Musiques d’époque

De la même manière qu’il y a des marronniers dans les médias, il y a des marronniers dans le spectacle.

Casse Noisette

Ainsi l’ultime ballet de Tchaikovski – Casse-Noisette -créé à Saint-Pétersbourg quelques mois avant la mort du compositeur est-il programmé partout en cette période de Noël (la liste publiée par Bachtrack est éloquente !). En France et à Paris, on n’y échappe pas.

Je me réjouissais d’assister jeudi au concert de l’Orchestre national de France, qui annonçait l’intégrale de la musique du ballet (alors que l’Orchestre de Paris et son chef Klaus Mäkelä n’avaient programmé que le 1er acte, à la grande satisfaction certes d’Alain Lompech sur Bachtrack). J’attendais aussi le jeune chef tchèque Petr Popelka, pour des raisons qu’on n’a pas pris la peine de nous expliquer il a été remplacé par Fabien Gabel (une ressemblance capillaire ?)

Mais je m’attendais surtout – puisqu’on était à la Maison de la radio et de la musique – à la présence des voix de la Maîtrise de Radio France dans la merveilleuse valse des flocons de neige qui clôt le deuxième tableau du 1er acte. C’était l’occasion ou jamais de présenter une intégrale… vraiment intégrale. La présence au premier rang de la présidente de Radio France et de sa famille n’aura pas suffi. Dommage !

Sachant la redoutable difficulté d’une partition qu’on connaît par coeur, je veux rester indulgent à l’égard d’un chef et d’un orchestre qui d’évidence auraient eu besoin de plus de répétitions ne serait-ce que pour mieux caractériser chaque scène, chaque épisode, où Tchaikovski fait preuve d’une invention mélodique, d’un traitement de la matière orchestrale, absolument extraordinaires (c’est dans Casse Noisette qu’on entend pour la première fois le célesta comme instrument soliste dans la fameuse Danse de la fée Dragée). Jeudi j’avais encore le souvenir très vif d’une soirée inoubliable du festival d’Aix-en-Provence 2009, où Simon Rattle et l’orchestre philharmonique de Berlin avaient donné (comme Mäkelä et l’Orchestre de Paris !), l’ouverture et le 1er acte de Casse-Noisette avant Le Sacre du printemps de Stravinsky. C’est avec émotion que je retrouve la critique qu’en avait faite dans Télérama le regretté Gilles Macassar, disparu en 2015 (lire son beau portrait de Fabienne Pascaud).

La Valse des flocons de neige… avec les voix d’enfants !

La Chauve-Souris

Autre « marronnier » des fins d’année, Die Fledermaus / La Chauve-Souris, l’opérette la plus populaire de Johann Strauss, qu’on programme à cette époque parce qu’elle s’inspire d’une pièce française de Meilhac et Halévy… le Réveillon ! (lire Revue de Chauves-Souris)

Mercredi soir, et malheureusement pour une seule soirée, le Théâtre des Champs-Elysées recevait la meilleure équipe qui se puisse rêver pour ce chef-d’oeuvre. Comme on l’a écrit pour Bachtrack : Une Chauve-Souris authentiquement viennoise au théâtre des Champs-Elysées.

Je n’avais pas vu la vidéo de présentation de ce concert, je partage non seulement tout ce que Marc Minkowski dit de l’oeuvre et de cette musique, mais je constate avec plaisir que le chef français a très exactement fait ce qu’il a dit. J’espère que cette production est ou sera enregistrée dans le cadre de sa tournée européenne.

Quant à mes versions favorites au disque ou en DVD, j’invite à relire Revue de Chauves-Souris.

La leçon de Galilée

Je l’avoue, je n’y serais pas allé spontanément, si je n’avais été entraîné par un ami à la Comédie-Française pour voir La Vie de Galilée de Bertolt Brecht. Et je l’aurais immensément regretté.

Je relis ce matin le papier – qui m’avait échappé à l’époque, je suis très peu Télérama ! – de Fabienne Pascaud sur cette nouvelle production en 2019 :

« Il se régale à l’avance de déguster oie grasse et bonne bouteille, et quand commence le spectacle, il se prélasse avec satisfaction dans l’eau d’un bain chaud…Le Galilée réinventé ici par Bertolt Brecht (1898-1956) est un jouisseur. Qui aura poursuivi le dramaturge allemand sa vie durant. Trois versions de la pièce ! La première, écrite en exil au Danemark en 1938, alors que Brecht avait fui le régime nazi ; et la dernière, créée peu avant qu’il meure d’un infarctus (1956). Se reconnaissait-il si fort dans le grand astronome, mathématicien et physicien italien ? Galilée (1564-1642) — qui prônait une science fondée sur l’expérience, accessible et transmissible au plus grand nombre — avait scandalisé l’Eglise toute-puissante de son temps en reprenant et étayant la thèse de Copernic : la Terre tourne autour du Soleil et n’est ainsi plus le centre du monde…

