L’Amérique d’avant : Ives, Bolet, Stokowski

J’ai bien fait de faire un saut aux Etats-Unis il y a un an (New York toujours, Sur les rives de l’Ohio). Je ne suis pas près d’y retourner dans les quatre ans à venir…

Pour entretenir l’admiration que j’ai pour ce pays et sa culture, il y a heureusement la musique, et d’innombrables témoignages d’un glorieux passé, comme le prouvent trois superbes rééditions.

Charles Ives (1874-1955) le sesquicentenaire

Il n’y a pas eu beaucoup de précipitation chez les éditeurs pour célébrer le 150e anniversaire de la naissance du compositeur : « L’intérêt de Charles Ives pour le mélomane européen est qu’il n’entre dans aucune case, aucune catégorie pré-définie. Et s’il nous fallait simplement des oreilles neuves, débarrassées de références, de comparaisons, pour écouter une oeuvre disparate, audacieuse, singulière » (Ives l’Américain)

Sony vient de publier l’un des coffrets les plus intelligents et documentés qui soient, une « anthologie » d’albums enregistrés par et pour la Columbia entre 1945 et 1970. Avec une excellente présentation – en anglais – du compositeur, de ses oeuvres et de ses interprètes.

Pour un prix – pour une fois – très modique, c’est l’occasion ou jamais de pénétrer un univers surprenant, parfois déconcertant, toujours passionnant.

Ainsi son oeuvre chorale :

Charles Ives est encore admiré par les compositeurs d’aujourd’hui, comme ici Matthias Pintscher dirigeant l’Ensemble Intercontemporain dans ce qui reste l’une des oeuvres les plus jouées de l’Américain : Three Places in New England

Dans ce coffret, il y a du connu, les 4 symphonies – Bernstein, Ormandy, Stokowski pour la 4e – et les pièces d’orchestre connues (Central Park in the Dark, The unanswered question, les variations sur America), la musique de chambre peu nombreuse, le piano (les 2 sonates)

et surtout peut-être un extraordinaire bouquet de mélodies chantées par Evelyn Lear etThomas Stewart, excusez du peu !

De La Havane à la Californie

J’ai eu la chance de voir une fois en concert, à Genève, avec l’Orchestre de la Suisse romande, le pianiste cubain Jorge Bolet (1914-1990), né à La Havane, mort en Californie. En réalité, je le connais par le disque et quelques vidéos. Je lui ai toujours trouvé tant dans le port que dans son jeu une allure aristocratique, un faux air de colonel de l’armée des Indes.

Peut-être parce qu’ils avaient oublié le centenaire de sa naissance, les responsables de Decca sortent… pour ses 110 ans, une intégrale vraiment intégrale de ses enregistrements, déjà connus, souvent réédités (notamment un coffret Liszt). C’est un bonheur de retrouver cette noblesse, ce quelque chose qui nous paraît venu d’un temps oublié, où la chaleur du son, l’éloquence de la diction, imposaient une personnalité.

Peut-on mieux jouer ces pièces si célèbres qu’on ne les entend plus au concert….

Stokowski et l’Everest

Leopold Stokowski (1882-1977) est un sujet inépuisable de polémiques… et d’admiration. Encore récemment (Vive le live) j’évoquais la parution d’un coffret de prises de concert réalisées par la BBC avec le chef anglais (en dépit d’un patronyme qu’il tient d’un père aux ascendances polonaises, Stokowski n’a jamais été russe ni assimilé !). Et j’écrivais : On est à nouveau frappé par l’immensité du répertoire que Stokowski a abordé tout au long de sa carrière et jusqu’à un âge très avancé. Il a longtemps passé pour un chef excentrique, privilégiant le spectaculaire au respect de la partition. Stokowski vaut infiniment mieux que cette caricature. Stokowski a bénéficié d’un nombre impressionnant de rééditions, à la mesure d’une carrière et d’une discographie gigantesques.

J’ai dans ma discothèque bon nombre d’autres disques isolés, trouvés souvent par hasard lorsqu’il y avait encore, aux Etats-Unis et en Grande-Bretagne, des disquaires spécialisés, et en France chez Gibert ou Melomania. Notamment pour des labels toujours tenus en très haute estime pour la qualité de ses prises de son.. Vanguard et Everest. Le label britannique Alto qui recycle nombre d’enregistrements, parfois devenus introuvables, a l’excellente idée de regrouper dans un coffret de 10 CD tout le legs Stokowski pour Everest.

Parmi les « spécialités » de Stokowski, il y avait outre ses arrangements spectaculaires de Bach, les suites symphoniques qu’il réalisait de grands opéras de Wagner ou… Moussorgski. Mais le chef fut surtout l’un des plus ardents promoteurs, voire créateurs, de la musique de son temps, de ses contemporains du XXe siècle. Témoins certaines des pépites de ce coffret :

Vive le « live »

Bien sûr je ne suis jamais mécontent de voir réédités de glorieux enregistrements du passé, captés en studio avec tout le soin que savaient y mettre des directeurs artistiques et ingénieurs du son passés pour certains à la postérité.

