La vie des chefs

Pour en avoir côtoyé, engagé un grand nombre, je me pose toujours, à propos des chefs d’orchestre, une question à laquelle j’ai rarement eu une réponse convaincante : pourquoi devient-on chef d’orchestre ? Qu’est-ce qui pousse un musicien à le devenir, sachant que tel Saint-Sébastien il sera plus souvent criblé de flèches que de compliments par ceux qu’il tiendra sous sa baguette ?

Question d’autant plus actuelle à l’heure des réseaux sociaux, des investigations orientées, des procès médiatiques. L’article que je publiais il y a tout juste un an, à propos de ce qu’on a appelé l’affaire Roth (Confidences et confidentialité), n’a rien perdu de son actualité. Notons qu’aucune instance judiciaire, aucune plainte, aucune enquête n’ont été engagées depuis les « révélations » concernant le chef français, mais le résultat est le même : F.X. Roth a été banni de toutes les formations qu’il avait l’habitude de diriger, y compris celle qu’il a fondée, Les Siècles !

Enquêtes ?

France Musique et la presse musicale se font l’écho d’une vaste enquête menée par un media néerlandais sur le comportement du chef d’orchestre Jaap van Zweden, sur lequel, bien avant d’apprendre sa nomination comme directeur musical de l’Orchestre philharmonique de Radio France, je m’étais exprimé sans fard (lire Bâtons migrateurs) : Jaap Van Zweden accusé de faire régner un climat de peur

J’avais écrit pour Bachtrack les réserves que m’avait inspirées une exécution pour le moins sommaire de la IXe symphonie de Beethoven au tout début de cette année.

J’entends déjà dire, à mots à peine couverts, qu’on va regretter Mikko Franck au Philhar’…

Sur une autre nomination – Chung à la Scala – j’ai dit ce que je peux en dire (lire brèves de blog). Je doute qu’on enquête un jour sérieusement sur ses comportements passés en France – il y a prescription, mais certains n’ont pas la mémoire courte ! Aurait-on oublié ce qui s’est passé en Corée il y a dix ans ? (Le maestro Chung en difficulté en Corée).Mais il faut absolument lire l’article très complet et très informé du Blog du Wanderer : Scala, Le nouveau directeur musical n’est pas celui qu’on attendait.

Daniele Gatti vient d’ailleurs d’annoncer qu’il annule tous ses futurs engagements à la Scala de Milan !

Mais il y a heureusement des nouvelles beaucoup plus réjouissantes dans l’actualité.

Daniel Harding vient de quitter la direction musicale de l’Orchestre symphonique de la radio suédoise, qu’il occupait depuis dix-huit ans.

L’orchestre lui a fait une belle ovation à sa manière :

Pierre Dumoussaud, plusieurs fois invité à Montpellier, est le futur chef de l’Opéra de Rouen. il en est heureux, et nous plus encore !

Il dirigeait le concert final du Concours Eurovision des jeunes musiciens en 2022 :

Enfin ma découverte d’avant-hier au Châtelet, la jeune cheffe coréenne Sora Elisabeth Lee, qui se tire avec tous les honneurs d’un spectacle inégal. Lire ma critique sur Bachtrack : Purges et élixirs du docteur Bizet (et ma brève de blog)

Pourquoi la Neuvième ?

Je n’ai pas eu, retrouvé, d’explication convaincante au pullulement de Neuvièmes de Beethoven en ce début d’année… Traditions nordique ? germanique ? japonaise ? Un anniversaire ? pas celui de l’oeuvre en tout cas, créée le 7 mai 1824 !

Le fait est que le Finnois Mikko Franck a introduit cette supposée tradition à Radio France en 2018, en faisant jouer chaque début janvier par l’Orchestre philharmonique de Radio France. Et c’est un autre Finlandais, le tout jeune Tarmo Peltokoski, à l’aube de son mandat à la tête de l’Orchestre du Capitole de Toulouse, qui vient de faire de même.

