Les mots de nos maux (suite et pas fin)

Irritants

Une nouvelle fois c’est au Canard enchaîné qu’on doit un petit pavé bien réjouissant :

Résilience

Je n’ai pas encore regardé la série Des Vivants réalisée par Jean-Xavier de Lestrade, qui évoque les destins d’un groupe de rescapés des attentats du 13 novembre 2015 au Bataclan. J’ai entendu et vu le réalisateur et plusieurs des acteurs en parler.

Ils relatent tous que les survivants de cette tragédie ne supportent pas/plus certaines attitudes ni certains mots comme résilience. Encore un terme qu’on utilise à tout bout de champ, sans que personne ne sache vraiment ce qu’il signifie, mais ça fait toujours bien dans un discours.

Les mots du jour

Je l’avais signalé dans ma brève de blog du 24 octobre : ce bouquin est une mine (et accessoirement un beau cadeau à faire pour Noël)

C’est un régal d’en feuilleter les pages. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, ce n’est pas un dictionnaire du passé, d’expressions ou de termes dont on a perdu l’usage.

Ainsi « être en PLS » : « n’en plus pouvoir physiquement ou moralement ». En réalité, l’usage qui en est fait sur les réseaux sociaux en a assez considérablement élargi le sens. Quand on relate ou commente un débat un peu animé, on voit souvent : « chaud de voir Untel en PLS », comme si l’expression avait supplanté le vieux « KO ».

La langue de bois, on connaît. C’est celle qu’on reproche aux politiques, tous dans le même sac. Mais j’avoue que je découvre l’origine de l’expression dans ce bouquin. Elle serait née de la propagande soviétique, et par extension dans tous les régimes d’ex-Europe de l’Est, avec des expressions qui disaient exactement le contraire des réalités qu’elles étaient censées décrire, l’exemple plus éloquent de cette langue de bois étant « démocratie populaire« , l’URSS et ses satellites n’ayant jamais été ni des démocraties, ni populaires. Mais l’origine en est plus lointaine, on disait dès 1850 dans la Russie tsariste « langue de chêne » pour désigner satiriquement le jargon de la bureaucratie.

Inqualifiables

J’assisterai ce soir au concert de l’orchestre philharmonique d’Israël dirigé par Lahav Shani à la Philharmonie de Paris.

Mais je suis effondré d’avoir lu, y compris sous la signature de musiciens que j’admire, des appels à boycotter, voire à interdire ce concert. Comme si cet orchestre et ce chef étaient les représentants, les porte-parole de l’actuel gouvernement israélien, et donc complices d’une politique rejetée par la très grande majorité des Israéliens eux-mêmes et par la communauté internationale. Que des artistes veuillent empêcher d’autres artistes de s’exprimer me choque et me révulse.

Le choc de juin

Après Les joies de juin, mon précédent billet, le choc de juin. Celui d’hier, le résultat des élections européennes.

Géométrie variable ?

La démocratie n’est pas à géométrie variable. On ne peut pas l’aimer quand elle va dans le sens qu’on souhaite et la réfuter quand le résultat d’une élection nous déplaît.

La démocratie c’est la loi de la majorité, pas l’addition de minorités. Tout cela et bien d’autres évidences ont déjà été rappelées, pas plus tard qu’il y a deux ans, au moment de la présidentielle et des législatives (lire Gagnants et perdants).

Je me suis engagé jadis en politique, j’ai été candidat à des élections, je n’ai jamais varié dans mes convictions en suivant la ligne de crête qui sépare les extrêmes. Mais on ne peut pas se contenter d’être horrifié par le score de l’extrême droite ou de déplorer les minables calculs électoralistes de l’extrême gauche. On ne peut pas non plus assister tranquillement à la déliquescence de la politique qui résulte d’une aventure solitaire, celle d’Emmanuel Macron. Ce que j’ai vu de la soirée électorale laisse malheureusement mal augurer de la suite: les mêmes figures discréditées, à droite comme à gauche, ne trouvent rien de mieux que de répéter les vieilles lunes.

Le courage

Voici quelques semaines que j’ai commencé la lecture d’un essai, dont le seul titre est une proclamation, que je fais mienne, plus encore dans la période électorale qui s’ouvre : Le Courage de la nuance

Que dit Jean Birnbaum, que j’aimais naguère rencontrer à Montpellier ou à Paris, lorsque le Monde des Livres était associé aux Rencontres de Pétrarque organisées dans le cadre du Festival Radio France ?