Mais, comme maints articles de ce blog le montrent, j’éprouve une très nette préférence pour la musique « sur le vif », le concert, et toute la documentation – YouTube, DVD, CD – qui restitue aujourd’hui à foison des moments de musique inoubliables.

J’étais hier soir au concert de rentrée de l’Orchestre de Paris et de son chef Klaus Mäkelä. Je n’aurais pas voulu manquer ce moment, et la déception relative que j’ai éprouvée ne change rien à l’admiration que je porte au jeune chef et à un orchestre qu’il a profondément fait évoluer.

Lisa Batiashvili et Klaus Mäkelä saluent à l’issue du concerto de Tchaikovski – très réussi.

Même exercice ce soir pour l’Orchestre national de France et Cristian Macelaru. Cette fois compte-rendu à venir dans Bachtrack.

Bertini, Stokowski

Après Georges Prêtre et la réédition d’enregistrements de la SWR de ses années Stuttgart (lire L’été 24: Georges Prêtre #100), deux autres grands chefs du XXe siècle bénéficient de rééditions qui complètent utilement leur discographie.

Le chef israélien Gary Bertini (1927-2005) n’a pas eu, de son vivant, la renommée que son talent aurait dû lui valoir, sa postérité n’est guère plus fameuse. Ce que traduit une discographie plutôt réduite, mais d’une qualité exceptionnelle, comme cette intégrale des symphonies de Mahler à laquelle je reviens souvent.

On se réjouit donc de la publication de ce coffret de captations réalisées par la radio allemande SWR.

Le chef connaissait ses classiques, comme tous ceux de cette génération : admirables sont ses Mozart, Haydn, Schubert, Beethoven, étonnante est sa Symphonie fantastique de Berlioz. Mais la pépite de ce coffret est certainement cette Demoiselle élue de Debussy avec la merveilleuse Ileana Cotrubas

Quant à Leopold Stokowski (1882-1977), c’est plutôt la surabondance qui menace. Les rééditions sont multiples. Ici c’est un coffret qui regroupe des prises de concert de la BBC déjà publiées du grand chef anglais, mais qui bénéficient d’un travail spectaculaire de « remasterisation ».

On est à nouveau frappé par l’immensité du répertoire que Stokowski a abordé tout au long de sa carrière et jusqu’à un âge très avancé. Il a longtemps passé pour un chef excentrique, privilégiant le spectaculaire au respect de la partition. Stokowski vaut infiniment mieux que cette caricature : il n’est que de l’écouter dans Vaughan-Williams ou son bouleversant Alexandre Nevski de Prokofiev !

Jeune homme

Il y a des artistes, des chefs d’orchestre qui, l’âge venant, ralentissent l’allure, donnent du temps au temps, et d’autres, plus rares, qui semblent défier les ans. Il n’est que d’écouter les derniers enregistrements d’un Paul Paray (1886-1979), d’un Leopold Stokowski (1882-1977) pour se convaincre que la jeunesse n’a pas d’âge.

Et bien sûr de Pierre Monteux (1875-1964).

Chroniquant pour Diapason des rééditions (dans la collection Eloquence)  du grand chef franco-américain, je regrettais que Decca ne lui ait pas encore consacré un coffret récapitulatif de la série d’enregistrements stéréo réalisés à Londres, Vienne et Amsterdam entre 1956 et 1963 pour Westminster, Philips et Decca. Comme souvent, c’est la branche italienne d’Universal qui a pris les devants et exaucé mon souhait (Pierre Monteux Decca Recordings):

71zPE0gTZSL._SL1245_81ny1mMQjkL._SL1208_On était prêt à se réjouir sans réserve de ce beau coffret de 20 CD, jusqu’à ce qu’on s’aperçoive qu’il y manque une Symphonie fantastique (Berlioz) et quelques extraits du Songe d’une nuit d’été (Mendelssohn)qui, certes, ne sont pas essentiels, une prise de son acide (1956) n’aidant pas des Wiener Philharmoniker curieusement mal à l’aise…

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Plus grave,  l’une des plus chatoyantes et juvéniles Shéhérazade (Rimski-Korsakov) manque aussi à l’appel… Mystère !

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Mais pour tout le reste, bien sûr dans Debussy et Ravel, mais de manière moins attendue, dans Sibelius, Dvorak, Elgar, et pour Beethoven et Brahms, fringants, allègres, irrésistibles, ce coffret est indispensable.

Tout aussi vivement conseillées, ces prises de concert (en stéréo !) à Boston en 1958 et 1959, qui sont autant de prises de risques, Monteux cravachant l’orchestre, parfois au risque de la rupture. Mais quel souffle !  Les solistes sont logés à la même enseigne, Leonid Kogan – juste avant l’enregistrement officiel pour RCA – solaire dans Brahms, et dans le 1er concerto du même Brahms, le prodigieux Leon Fleisher soudain largué, muet, pendant quelques longues secondes du premier mouvement, mais livrant avec Monteux le rondo  final le plus halluciné de toute la discographie.

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