Les résultats cette année sont tout sauf probants. Qu’on en juge :

– ma propre critique pour Bachtrack : La Neuvième sans joie de Jaap von Zweden au Philhar’

– celle d’Erwan Gentric pour Diapason du même concert : Une symphonie n° 9 de Beethoven taillée à coups de serpe.

– pour Bachtrack toujours, la critique de Thibault d’Hauthuille du concert de Toulouse : La joie forcée de Tarmo Peltokoski.

Pas brillant tout ça !

Pour me rassurer, j’ai relu le papier que j’avais écrit à la fin du marathon Beethoven qu’avait dirigé Dinis Sousa à la Philharmonie de Paris en mai dernier : Le triomphe de la fraternité.

Extr. finale 9e symphonie Beethoven / Dinis Sousa dir. Monteverdi Choir & Orchestra

Quelques Neuvièmes inattendues

Ces déceptions de début d’année m’ont donné envie de fouiller dans ma discothèque non pas en quête de versions dites « de référence » connues et reconnues, mais de raretés ou du moins de chefs qu’on ne cite pas souvent – à tort – comme « beethovéniens »

Arvid Jansons / Berlin 1973

Dans la famille Jansons, il y a d’abord eu le père Arvid (1914-1984) et ce disque est – comme par hasard ! – le « live » d’un concert du 31 décembre 1973 !

Erich Leinsdorf / Boston et Berlin

On a trop négligé Erich Leinsdorf (1912-1993), né Viennois, mort Américain. Il a fait une somptueuse intégrale à Boston

Et j’ai ce « live » du 18 septembre 1978 capté à Berlin.

Rafael Kubelik / Munich 1982

La grandeur, le souffle… Magnifique Rafael Kubelik avec son Orchestre de la radio bavaroise !

Yehudi Menuhin / Strasbourg juin 1994

J’ai consacré tout un article à Yehudi Menuhin (1916-1999) … chef d’orchestre. On a beaucoup célébré le violoniste, à l’occasion du centenaire de sa naissance, et complètement oublié l’excellent chef qu’il a été. Ses symphonies de Beethoven mériteraient amplement une réédition.

Leopold Stokowski / Londres 1967

Eh oui Stokowski était aussi un immense beethovénien…

Chacun des « live » de ce coffret est prodigieux.

Kurt Sanderling / Berlin 1987

J’ai eu la chance d’entendre Kurt Sanderling (1912-2011) diriger l’Orchestre de la Suisse Romande à la fin des années 80 à Genève dans deux Neuvièmes : celle de Mahler, puis celle de Beethoven.

J’ai toujours aussi gardé en mémoire la façon extraordinaire qu’il avait de doser les interventions des différents pupitres de l’orchestre pour que la ligne mélodique soit toujours nettement dessinée. C’est un des problèmes auxquels les chefs se trouvent confrontés notamment dans le 1er mouvement de la 9e symphonie (et c’est tout ce que n’a pas fait Jaap van Zweden samedi dernier à Radio France).

Michael Tilson Thomas / Londres 1987

L’intégrale « allégée » des symphonies de Beethoven qu’avait gravée Michael Tilson Thomas à Londres en 1986 avec l’English Chamber Orchestra avait été accueillie au mieux avec une certaine curiosité, le plus souvent avec une condescendance certaine par une critique prompte à ranger les gens dans des cases. MTT dans Beethoven quelle idée ! Encore un préjugé à bannir (MTT Le chef sans âge)

Je ne peux refermer cet article qui évoque l’Ode à la joie et à la fraternité de Beethoven/Schiller sans rappeler les tragiques événements d’il y a dix ans, que j’ai vécus de si près : Le silence des larmes

Bâtons migrateurs

Je disais, dans mon dernier billet, à propos d’une Bohème de rêve, que j’avais eu la révélation d’un jeune chef, Lorenzo Passerini. Si j’étais encore en situation de le faire, je m’empresserais de le réengager dans un programme symphonique.

