Au pays du premier maître

Mes vacances me conduisent cette année en Asie centrale, dans ces contrées si foisonnantes dans notre imaginaire, en commençant par le Kirghizistan.

Le Premier maître

J’ai raconté, dans un précédent article (La femme de Tchaikovski) un souvenir très fort de mes années étudiantes à Poitiers, une semaine de cinéma soviétique qui m’avait, entre autres, permis de découvrir un film fondateur – Le Premier maître (1965) – d’Andrei Konchalovski, qui se déroule ici dans les montagnes de Kirghizie, et qui s’inspire d’un héros national de la littérature kirghize, Tchinguiz Aïtmatov (1928-2008)

On peut voir le film seulement sur YouTube (mais contrairement à ce qui est indiqué, il n’est pas sous-titré en français !)

J’avais déjà anticipé ce voyage en savourant les Mémoires de Michel Ciment (lire Mémoires vives), où dans ses premiers chapitres, le grand critique de cinéma raconte ses voyages en URSS dans les années 70 et singulièrement dans les républiques d’Asie centrale où la créativité des cinéastes et des acteurs échappait à la censure centrale. Je compte visiter moi-même bientôt l’un de ces mythiques studios…

Et pour compléter le dispositif, j’ai téléchargé le dernier ouvrage de Dominique Fernandez :

Un livre sur le roman soviétique, maintenant ? Précisément maintenant : comme le disait Romain Rolland pendant la Grande Guerre, ce n’est pas parce que les Allemands l’ont voulue que nous allons renier Goethe.
Qui plus est, quantité des écrivains que Dominique Fernandez, un des plus grands connaisseurs de la littérature russe (Dictionnaire amoureux de la Russie, Plon, 2004, Avec Tolstoï, Grasset, 2010), nous présente ici, ont été d’opposition à Staline, ou ont tourné la censure par le roman historique ou le roman de science-fiction. 
Avec la chute de l’URSS, tout un pan de la littérature occidentale a été injustement effacé. Dominique Fernandez fait revivre pour nous les œuvres et la vie des grands de la période (entre la Révolution et Khrouchtchev), de Gorki à Pasternak, en passant par Ehrenbourg, Babel, Paoustovski, Aïtmatov ou Alexeï Tolstoï.
Il nous rappelle aussi l’admirable moment littéraire qu’a engendré l’après-Révolution. S’opposant à une idée trop facilement reçue, il exhume du mépris où ils ont été plongés de grands auteurs du « réalisme socialiste ». La dictature a, par contrecoup, fait naître une fiction satirique que nous découvrons ici, comme les savoureux Olecha, Zochtchenko ou Ilf et Pétrov. Loin de réduire la littérature au silence, la tyrannie expie ses fautes par un des plus grands livres par lequel Dominique Fernandez achève le sien, Vie et Destin de Vassili Grossman.
Un livre de justice, un livre de savoir, un livre, aussi, de saveur.
(Présentation de l’éditeur)

Où il s’avère – je n’avais pas besoin de ce livre pour le savoir ! – que, comme en musique et tous les arts en général, il faut toujours se garder des simplismes, des visions manichéennes de la culture de l’époque soviétique.

Une ville soviétique : Bichkek

Première étape de ce voyage, la capitale du Kirghizistan, Bichkek, jadis appelée Frounzé – de 1926 à 1992 – du nom du dirigeant bolchevik Mikhail Frounzé.

L’élément qui frappe immédiatement le visiteur, dès l’arrivée à l’aéroport, c’est la diversité, le mélange des ethnies, des visages, des types humains, qui se côtoient sans aucune difficulté apparente. Autre découverte pour moi, russophone, la langue kirghize qui s’écrit aussi en cyrillique mais qui n’a rien à voir avec le russe (qui est ici la langue dominante, sinon officielle). Perturbant et amusant.

Mais le plus étonnant est incontestablement le fait que Bichkek est demeurée comme l’exemple de la ville soviétique, avec ses larges avenues, ses innombrables parcs et jardins, ses monuments à la gloire des héros de l’ex-URSS et de la légende nationale, ses bâtiments officiels. Voir mon album complet sur Facebook

Je ne suis pas sûr qu’il subsiste beaucoup de statues de Lénine dans le monde ni même en Russie. Ici elle a juste été déplacée vers l’arrière du Musée national !

Hommage à la première héroïne kirghize « féministe’ Datka Kurmanjan (1811-1907)

Le Parlement

Le Musée National de Bichkek

Un cinéma typique de la période soviétique

L’Opéra de Bichkek, construit en 1926.

La femme de Tchaikovski

J’ai su, dès les premières images, que j’allais plonger sans réserve dans le flot somptueux de ce film : La Femme de Tchaikovski est un grand, très grand film de Kirill Serebrennikov.

