pas une partie du public d’applaudir inopinément entre les mouvements de Beethoven ou Brahms.

Comme le disait le violoncelle solo « historique » de l’OSR, François Guye, ce type de rencontres avec des publics si différents de ceux qui fréquentent le Victoria Hall de Genève ou les salles de concert de Paris ou Londres, remet en question salutairement les modes de transmission traditionnels de la musique classique. Depuis le temps qu’on le dit…

Le grand public

Ce n’est pas d’hier que je dénonce les clichés, les stupidités qu’on colporte sur le public en général, sur le public de la musique classique et de l’opéra en particulier. À commencer par l’expression toute faite de « grand public » : il y a le répertoire, les disques, les spectacles « grand public« , n’est-ce pas ? Ce que recouvre cette notion ? Nul ne le sait, ou plus exactement chacun a sa petite idée, qui ne repose sur aucun critère statistique ou artistique.

Je postule, de conviction et d’expérience, que le « grand public » n’existe pas !

Dans une semaine, l’Association française des orchestres organise une rencontre sur « Les publics de l’orchestre » : sans préjuger de ces travaux, on peut légitimement penser en termes optimistes que les clichés habituels seront battus en brèche.

Je lis coup sur coup ce matin deux interviews de deux professionnels éminents, l’un est le big boss du Metropolitan Opera de New York, Peter Gelb, l’autre est le directeur sortant du Capitole de Toulouse, Frédéric Chambert. L’un et l’autre disent en réalité la même chose sur le public, alors que leurs propos semblent se contredire.

Peter Gelb proclame : http://www.forumopera.com/actu/peter-gelb-a-lopera-cest-une-grave-erreur-de-sadresser-uniquement-aux-connaisseurs).

Tandis que Frédéric Chambert dit : On m’avait dit, avant mon arrivée effective dans cette ville, que le public toulousain était extraordinairement conservateur… je me suis rendu compte que c’était totalement le contraire. Ce public est non seulement cultivé mais aussi tout sauf sclérosé, dans ses goûts comme dans ses habitudes. Et je tiens à souligner que les spectateurs les moins conservateurs sont les plus âgés.  »

La contradiction n’est qu’apparente et aboutit au même constat.

Le public vraiment mélomane, très connaisseur, est très minoritaire au concert comme à l’opéra.. et il est plutôt curieux, ouvert, amateur de découverte et de rareté. Frileux sûrement pas.

L’essentiel d’une salle de concert ou d’opéra est constitué d’amateurs – étymologiquement « qui aiment » – plus ou moins éclairés, informés, formés, et qui ne demandent qu’à être agréablement surpris, émus, instruits. Ce public, majoritaire, n’a pas d’a priori, il n’est ni conservateur, ni particulièrement aventurier. Il doit être conquis, considéré, respecté (comme le disent Gelb et bien d’autres).

On doit toujours parier sur l’intelligence du public, jamais sur les habitudes d’une minorité.

Autre remarque d’évidence : la musique classique et son public sont encore souvent présentés comme un bloc immuable, donc voué à disparaître, puisque non régénéré.

Là encore, le conservatisme n’est pas du côté du public, mais chez les organisateurs, qui n’ont pas fait évoluer la forme, le rituel, l’apparat du concert classique, qui l’ont laissé se déconnecter de la vie, des usages, des pratiques du public. Au moins à l’opéra, le spectacle, ce qu’il y a à voir, a de quoi attirer, séduire. Au concert, c’est la notion même de spectacle qui est absente, éclairage uniforme et peu travaillé de la scène, musiciens oublieux du regard des auditeurs/spectateurs sur eux, composition et durée invariables du programme…

On se pince le nez, dans les milieux « autorisés », à la vue des spectacles d’un André Rieu, tout est contestable, le contenu musical, le violoniste lui-même, mais il a compris que le public, son public, qui n’est pas plus méprisable que le cercle des initiés du classique, veut voir autant qu’entendre, partager autant qu’écouter passivement.