Je veux ici parler des chefs d’orchestre, de la vie musicale actuelle, et de certaines décisions que je ne comprends pas.

C’était mieux avant ?

Ici même j’ai évoqué, le plus souvent pour m’en réjouir, nombre de rééditions discographiques parfois considérables qui restituent des carrières fabuleuses : Ansermet, Klemperer, Gardiner, Muti, Böhm, Abbado, Haitink, pour ne citer que les plus récentes. Tous ces chefs ont laissé une trace indélébile dans l’histoire de l’interprétation et de la direction d’orchestre. On peut les caractériser, les identifier à un ou des répertoires. Pourra-t-on en dire autant d’un certain nombre de baguettes d’aujourd’hui ?

Maazel et Blomstedt

Ces jours-ci on réédite les enregistrements de deux chefs quasi contemporains, Lorin Maazel (1930-2014) et Herbert Blomstedt (né en 1927… et toujours en activité !).

Pour le chef américain né à Neuilly, c’est un ultime recyclage qui réussit même à être incomplet :

Quelques ajouts par rapport à un précédent coffret – dont une miraculeuse Symphonie lyrique de Zemlinsky avec un couple star Julia Varady et Dietrich Fischer-Dieskau -, les concerts de Nouvel an confiés de 1980 à 1983 à Lorin Maazel après le retrait de Willi Boskovsky… mais pas celui de 2005 !

Question qu’on se posait déjà lors de précédentes rééditions d’une discographie pléthorique éclatée entre de multiples éditeurs : quelle trace Maazel laisse-t-il dans l’histoire de la direction d’orchestre ? Qu’a-t-il laissé à Paris (Orchestre national), Cleveland, Pittsburgh, Munich, New York, où il a occupé des fonctions de direction musicale ? En dehors du fait d’avoir été un prodigieux technicien, qui impressionnait les formations qu’il dirigeait par la sûreté de sa baguette, qu’a-t-il laissé de musicalement marquant, décisif ? Tant d’intégrales Beethoven, Brahms, Mahler, Schubert, Bruckner… restées sous les radars.

Je n’oublie pas pour ma part que mes premiers coffrets Sibelius et Tchaikovski, c’était les siens : Maazel était dans sa trentaine, et pas encore blasé !

Il y a cinq ans, j’applaudissais Herbert Blomstedt – 90 ans à l’époque – à la Philharmonie de Paris (lire L’autre Herbert) devenu la star des philharmonies de Berlin et Vienne ! Decca réédite les enregistrements que le chef américain avait réalisés du temps de son mandat à San Francisco et quelques-uns de ceux gravés à Leipzig.

A la différence de Maazel, Blomstedt n’est pas un stakhanoviste du disque. Mais comme pour Maazel, on peine un peu à distinguer ce qui caractérise vraiment un chef qui est toujours intéressant sans jamais bouleverser, au disque tout du moins.

On parle à son propos d’équilibre, de justesse stylistique – qualités infiniment appréciables, comme on l’a écrit par exemple au sujet de ses intégrales des symphonies de Beethoven : Blomstedt, Dresde et Leipzig.

Bâtons voyageurs

Tous les chefs cités plus haut ont marqué de leur personnalité les institutions, orchestres, opéras, qu’ils ont dirigés, parfois fondés (comme Ansermet avec l’Orchestre de la Suisse romande). Parce qu’ils y sont restés de longues, parfois très longues années.

De telles « carrières » ne sont plus possibles aujourd’hui. Les orchestres qui, par parenthèse, ont tous, sans exception, gagné considérablement en qualité technique ces cinquante dernières années, ne veulent plus, ne supportent plus d’avoir en face d’eux le même chef. D’ailleurs les mandats longs, y compris pour les plus illustres, se sont rarement bien terminés. La liste des fâcheries, voire des divorces, est éloquente : Karajan à Berlin, Haitink à Amsterdam, même Barenboim à la Staatskapelle de Berlin…

Est-ce que pour autant l’instabilité permanente qui a gagné la vie musicale depuis une vingtaine d’années est préférable aux situations figées d’antan ?

