Le golfe du Bengale, Pivot, Mauriac et Sibelius

Après avoir crapahuté au milieu des plants de thé (Ma tasse de thé), sur les hauteurs de Horton Plains (Dans les Highlands cingalaisêtre redescendu voir les éléphants (La grâce des éléphants) puis remonté à 1000 mètres d’altitude passer une nuit au milieu d’une Rain Forest, je profite d’un week-end de farniente (même si ce terme n’a plus de sens depuis qu’on est connecté partout et tout le temps !) au bord de la mer du Bengale.

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IMG_2033Loin de toute concentration touristique, au gré des départs et des retours des embarcations de pêche.

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J’ai emporté quelques livres, téléchargés pour les plus volumineux, « physiques » pour les plus légers. Comme souvent, des livres commencés en parallèle, dont j’interromps et reprends la lecture selon l’humeur du moment.

Comme ces faux mémoires de Bernard Pivot.

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Des souvenirs par bribes, la nostalgie parfois d’un journalisme qui fut longtemps le sien et qui n’est plus.

De son professeur au Centre de formation des journalistes :  » Je lui dois ma méfiance pour le premier mot qui vient vite sous la plume, un autre étant peut-être plus exact ou moins convenu. Je lui sais gré de m’avoir appris à commencer un article par une phrase qui intrigue ou bouscule le lecteur… »

Je souriais en lisant ce « conseil ». En des termes presque identiques, et sans avoir jamais été journaliste moi-même, je n’ai cessé de le prodiguer (jusqu’au harcèlement ?) à celles et ceux avec qui je travaille. Même pour un banal communiqué de presse, un texte de présentation, une notice de programme. Ou pour un article de blog ! Combien de fois ai-je renoncé à un papier, parce que je ne trouvais pas l’entame, le premier mot, la première phrase ! (ah ces premières phrases dont Laurent Nunez a fait un excellent bouquin L’énigme des premières phrases). 

Je reviendrai au bouquin de Pivot. Parfait pour les vacances. On l’ouvre à une page au hasard : en quelques lignes, il dessine un univers, met en scène un personnage, une époque.

C’est l’un de ses chapitres – Mauriac ou le denier du culte  – qui m’a d’ailleurs donné envie d’ouvrir l’imposante biographie de Mauriac signée Jean-Luc Barré. Pivot raconte que, pour les 80 ans de l’illustre académicien, « le sacre du dernier grand écrivain régnant » (Jean-Luc Barré), Le Figaro avait décidé d’offrir un cadeau à son chroniqueur : Tous les collaborateurs du journal furent priés de verser leur obole afin que le présent témoignât d’une admiration et d’une affection collectives. Admiration, oui, affection, non : je refusai de participer à la collecte/…/L’auteur des Nouveaux mémoires intérieurs était un fameux journaliste. Mais aussi un confrère distant et froid/…./Pas une seule fois, en six ou sept années, il ne poussa la porte du salon du premier étage où étaient réunis les rédacteurs de son journal, celui dans lequel il écrivait chaque semaine : Le Figaro Littéraire/…../Je crois qu’il n’avait pour nous que de l’indifférence…

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Plongé dans mes lectures, quand je ne me baigne pas dans une mer aussi chaude que l’air, j’écoute la musique téléchargée sur mon téléphone portable… et je lis les échanges souvent savoureux, parfois musclés, de mes amis critiques sur Facebook. À propos de l’intégrale des symphonies de Sibelius qui vient de sortir – et que je n’ai pas écoutée -, la première d’un orchestre français, celle de Paavo Järvi avec l’Orchestre de Paris. 

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Extraits : JCH Enfin reçu, mais pas convaincu par la 3e Symphonie que je viens d’entendre….

HM Faut dire que la 3e est sans doute celle qui convient le moins à Järvi. Barbirolli y a, de toute manière, réglé la question.

PB J’ai trouvé que c’était celle qui lui convient le moins mal …

MC Berglund/Bournemouth et Blomstedt/San Francisco (très sous-évalué)

GR Pour la Sibelius-3, de mon avis à écouter la version magnifique de Mravinsky/Leningrad et enrégistré en 1963.

