Petits et grands arrangements (II) : les Français

J’ai lancé, le 5 mars dernier, ce qui va ressembler à une série : Petits et grands arrangements, en commençant par les Anglais (et sans aucune ambition d’exhaustivité !).

En France aussi, les compositeurs « arrangeurs » sont légion, en particulier au XXème siècle. Ils sont plus ou moins célèbres.

Gaîté parisienne

Le plus connu d’entre eux, grâce à l’oeuvre qu’il a laissée (et qui a fait sa fortune !), est sans doute Manuel Rosenthal (1904-2003) avec sa Gaîté parisienne, flamboyant « arrangement » d’airs d’Offenbach. J’ai raconté dans quelles circonstances j’avais rencontré le chef d’orchestre/compositeur (Anniversaires : privé/public), en 2000. Parmi de multiples souvenirs qu’il évoquait sans se faire prier, il me raconta pourquoi et comment il avait accepté d’écrire en 1938 cette partition à l’intention des Ballets russes de Monte Carlo, lointain successeur des Ballets russes de Diaghilev qui s’étaient installés à Paris en 1909. C’est à un autre chef, Roger Désormière (1898-1963), qui avait été le dernier directeur musical des Ballets russes de 1925 à 1929, qu’on avait proposé cette « Offenbachiade« . Désormière avait refusé, Rosenthal avait accepté non sans hésitations.

Bien lui en prit, puisque c’est aujourd’hui un tube, dont les plus grands chefs se sont emparés, comme un emblème de « l’esprit français » ! Un peu caricatural tout ça, mais une partition brillante, l’un de ces « showpieces » qui fait rutiler les orchestres.

Toutes les versions ne retiennent pas l’intégralité de cette Gaîté parisienne.

Le compositeur a lui-même gravé deux versions de son oeuvre, deux fois d’ailleurs avec le même orchestre, celui qui avait créé l’oeuvre, Monte Carlo. Pour idiomatiques qu’elles soient, on hésite à les recommander comme références, la phalange monégasque montrant ses limites, et supportant difficilement la comparaison avec les formations berlinoises, londoniennes ou américaines.

La liste des chefs et des orchestres qui se sont frottés à cette Gaîté parisienne est assez impressionnante. Mais c’est peu dire que tous n’ont pas été également inspirés, confondant rutilance et vulgarité dans le traitement de l’orchestre, élégance et racolage dans l’énoncé des mélodies, légèreté et lourdeur dans la conduite rythmique. Parmi les beaux ratages il me faut malheureusement nommer des chefs que j’admire infiniment par ailleurs :

Inattendus dans cette liste, mais beaucoup plus convaincants que leurs illustres collègues américains, Felix Slatkin et Arthur Fiedler :

Autre inattendu dans la série, et récidiviste de surcroît, Georg Solti ! Les alanguissements, les lourdeurs, pas vraiment pour lui, ça court la poste et ça manque souvent d’un peu de charme, de tendresse. L’avantage de cette version gravée à Londres en 1958 c’est qu’elle reprend la totalité des numéros.

On découvre même Solti en concert sur cette vidéo :

Mais tout bien écouté, la palme revient incontestablement à Karajan, le chic, le charme, l’esprit, et la perfection de la réalisation orchestrale.

J’ai du mal à départager les versions berlinoise (1971) et londonienne (1958).

Si je devais n’en retenir qu’une, ce serait peut-être le Philharmonia…

Le beau Danube parisien

Où l’on retrouve Roger Désormière

Au printemps 1924, le comte Étienne de Beaumont organise les Soirées de Paris (titre-hommage à Apollinaire) au Théâtre de la Cigale à Montmartre, soirées artistiques et de ballet avec Léonide Massine en danseur-étoile et chorégraphe et Roger Désormière en directeur musical et chef d’orchestre. Les compositeurs sont Erik Satie, Darius Milhaud… Henri Sauguet réinterprète Olvier Métra… les costumes et les décors sont de Pablo Picasso et Georges Braque… Jean Cocteau livre sa propre vision de Roméo et Juliette. Pour cette musique, c’est Auric qui est pressenti, Poulenc devant donner sa propre version des valses de Vienne. Mais Diaghilev va mettre son veto à leur participation, c’est donc Désormière qui va composer ces deux dernières musiques, l’hommage à Vienne devenant le Beau Danube

Et cette œuvre de circonstance va être souvent reprise et grande source de royalties

Malgré ce succès, Désormière n’enregistrera jamais cette musique sur disque lui-même.

Selon le même principe que plus tard Rosenthal avec Offenbach, Désormière procède par collage de thèmes empruntés à des oeuvres plus ou moins connues de Johann Strauss. Mais quelque chose ne fonctionne pas, le charme n’opère pas. Ce Beau Danube sent l’exercice de style, rapidement troussé. D’ailleurs, à la différence de Gaîté parisienne, l’oeuvre n’a quasiment pas survécu à la Seconde Guerre mondiale. Elle a été peu enregistrée. Je reparlerai dans une autre billet d’arrangements beaucoup plus réussis d’oeuvres de Strauss.

Un seul disque réunit les deux oeuvres, Gaîté parisienne d’Offenbach/Rosenthal et Le Beau Danube de Strauss/Désormière. A la tête de l’orchestre de la radio de Berlin, un expert, le chef américain Paul Strauss (1922-2007), qui commença sa carrière en dirigeant nombre de ballets à … Monte Carlo, Londres, Berlin – j’ai eu la chance de connaître à la fin de sa vie celui qui fut de 1967 à 1977 le patron, redouté et admiré, de l’Orchestre philharmonique royal de Liège.