Pour des Dudamel et Nezet-Seguin, qui ont pris leurs marques à Los Angeles pour l’un, à Montréal et New York pour le second, le « turn over » chez les chefs donne le tournis.

Prenons au hasard deux chefs de même génération, Jaap van Zweeden et Marin Alsop. Cette dernière s’est récemment illustrée dans une polémique ridicule à propos du film Tar, où Cate Blanchett incarne une cheffe d’orchestre à la trajectoire compliquée…

Voilà des parcours, des carrières mêmes incompréhensibles, sauf si la seule motivation de ces chefs est la puissance et… l’argent. Rien de ce que j’ai entendu d’eux, rarement en concert, plus souvent à la radio ou au disque, ne m’a jamais ni convaincu ni même retenu l’attention. Je cherche en vain dans la liste de leurs enregistrements, d’abord de la cohérence, ensuite et surtout l’affirmation d’un propos, d’une personnalité artistique qui ferait d’eux une référence dans tel ou tel répertoire.

On vient d »annoncer la nomination de Marin Alsop… à l’orchestre de la radio polonaise ! Après avoir dirigé les orchestres du Colorado (USA), de Bournemouth (Grande-Bretagne), de Baltimore (USA), Sao Paolo (Brésil), de la radio de Vienne (Autriche).

Peut-on trouver enregistrement plus ennuyeux de la 1ère symphonie de Schumann ?

J’ai eu beau chercher dans une discographie relativement abondante chez Naxos, ou des « live » disponibles sur YouTube, je n’ai vraiment rien trouvé qui me donne envie de sauver le soldat Alsop.

Quant à celui qui fut longtemps le premier violon du Concertgebouw d’Amsterdam (de 1979 à 1995), il s’était distingué il y a quelques années comme étant le chef le mieux rémunéré des Etats-Unis, donc du monde, avec un revenu de plus de 5 millions de dollars pour l’année 2013 ! (source : New York Times). Comme Marin Alsop, rien n’explique la carrière du chef hollandais, et pourtant : successivement chef du symphonique des Pays-Bas (1996-2000), de la Résidence de La Haye (2000-2005), de la radio néerlandaise (2005-2013), entre temps de l’orchestre des Flandres en Belgique et de Dallas (2008-2011), du Hong Kong Philharmonic (2012), et last but non least, du New York Philharmonic (2018-2024)… On notera tout de même que JvZ ne reste jamais longtemps quelque part, peut-être parce que les musiciens (ou les sponsors) de ces orchestres finissent par s’apercevoir de ses limites. De nouveau quelles traces un chef peut-il laisser lorsqu’il passe d’un pays, d’une culture, d’une formation à l’autre tous les cinq à dix ans ?

Jaap van Zweden n’est pas un mauvais chef et, question stylistique, il a été à très bonne école à Amsterdam. Mais cela suffit-il à en faire un grand chef ?

Pour terminer ce billet sur une note plus positive – et en prévision d’une série de portraits que je voudrais égrener tout au long de l’été – il y a heureusement dans la jeune génération des moins de 50 ans, des contre-exemples de très grand talent, pour n’en citer que quelques-uns que j’ai eu la chance d’inviter, des Alain Altinoglu, Domingo Hindoyan, Santu-Mattias Rouvali, Philippe Jordan… je complèterai la liste !

PS. En anglais, « baguette » de chef d’orchestre se dit « baton »… par allusion à ce bâton qui servait à battre la mesure et qui a été fatal à Lully (qui se l’était planté dans le pied et est mort des suites de la gangrène occasionnée par cette blessure)