Heureusement, les initiatives se sont multipliées partout dans le monde, pour enrayer ce déclin qui n’a rien d’inéluctable du concert classique. Avec de bonnes et de moins bonnes idées. Le « pédagogisme » qui tient lieu de politique à beaucoup d’acteurs de la sphère musicale est le type même de fausse bonne idée : ce n’est pas en remplissant les salles de répétition de milliers d’enfants non préparés, sortie scolaire obligatoire, qu’on forme « le public de demain », et d’ailleurs on le forme à quoi ? à être, adulte, un spectateur passif, ennuyé, d’un concert codé, guindé, coincé ? Ce n’est pas non plus en reproduisant à l’infini les Pierre et le loup et autres Carnaval des animaux qu’on donne aux enfants le goût, la curiosité de la musique.

En revanche, varier les approches, les formats, les horaires, guider l’écoute, faire pénétrer au coeur de la musique, parler à l’intelligence, répondre à la soif de savoir, tout cela renouvelle et régénère autant le public que le concert classique.

Je resterai longtemps reconnaissant au public et aux musiciens de Liège de nous avoir permis d’essayer, de tester, de rater parfois, de réussir souvent de nouvelles formules, de nouvelles approches. Je pense en particulier à la série lancée à l’automne 2013 Music Factory, qui a fait salle comble, de 7 à 97 ans, dès le début, grâce à un médiateur hors pair, Fayçal Karoui (qui fait des prodiges à Pau). Cette vidéo captée sans public ne donne qu’une idée partielle de cette formule : 

On pense aussi aux séances multimédia du samedi après-midi « en famille », aux concerts d’une heure du dimanche après-midi.

Le grand public il est là !

Un conseil de lecture pour finir (provisoirement), cette monographie de l’auteur de l’opéra français le plus célèbre, Carmen, par Jérôme Bastianelli. Bizet est mort plus jeune que Mozart (à 37 ans) et sans avoir profité du succès de son ultime ouvrage.

« Georges Bizet (1838-1875), malgré ses facilités artistiques, passa son existence à chercher la clé de la réussite, écartant plus ou moins inconsciemment celles que la vie lui tendait. Articulé en quatre chapitres, le portrait que l’on va lire reprend, avant d’analyser l’avènement des chefs-d’oeuvre que sont L’Arlésienne et Carmen, chacune de ces possibilités avortées, classées par genre musical : symphoniste de génie, pianiste virtuose, compositeur lyrique indécis. A chaque étape de ce parcours, on verra apparaître des signes semblant annoncer Carmen. Méfions-nous pourtant d’une lecture a posteriori, qui ne verrait dans la vie de Bizet qu’un tortueux cheminement vers le chef-d’oeuvre. Cherchons-y au contraire les traces de ce qu’auraient été les oeuvres géniales qui seraient venues après Carmen si Bizet n’était pas mort si tôt. »

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La musique classique en 100 CD

Je râle assez contre les majors quand elles prennent leurs clients pour des gogos, pour ne pas saluer haut et fort une initiative qui me paraît particulièrement heureuse à l’approche des fêtes de fin d’année.

Il paraît que naguère les gros coffrets d’intégrales Mozart (en 170 CD !), Beethoven, Bach se sont vendus comme des petits pains, à des milliers d’exemplaires. Je me demande bien qui, parmi tous ces acheteurs attirés par le prix et l’aubaine, a écouté ne serait-ce que le dixième de ces coffrets.

Deutsche Grammophon vient de faire beaucoup plus intelligent : L’histoire (j’aurais préféré « une histoire ») de la musique classique en 100 CD ( pour à peine plus d’un euro le CD) – pour le détail complet des oeuvres et des interprètes cliquer sur : http://bestofclassic.skynetblogs.be/archive/2013/11/13/100-cd-pour-la-musique-classique-7985357.html.

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Les puristes auront vite fait de repérer les noms manquants ou de critiquer les interprétations choisies, un peu fond de catalogue il est vrai. Mais le panorama est bien dessiné, de Guillaume de Machaut à Philip Glass. Et surtout pas de saucissonnage des oeuvres symphoniques ou concertantes, certes les grands oratorios ou opéras en extraits. Et la crème du catalogue de la célèbre marque jaune : Böhm, Karajan, Abbado, Kubelik, Kleiber, Kempff, Gilels, Milstein, Pinnock, Goebel, Boulez, Berlin et Vienne en écrasante majorité.

Le néophyte comme le mélomane confirmé n’y trouveront que de l’excellent. Highly recommended comme on dirait chez nos voisins !