PYL La 3è de Sibelius de Mravinsky est l’un des trésors les plus surcotés de toute la discographie sibélienne. C’était vraiment pas son truc, Sibelius.

JPR Histoire de relancer le sujet 🙂 quelqu’un sait pourquoi c’est la seule symphonie de Sibelius ( la 3ème) que Karajan n’a jamais enregistrée ?

PYL il ne la sentait pas cette symphonie intermédiaire, comme beaucoup de sibéliens de la première heure tel Ormandy.

RL C’est curieux cette manière de surinterpréter: Karajan a d’abord laissé la place à Okko Kamu, qui avait gagné le prix Karajan (il en a même été le premier récipiendaire en 1969). Les quatre disques de Kamu chez DG, avec Berlin ou Helsinki, sont superbes, dans mon souvenir.

PYL Le plus grand interprète de cette 3e reste Tauno!

RL « le plus grand », « le plus grand », ça veut dire quoi ? C’est juste ta version préférée 🙂

On ne s’ennuie pas sur Facebook quand on aborde un sujet aussi sérieux que la 3ème symphonie de Sibelius !

J’ai donc réécouté deux versions de cette symphonie que j’ai sur mon smartphone. Celle du jeune Okko Kamu – dont il est question dans l’échange ci-dessus – plutôt rustaud, moins intéressant que dans mon premier souvenir.

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Et puis surtout, celle de Lorin Maazel gravée à Vienne au mitan des années 60, qui fut pour moi celle de la découverte des symphonies de Sibelius, un coffret que j’avais trouvé, il y a plus de quarante ans, dans une véritable caverne d’Ali Baba aux Puces de Saint-Ouen.

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Maazel a refait une intégrale Sibelius à Pittsburgh au début des années 90. Il est de bon ton de la trouver moins réussie que la viennoise. Voire.

Chants pour les enfants morts

A paramilitary police officer carries the lifeless body of a migrant child after a number of migrants died and a smaller number were reported missing after boats carrying them to the Greek island of Kos capsized, near the Turkish resort of Bodrum early Wednesday, Sept. 2, 2015. (AP Photo/DHA) TURKEY OUT/ANK801/306567499844/TURKEY OUT/1509021754
A paramilitary police officer carries the lifeless body of a migrant child after a number of migrants died and a smaller number were reported missing after boats carrying them to the Greek island of Kos capsized, near the Turkish resort of Bodrum early Wednesday, Sept. 2, 2015. (AP Photo/DHA) TURKEY OUT/ANK801/306567499844/TURKEY OUT/1509021754

Ce poème de Friedrich Rückert mis en musique par Gustav Mahler pour soutenir cette terrible photo du petit Aylan :

In diesem Wetter, in diesem Braus,
Nie hätt’ ich gesendet die Kinder hinaus !
Man hat sie getragen hinaus,
Ich durfte nichts dazu sagen !

In diesem Wetter, in diesem Saus,
Nie hätt’ ich gelassen die Kinder hinaus,
Ich fürchtete sie erkranken;
Das sind nun eitle Gedanken,

In diesem Wetter, in diesem Graus,
Nie hätt’ ich gelassen die Kinder hinaus,
Ich sorgte, sie stürben morgen;
Das ist nun nicht zu besorgen.

In diesem Wetter, in diesem Graus,
Nie hätt’ ich gesendet die Kinder hinaus,
Man hat sie hinaus getragen,
Ich durfte nichts dazu sagen!

In diesem Wetter, in diesem Saus,
In diesem Braus,
Sie ruh’n als wie in der Mutter Haus,
Von keinem Sturm erschrecket,
Von Gottes Hand bedecket,
Sie ruh’n wie in der Mutter Haus.

Par ce temps, par cette averse,
Jamais je n’aurais envoyé les enfants dehors.
Ils ont été emportés dehors,
Je ne pouvais rien dire !

Par ce temps, par cet orage,
Jamais je n’aurais laissé les enfants sortir,
J’aurais eu peur qu’ils ne tombent malades ;
Maintenant, ce sont de vaines pensées.