Le réalisateur russe, aujourd’hui temporairement réfugié à Berlin, s’exprime dans Le Monde d’aujourd’hui :

A la question « Pourquoi un projet envisagé dès 2013 n’a-t-il pas abouti plus tôt? » K.S. répond

« Parce que le projet endommageait le monument du musicien tel que le désire aujourd’hui le gouvernement russe. On préfère les monuments aux êtres humains dans mon pays. En vérité, le personnage – et le statut – de Tchaïkovski en Russie est tellement complexe, il a tellement évolué avec le temps, qu’il peut nourrir non pas un mais dix films. Le mien n’offre qu’un angle de vision, celui de ses rapports tourmentés avec sa femme en raison de son homosexualité. Mais il faut comprendre qu’à l’époque sa musique, alors même qu’il était le premier musicien russe à devenir célèbre à l’Ouest, n’était pas considérée comme russe en Russie/…/honnêtement, je n’ai jamais pensé, en écrivant le film, à la femme de Tchaïkovski comme à une incarnation du peuple russe. Je l’ai plutôt vue, alors qu’elle était jusqu’à présent considérée comme une petite-bourgeoise idiote, comme une sorte de personnage tragique. La faute en incombe au musicien, qui aura estimé utile pour l’avancement de sa carrière de se marier, et l’affaire a tout simplement tourné au cauchemar.« 

Tout sauf un biopic

Ce n’est pas un film sur Tchaikovski, ni un biopic romancé comme l’était le film de Ken Russell, La Symphonie pathétique/Music Lovers (1971). Mais bien un portrait de femme, devenue littéralement folle d’amour pour un homme qui n’aimait pas les femmes, mais qui, en 1877, donne le change en épousant Antonina.

Ce sont deux heures et demie de grand cinéma, qui a fait à peu près l’unanimité de la critique, et qui, pour moi, revêtait une dimension particulière, parce qu’elle me renvoyait à mes années universitaires à Poitiers, dans le département des langues slaves, dirigé alors par l’incroyable personnalité qu’était Jacqueline de Proyart, l’amie et la traductrice de Boris Pasternak (désolé, cette grande dame bien française n’a qu’une fiche Wikipedia en allemand ! on va essayer de corriger le tir…). En février je crois, se déroulait dans un cinéma du centre de Poitiers une sorte de semaine du cinéma consacrée, chaque année, à un pays différent. En 1973 ou 1974, l’Union soviétique était à ‘(honneur. J’avais demandé si notre groupe – peu nombreux – d’étudiants en russe pouvait assister à ces séances, en lieu et place des cours académiques, demande acceptée! Et je fis alors le plein de films, d’images, de paysages, de sensibilités. Comme ce Premier maître d’ Andrei Kontchalovski, le frère de Nikita Mikhalkov-Kontchalovski qui m’a durablement marqué.

Pendant huit jours, nous étions baignés de langue russe.

J’ai revécu cela hier, m’efforçant de ne pas suivre le sous-titrage en français. Constatant, une nouvelle fois, qu’une langue apprise, qu’on croit avoir oubliée parce qu’on n’a pas l’occasion de la pratiquer, revient presque instantanément…

Certains de mes amis qui sont allés voir La Femme de Tchaikovski ont regretté qu’on y entende peu de musique, et pas beaucoup de Tchaikovski. On pourrait ajouter à cela qu’on voit finalement assez peu le compositeur, pourtant remarquablement incarné par Odin Lund Biron, alors que Alyona Mikhailova est quasiment de tous les plans.

Pourtant il y a de la musique dans ce film. Elle est du pianiste russe Daniil Orlov, elle épouse discrètement la dévastation intérieure d’Antonina (tapis de cordes graves), et parfois cite le Tchaikovski du cycle pour piano Les Saisons, comme la première pièce Janvier

Vers la fin du film, on entend quelques extraits du poème symphonique Francesca da Rimini, qu’on imagine dirigé par le compositeur lui-même, même si on ne voit rien d’une salle de concert, a fortiori d’un orchestre.

Je n’ai pas bien compris ni la nécessité ni le sens des scènes finales, où pour illustrer l’inexorable descente vers la folie d’Antonina, on la voit danser à se perdre, sur une musique devenue sauvage et très moderne, entourée d’hommes nus…

Allez voir cette Femme de Tchaikovski !

Le Louxor

Un mot encore de la salle où je suis allé voir le film, le mythique Louxor, près de Barbès à Paris. Une découverte pour moi. Le cinéma comme on peut encore le rêver, même s’il n’y a plus d’entracte ni de chocolats glacés…