Pourquoi pas Enesco ? ou les Roumains de Paris

J’ai peut-être donné l’impression d’un certain désenchantement concernant Bucarest – dont je reviens – et la Roumanie en général, dans mon dernier billet : Les restes de Bucarest. Il est vrai que ma déception est à la hauteur de l’affection que j’ai pour ce pays, où j’ai fait mon premier voyage il y a.. cinquante ans !

Mais, de notre côté, nous Français, avons-nous complètement oublié tout ce que la Roumanie nous a apporté, les formidables personnalités qui ont choisi Paris, la France, et qui ont nourri notre culture ? Il faut croire que oui, puisque les noms d’Enesco, Bibesco, Brancovan, sans parler d’Eugène Ionesco ou Elvire Popesco ne disent plus grand chose aux générations actuelles.

Visite chez les Brancovan

J’ai pu visiter une propriété – aujourd’hui publique – qui m’avait échappé lors de mes précédents séjours en Roumanie, le berceau d’une famille considérable, d’une dynastie même, les Brâncoveanu (plus communément appelés Brancovan), le palais de Mogoșoaia, à quelques kilomètres au nord de Bucarest.

Edifié par Constantin Brâncoveanu (1654-1714) en 1702, ce bel ensemble est aujourd’hui le témoin d’une histoire où figurent d’illustres personnages… français, comme Anna de Noailles ou la princesse écrivaine Marthe Bibesco… J’invite mes lecteurs à consulter l’arbre généalogique de la famille, Clin d’oeil en passant à Laetitia Le Guay (lire Les deux Serge) qui porte depuis quelques années l’illustre patronyme de Brancovan !

Enesco à Bucarest

Le titre de ce paragraphe est-il stupide ? Peut-être pas tant que cela, si l’on rappelle les chemins tortueux qui ont conduit l’Orchestre national de France et son chef (roumain) Cristian Măcelaru à devoir choisir Bucarest pour donner l’un des chefs-d’oeuvre d’Enesco, sa 3e symphonie. Parce que, dès sa nomination à Paris, le chef roumain avait remarqué que son compatriote George Enescu, devenu Georges Enesco, était finalement plus français que roumain, par sa culture, son éducation, sa présence à Paris, il avait suggéré d’inscrire ses oeuvres dans les programmes des concerts de Radio France. Ainsi naquit le projet de donner cette monumentale 3e symphonie à Paris ou dans le cadre du festival Radio France. C’est finalement à Bucarest, et seulement à Bucarest, que le projet s’est concrétisé. On espère que France Musique aura la bonne idée de diffuser le concert du 22 septembre dernier, capté comme tout le festival Enesco par la radio publique roumaine… En attendant, on peut lire ma critique sur Bachtrack : Le triomphe d’Enesco et de l’Orchestre national de France à Bucarest.

Après la 3e symphonie – qui eût largement suffi à remplir la seconde partie du concert, la célèbre Première rhapsodie roumaine d’Enesco aurait été un « bis » apprécié. Mais Cristian Măcelaru et l’Orchestre national voulaient faire la surprise au public de Bucarest en donnant, en version grand luxe, la pièce qui a rendu son auteur – Grigoraș Dinicu (1889-1949)- célèbre dans le monde entier, Hora staccato -, rappelant au passage au violon solo, Sarah Nemtanu ses racines familiales.

(Dinicu, Hora Staccato / Sarah Nemtanu, Orchestre național de France, dir. C.Macelaru / Enescu Festival/ Bucarest 22.09.2023/ copyright JPR)

Les deux Serge

Le numéro de février de CLASSICA consacre sa une et une grande partie de son contenu à deux compositeurs, qu’on n’a pas forcément l’idée d’associer… et pourtant ! Excellente initiative d’évoquer les deux Russes les plus connus du tournant du XXème siècle, les deux Serge, l’aîné Rachmaninov – ou Rachmaninoff comme on l’orthographiait jusqu’à ce que la transcription internationale du russe prenne le dessus – (1873-1943) et le cadet Prokofiev/Prokofieff (1891-1953).

Sans doute parce qu’il y a quelques anniversaires à célébrer : le sesquicentenaire de la naissance et les 80 ans de la mort de Rachmaninov, pour Prokofiev les 70 ans de sa mort (le même jour que Staline !). Qu’à cela ne tienne, tout prétexte est bon pour parler de musique.

Quasi contemporains, ils ont quitté leur Russie natale pour les mêmes raisons – la Grande Guerre, la prise de pouvoir par les bolcheviks – Rachmaninov en 1917, Prokofiev en 1918. Le premier ne reverra jamais le pays, le second y reviendra, dans la pire période stalinienne, s’installant définitivement à Moscou en 1936.

L’un et l’autre étaient de formidables pianistes (s’il en était besoin, Alain Lompech et les pianistes russes Nikolai Luganski et Alexandre Melnikov nous le rappelleraient).

Les dossiers et interviews sont passionnants, en particulier ceux de Laetitia Le Guay – jadis connue comme jeune productrice à France Musique – auteur d’un excellent Serge Prokofiev chez Actes Sud.

Il faut lire ce numéro, même et surtout si on croit bien connaître l’un et l’autre compositeurs. Il y a toujours à apprendre. Notamment dans les interviews de Nikolai Lugansky et Melnikov. Qui vont à l’encontre de pas mal d’idées reçues. On y reviendra !

Classica fait des recommandations discographiques. On ne les évoquera pas toutes ici, puisqu’on « feuilletonnera » au fil de l’année une sorte de discothèque idéale pour l’un et l’autre compositeurs.

Pour ce qui de l’intégrale des symphonies de Prokofiev, j’aimerais vraiment mettre en valeur une version ignorée d’à peu près tous les guides, et jamais citée en « référence », alors qu’elle est, à mes oreilles, l’une des plus idiomatiques, celle de Jean Martinon réalisée en 1970 avec l’Orchestre national de l’ORTF pour le label américain Vox. Dans une prise de son admirable, le chef et l’orchestre français font éclater toute la modernité du symphonisme de Prokofiev.

Quand je déplorais la lenteur et la lourdeur de Riccardo Chailly et de son orchestre scaligère dans la 1ère symphonie dite « classique » (lire Bachtrack) – il semble que ce travers soit contagieux, à en croire mon confrère qui a assisté au concert de Pappano avec la même oeuvre – La tiédeur de Pappano – j’avais en tête la malice, l’ironie, le rebond de Martinon :