Devant le tribunal de l’Inquisition, il dut se rétracter publiquement, en 1633 : ses affirmations remettaient trop en question la place et le rôle de l’homme, créature divine, dans l’Univers. Elèves et disciples auraient certes préféré qu’il mourût pour la science au lieu de renoncer à ses découvertes. Mais face à la torture, Galilée n’avait pas hésité. Lâcheté ? Intuition que vivre permet de résister autrement et dans la durée ? L’héroïsme est parfois à si court terme…/

La Vie de Galilée est une pièce sur le doute. Aucune certitude ne s’y proclame sur la conduite que devraient tenir les éclaireurs de notre monde, les Lumières. Il faut juste vivre, comme on le dit dans les pièces de Tchekhov…/

Alambiquée — comme la position de l’auteur —, embarrassée de longues tirades parfois confuses et à la traduction forcément difficile, l’œuvre aux allures testamentaires est parfois d’une pesante lourdeur. Et la mise en scène, très respectueuse du texte, ne l’allège guère. Dans un étonnant décor écrin, reprenant quelques chefs-d’œuvre religieux de la Renaissance, Eric Ruf enferme plutôt ses personnages dans un espace muséal. Mais la direction des acteurs y fait merveille. » (Fabienne Pascaud, Télérama, 14 juin 2019).

Je ne partage pas du tout le point de vue de la directrice de la rédaction de Télérama sur la « pesante lourdeur » du texte, les « longues tirades parfois confuses », encore moins sur la mise en scène empesée, trop « respectueuse » d’Eric Ruf. L’actuel administrateur de la Comédie-Française, qu’on a aperçu hier dans la salle, a, au contraire, conçu un spectacle d’abord visuellement magnifique (les costumes de Christian Lacroix, les lumières de Bertrand Couderc n’y sont évidemment pas pour rien).

Quant au « décor », il vaut de rapporter ce qu’écrit Joseph Lapostolle, responsable des ateliers de décors de la Comédie-Française : « Quand Eric Ruf nous a dévoilé la maquette de La Vie de Galilée, ce fut avant tout une grande excitation. La perspective de réaliser autant de toiles décors pour une seule pièce… savoir que l’on va reproduire tant de détails d’oeuvres de grands maîtres de la peinture*, c’est le rêve secret de tout peintre décorateur. Le rêve est devenu réalité« . Pure merveille !

Je ne connaissais pas La Vie de Galilée, enfermé sans doute dans l’idée que j’avais – héritée de mes années d’études – de Brecht et de son théâtre militant. De sa collaboration avec Kurt Weill pour Die Dreigroschen Oper (L’Opéra de Quat’sous), un chef-d’oeuvre qui a sans doute masqué le reste, et chez Weill et chez Brecht.

Mon attention, mon intérêt n’ont pas fléchi une seconde, durant les 2h50 que dure le spectacle.

Il faut dire, on aurait dû commencer par là, qu’une pièce qui rassemble une vingtaine de comédiens et « apprentis » de l’académie de la Comédie-Française, ne peut que séduire. C’est ce qu’on vient chercher et qu’on trouve toujours ici, l’esprit de troupe, la formidable capacité qu’ont chacun des artistes qui la composent d’incarner tant de personnages et de rôles différents, y compris au sein de cette Vie de Galilée.

Honneur d’abord à Hervé Pierre, qui est un formidable Galilée, à tous les âges de sa vie, mais il faudrait citer tous ses comparses, à commencer par Serge Bagdassarian qui remplace au pied levé Thierry Hancisse dans les rôles du cardinal inquisiteur et du marchand, Clotilde de Bayser, Guillaume Gallienne, Laurent Stocker, Bakary Sangaré, Pierre-Louis Calixte, Marie Oppert, Gilles David, Nicolas Chupin, etc.

Je me disais, en sortant du théâtre, qu’on devrait montrer cette pièce à tous les collégiens, tant le propos de Brecht est pédagogique au sens premier du terme. En ce dimanche où l’on commémore le martyre de Samuel Paty, ce professeur victime du terrorisme islamiste il y a deux ans, l’humanité d’un Galilée, génie et lâcheté, courage et faiblesse mêlés, telle que la restitue cette formidable pièce, reste un modèle à suivre et méditer.

* Fra Angelico La descente de croix, Pieta, Raphaël Le couronnement de la Vierge, La sainte famille de François Ier, Le Caravage La mort de la Vierge, Rembrandt La lutte de Jacob avec l’ange