Par ce temps, par cette horreur,
Jamais je n’aurais envoyé les enfants dehors.
J’étais inquiet qu’ils ne meurent demain ;
Maintenant, je n’ai plus à m’en inquiéter.

Par ce temps, par cette horreur !
Jamais je n’aurais envoyé les enfants dehors !
Dehors ils ont été emportés,
Je ne pouvais rien dire !

Par ce temps, par cette averse, par cet orage,
Ils reposent comme dans la maison de leur mère,
Effrayés par nulle tempête,
Protégés par la main de Dieu.

C’est le dernier des Kindertotenlieder, un cycle de cinq mélodies que Mahler écrit entre 1901 et 1904, alors que le bonheur familial est à son comble. Alma Mahler le reproche à son mari : « Je puis bien comprendre que l’on publie de si terribles textes quand on n’a pas d’enfants, ou quand on a perdu des enfants. Mais je ne puis comprendre que l’on puisse chanter la mort d’enfants quand, une demi-heure auparavant, on a serré et embrassé les siens, gais et en bonne santé. » Prémonitoires ces chants funèbres ? La fille du couple, Anna Maria, mourra de la scarlatine en 1907.

(Sarah Connolly, Vladimir Jurowski et le London Philharmonic en 2011)

Je n’ai pas d’autre réponse que la musique- et la poésie –  à l’horreur et à l’indignation que j’ai éprouvées à la vue de ce petit garçon rejeté par les flots sur cette plage de Bodrum.

Ce petit garçon et les milliers d’autres enfants morts dans l’anonymat des tueries des adultes.

Cette photo peut-elle changer le cours des événements ?

Elle a déjà changé considérablement la tonalité générale des commentaires sur les réseaux sociaux, et peut-être, enfin, les positions des responsables politiques.

Les mêmes qui n’avaient pas de mots assez durs pour dénoncer l’Europe passoire, la faiblesse des accords de Schengen font assaut de compassion humanitaire…

Trois remarques :

On a peut-être compris que tous ces boat people ne viennent pas de leur plein gré manger le pain des Européens. Rappelez-vous :

« Elle arrivait des Somalies Lily
Dans un bateau plein d´émigrés
Qui venaient tous de leur plein gré
Vider les poubelles à Paris
Elle croyait qu´on était égaux Lily
Au pays de Voltaire et d´Hugo Lily… »

C’est Pierre Perret qui chantait cela… en 1977.

Ou ce sketch de 1972 de Fernand Raynaud

Oui, je sais, on ne peut pas accueillir toute la misère du monde (on a connu Michel Rocard mieux inspiré !), oui, je sais, quand on a tant de chômeurs chez nous, on ne peut pas en plus s’occuper des autres…

Si tout le monde avait raisonné comme cela, en 1914 comme en 1940…11951500_10207756303044222_3327491551997884358_o

Et cette Europe qu’il est de bon ton de conspuer, de détester, d’incriminer à tout propos – la Grèce, l’agriculture, les normes budgétaires – sur tous les bords politiques, voici qu’on l’appelle à l’aide, qu’on la supplie de prendre enfin le problème des réfugiés à bras-le-corps.

http://www.liberation.fr/monde/2015/09/03/hollande-et-merkel-se-mettent-d-accord-sur-des-quotas-contraignants-pour-accueillir-les-refugies_1375108

Il a bonne mine, le premier ministre hongrois, avec son mur de la honte qui n’a servi qu’à le ridiculiser.

Oui l’Europe qu’on aime, l’Europe des peuples et des hommes, nous tous les Européens, nous n’avons même pas à nous poser la question : ces « migrants » sont des réfugiés, des hommes, des femmes… et des enfants qui doivent être accueillis, hébergés, aidés, aimés.

Mais cette tragédie quotidienne ne peut pas faire oublier les responsabilités des états du Moyen Orient. Sur les réseaux sociaux, on n’a pas manqué de faire observer que les pays riches du Golfe, qui achètent nos Rafale, financent nos clubs de foot, s’abstiennent soigneusement d’accueillir ceux qui fuient les horreurs qui se déroulent à leurs portes et parfois à cause d’eux…