« Nous étouffons parmi des gens qui pensent avoir absolument raison », disait Albert Camus, et nous sommes nombreux à ressentir la même chose aujourd’hui, tant l’air devient proprement irrespirable. Les réseaux sociaux sont un théâtre d’ombres où le débat est souvent remplacé par l’invective : chacun, craignant d’y rencontrer un contradicteur, préfère traquer cent ennemis. Au-delà même de Twitter ou de Facebook, le champ intellectuel et politique se confond avec un champ de bataille où tous les coups sont permis. Partout de féroces prêcheurs préfèrent attiser les haines plutôt qu’éclairer les esprits.« 

Jean Birnbaum ne se résigne pas à la «brutalisation» du débat public, il relit les textes d’ Albert Camus, George Orwell, Hannah Arendt, Raymond Aron, Georges Bernanos, Germaine Tillion ou encore Roland Barthes, qui permettent de tenir bon. « Dans le brouhaha des évidences, il n’y a pas plus radical que la nuance ».

Dussé-je me retrouver bien seul, je ne changerai pas de conviction.

Quand les sondages ont tort

Les soirées électorales se suivent… et se ressemblent.

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À entendre la grande majorité des intervenants sur les plateaux de télévision, c’est toujours la même musique : les électeurs ont quand même un culot incroyable, puisqu’ils démentent les sondages !

Et toutes les analyses de se faire non pas à partir de la réalité sortie des urnes, mais en rapport avec les sondages. On parle ainsi de victoire « inespérée », « inattendue » des Verts – mais par rapport à quoi? à ce qu’annonçaient les fameux sondages ! -, d’effondrement des Républicains – mais, pire encore, par rapport aux espérances trompettées par les soutiens de M. Bellamy, avec le soutien de médias importants !

Et puis bien sûr le « triomphe » de Marine Le Pen, « l’échec » d’Emmanuel Macron, etc. Résultat final, l’écart entre les deux listes n’est que de 0,9 % !

En politique, il vaut mieux éviter d’avoir la mémoire courte. La comparaison des résultats de 2014 et 2019 est édifiante et devrait inciter les responsables politiques et ceux qui font profession de journalisme à un peu plus d’exigence et de rigueur :

2014 :
François Hollande est président de la République
Abstention 57,57 %
Votants 42,43%

Front National 24,86%  24 sièges
UMP 20,81    20
Union de la Gauche 13,98  13
Union du Centre 9,94 7
Europe Écologie – Les Verts 8,95 6
Front de Gauche 6,33 3
Divers gauche 3,18 1
Total sièges 74

2019
Abstention 49,27 %
Votants 50,73

Rassemblement national 23,31% 23 sièges
La République en marche, Modem  22,41 23
Europe Écologie – Les Verts 13,47 13
Les Républicains (LR) 8,48 8
La France Insoumise (LFI) 6,31 6
Parti socialiste 6,19 6
Total sièges 79 (après que le Royaume-Uni aura quitté l’Union européenne !)

De même, lorsqu’on voit la composition du prochain parlement européen, il y a de quoi se réjouir que, dans la plupart des pays européens, les électeurs aient déjoué les prévisions des sondages… Les pro-européens ont gagné cette élection, les extrêmes sont loin de triompher !

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Il y a cinq ans, j’écrivais ceci : Changer

Je n’ai pas reconnu ma France hier soir.

Mais je ne me sens pas le droit d’insulter ces compatriotes qui ont mis beaucoup d’ombre sur le bleu de notre drapeau tricolore. Ni d’insulter qui que ce soit d’autre d’ailleurs. À un choc pareil, très largement irrationnel, dé-raisonnable, on n’oppose pas l’invective ou le mépris. On essaie de comprendre, et je ne suis pas loin de penser, comme plusieurs analystes l’ont fait remarquer hier soir, que depuis le 21 avril 2002 – pour rappel, l’élimination du candidat socialiste Lionel Jospin au 1er tour de l’élection présidentielle, et la présence au second tour de Jean-Marie Le Pen face au président sortant Jacques Chirac –  on n’a tiré aucun enseignement, on n’a rien changé au logiciel politique français. Les mêmes causes produisant toujours les mêmes effets, comment s’étonner que triomphe la seule parole qui s’adresse à ces millions d’électeurs déboussolés, désarçonnés, révoltés, en leur promettant des lendemains qui chantent ? L’invocation de l’Histoire, la mémoire de ses horreurs, n’ont aucun poids, quand on n’a pour horizon que son malheur quotidien.

La parole publique doit changer, les hommes et les femmes de culture doivent changer, les politiques doivent  changer. Sortir de leur entre-soi, de leurs conventions, de leurs lamentations.

Il y a bientôt 25 ans, tous nos frères d’Europe orientale ont cru de toutes leurs forces que la liberté était possible, pour peu qu’on la veuille, que le changement était possible, pour peu qu’on le veuille. A-t-on déjà oublié la dernière Révolution du siècle passé ? (26 mai 2014)

Le seul changement intervenu depuis cinq ans, c’est effectivement l’éparpillement façon puzzle – pour paraphraser Michel Audiard dans Les Tontons flingueurs – qu’a provoqué l’élection d’Emmanuel Macron en 2017. Mais les raisons du succès de l’extrême droite, elles, n’ont pas changé…