Le chapitre des « arrangeurs » français est très loin d’être clos. A moins qu’il faille plutôt ouvrir un nouveau chapitre « orchestrateurs », où on retrouvera d’illustres figures comme Ravel, Caplet, Büsser…

Les sans-grade (XI) : Anatole Fistoulari

Lorsque j’ai lu pour la première fois son nom sur une pochette de disque, j’ai pensé que c’était un pseudonyme à consonance médicale, ou un ami du professeur Tryphon Tournesol dans Tintin : Anatole Fistoulari, c’est bien son prénom, c’est bien son vrai nom, est un chef d’orchestre russe, né à Kiev en 1907, mort à Londres en 1995.

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Anatole Grigorievich Fistoulari fait sensation en dirigeant à l’âge de sept ans, de mémoire, la symphonie «Pathétique» de Tchaïkovski. A Odessa la critique salue  «une mémoire indescriptible, un sens rythmique extraordinaire et une volonté irrésistible, inconnue chez un enfant de son âge, qui en font un maître à part entière de l’orchestre et annoncent ‘un grand artiste ».

À 13 ans, en 1920, il dirige Samson et Dalila de Saint-Saëns à l’Opéra royal de Bucarest. En Allemagne il bénéficie des encouragements d’Arthur Nikisch. En 1933, il est engagé pour diriger une série de représentations d’opéra avec Chaliapine. À la première répétition de Boris Godunov, la célèbre basse russe déclare: «Je chante Boris Godunov depuis quarante et un ans, mais c’est la première fois que je dis bravo au chef dès la première répétition». On fait au jeune homme le compliment : «Si vous avez pu suivre Chaliapine, vous pourrez suivre n’importe qui».

L’association particulière de Fistoulari avec le ballet se manifeste avec les Ballets russes de Massine à Monte-Carlo. S’ensuivent des tournées à Londres (Drury Lane et Covent Garden), en Amérique (au Met de New York et dans soixante-cinq autres villes) et en Europe.

Au début de la guerre, Fistoulari s’enrôle dans l’armée française mais est reconnu invalide en 1940 et s’enfuit en Angleterre. Arrivé sans le sou, il vend sa montre pour faire le trajet de Southampton à Londres. Il y rencontre une autre réfugiée, Anna, la deuxième fille de Mahler. Ils se marient le 3 mars 1943 et leur fille Marina naît le 1er août suivant. Anna et Anatole se séparent au début des années 50 – en 1952, Anna vit en Californie – Le mariage ne sera dissous qu’en 1956..

En 1941, Fistoulari dirige une série de représentations très acclamées – plus de 200, dont une tournée en province – de la Foire de Sorotchintsi de Moussorgski. Il dirige son premier concert symphonique en Angleterre en mars 1942. Ida Haendel en est la soliste. Le 24 octobre 1943, il donna la première britannique de la Sixième symphonie de Chostakovitch. I

Cette même année, Fistoulari est nommé chef principal du London Philharmonic Orchestra avec un contrat qui prévoit qu’il dirige 120 concerts au cours de sa première saison. Perspective irréaliste ! Avec un répertoire principalement d’opéra et de ballet , le chef en est réduit à une étude superficielle des partitions. Son contrat n’est pas renouvelé. Le livret du 50e anniversaire de l’orchestre en 1982 omet son nom de la liste des chefs principaux. La seule référence à Fistoulari qu’indique le site du LPO est celle de la première de Chostakovitch.

En 1956, Adrian Boult devenu le patron du London Philharmonic invite son malheureux prédécesseur à partager la première tournée de l’orchestre en Union soviétique.

Malgré l’échec de son mandat de chef de la LPO, Fistoulari reste en Angleterre et devient citoyen britannique en 1948. Il forme un orchestre de cachetiers, le London International Orchestra (!)  avec lequel il effectue une tournée des provinces. En dehors de cela, il n’avait plus de poste permanent.

Il va ensuite fréquenter régulièrement les studios d’enregistrement : EMI,  Decca, Mercury, Everest, Vanguard, MGM, Remington. Les directeurs artistiques le cantonnent à ce qui a fait sa réputation : les ballets, la musique russe. C’est un fantastique accompagnateur : Kempff, Milstein, Ricci, Curzon, Elman, Earl Wild

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Rarement entendu un tel souffle, autant de détails orchestraux, dans le premier concerto de Tchaikovski…

Et que dire de cette exceptionnelle version du concerto de Brahms où l’archet de Nathan Milstein trouve un complice à sa hauteur !

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Trop peu d’enregistrements symphoniques ! On le regrette d’autant plus quand on écoute par exemple ce disque de Rhapsodies hongroises de Liszt magnifiquement captées à Vienne en 1958.

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Mais ce qu’on doit impérativement connaître de l’art d’Anatole Fistoulari, ce sont ses enregistrements des grands ballets, Giselle, Sylvia et surtout les Tchaikovski. Il y est impérial.

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Pour chacun des trois ballets de Tchaikovski, il y a plusieurs versions : au début des années 60 de très larges extraits, d’abord du Lac des cygnes, somptueusement enregistrés au Concertgebouw d’Amsterdam, et à peu près en même temps, de La Belle au bois dormant avec le London Symphony, naguère couplés à l’un des Casse-Noisette d’anthologie de Dorati.

Ont été récemment édités dans la collection Eloquence de Decca :

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Son dernier enregistrement – 1973- le Lac des cygnes (intégral) de Tchaikovski avec l’orchestre de la radio néerlandaise est disponible dans la série Phase 4 de Decca. A connaître absolument !

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