Les quinquas du piano : Vogt, Andsnes etc.

J’ignore comment on (et qui) programme les sorties chez Warner Classics, mais comme je l’écrivais ici « l’avalanche d’automne n’est pas terminée« , puisque coup sur coup sortent deux coffrets consacrés à deux magnifiques musiciens, nés à cinq mois d’écart en 1970, le Norvégien Leif Ove Andsnes et l’Allemand Lars Vogt tragiquement disparu le 5 septembre 2022 vaincu par le cancer.

On attendait cet hommage au pianiste allemand, on est plus surpris par celui du Norvégien qui est toujours, heureusement pour lui et nous, en pleine activité (mais qui a changé d’éditeur depuis quelques années !).

Lars Vogt ou la musique en famille

Avant qu’il ne devienne l’éphémère directeur musical de l’Orchestre de chambre de Paris, le pianiste Lars Vogt n’avait pas en France la notoriété qu’il avait tôt acquise dans la sphère germanique et au Royaume-Uni. Toujours les mystères des programmations….

Etrangement – à moins que ce ne soit délibéré – ce coffret récapitulatif comporte assez peu de pièces pour piano solo, un seul disque Beethoven, un seul Schumann, Brahms est mieux servi, comme Haydn et Mozart, quasiment pas de concertos, en dehors de ceux que le jeune Allemand grava avec Simon Rattle à Birmingham (Grieg, Schumann, Beethoven 1 et 2, dont 2 versions du n°1, l’une avec les cadences de Glenn Gould). En revanche, l’évidence apparaît, aveuglante : Lars Vogt faisait, aimait la musique en famille. Ses partenaires s’appellent Christian et Tanja Tetzlaff, Boris Pergamenchikov – et après la mort de ce dernier – Gustav Rivinius.

Pour moi, les noms de Lars Vogt, Christian et Tanja Tetzlaff sont à jamais liés dans ma mémoire à une date tragique – le 9 janvier 2015 : lire Le silence des larmes

On l’a compris, tout cet admirable coffret – disponible à petit prix – est absolument indispensable. Et on ne peut évidemment pas faire abstraction de ce que Lars Vogt nous a laissé à Paris, faisant jusqu’au bout triompher la musique…

Leif Ove Andsnes ou le clavier impérial

Ce qui frappe d’emblée à l’écoute des disques du coffret Warner – beaucoup d’entre eux m’étaient inconnus, à moins que je n’y aie pas porté intérêt à leur sortie – c’est la qualité de la prise de son, de la captation d’un piano somptueux, ce qui est loin d’avoir toujours été le cas chez cet éditeur.

Grieg bien sûr, ses Rachmaninov avec Pappano, les quelques sonates et concertos de Haydn, mais ses Schubert si simplement éloquents – et un partenaire qui en dérange plus d’un, Ian Bostridge – , la redécouverte d’un Chopin – les trois sonates pour piano – si poétique.

Encore un indispensable de toute discothèque d’honnête homme !

Être et avoir été

Puisque j’évoque des pianistes quinquagénaires, je rappelle l’hommage rendu il y a quelques semaines à un autre musicien trop tôt disparu, Nicholas Angelich (lire Hommage incomplet)

Mais je m’interroge aussi sur le devenir de pianistes qui ont connu très jeunes la célébrité, qui nous ont éblouis par leurs dons précoces, leur talent hors norme, et qui aujourd’hui, la cinquantaine passée, semblent assumer difficilement les avancées de l’âge. Leur jeu s’est crispé, la technique est de plus en plus souvent prise en défaut, comme en témoignent leurs derniers concerts ou enregistrements.

A propos d’Evgueni Kissin, je n’avais rien dit de sa prestation au Festival Radio France 2019, malgré l’intense déception que j’en éprouvai alors. Alain Lompech a parlé tout récemment dans Bachtrack de ses « errements« . J’écrivais moi-même à l’occasion de la publication de ce DVD : « Pour fêter ses 50 ans, l’enfant prodige du piano russe, Evgueni Kissin, donnait au festival de Salzbourg le 14 août 2021 un bien curieux récital : aucune grande pièce du répertoire, aucune grande sonate, une juxtaposition bien disparate de pièces courtes, censées évoquer ses propres souvenirs. Après la sonate de Berg bien pauvre en couleurs, que venaient faire ici quatre pièces totalement insipides d’un compositeur que le jeune Kissin se trouvait naguère obligé de jouer notamment lors de tournées à l’étranger, le tout puissant secrétaire de l’union des compositeurs de l’Union soviétique de 1948 à 1998 ( !) Tikhon Khrennikov. Totalement inutiles et inaudibles. Les préludes de Gershwin sont mieux venus, même s’ils sont bien peu idiomatiques. Les six pièces de Chopin qui suivent, dont la Polonaise « héroïques » rappellent le fabuleux interprète qu’en fut Kissin dans sa jeunesse, mais elles sonnent ici plus dur que virtuose. Les bis qui terminent cet étrange récital agissent comme une libération sur le pianiste qui ne s’est jusqu’alors jamais départi d’une réserve qu’on ne lui connaissait pas, notamment un amusant « tango dodécaphonique » de son cru » (Clicmusique).

L’autre célèbre quinquagénaire est Hélène Grimaud, qui fait la promotion de son nouveau livre. Je viens de visionner un nouveau DVD enregistré à Hambourg.

J’aurais tellement aimé louer la poésie de son jeu dans les concertos de Mozart (n°20) et Schumann, je n’en ai malheureusement retenu qu’une crispation, une dureté, parfois une précipitation, qui témoignent d’une fragilité, d’une incertitude, qui ne sont pas en soi répréhensibles dans le cas d’une artiste comme elle.

Est-ce à dire – je ne suis pas loin de le penser – qu’avoir été un musicien précoce, très tôt exposé à la célébrité, peut poser problème à certains de ces artistes, à qui on n’excuse aucune faiblesse, aucune difficulté ? Il y aurait tout un sujet à développer, avec exemples (des prodiges qui ont abandonné la carrière) et contre-exemples (comme une Martha Argerich, qui à 80 ans passés, continue d’être ce qu’elle était à 20 ans !)

L’orchestre en gloire

On doit à celui qui avait déjà réalisé une impressionnante plongée Au coeur de l’orchestre

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un nouvel ouvrage tout frais sorti des presses, que Christian Merlin a lui-même sous-titré Biographie d’un orchestreL’Orchestre philharmonique de Vienne, ce corps musical glorieux s’il en est, célèbre ses 175 ans d’existence, et mérite bien le travail d’orfèvre auquel s’est livré l’auteur depuis plusieurs années. Résultat : un magnifique ouvrage qui peut passionner le plus grand nombre, et pas seulement les admirateurs inconditionnels des Philharmoniker !

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L’Orchestre Philharmonique de Vienne est une légende. La formation qui a créé la Deuxième Symphonie de Brahms, la Quatrième de Bruckner ou la Femme sans ombre de Richard Strauss est universellement connue à cause du traditionnel Concert du nouvel an. Convaincu depuis longtemps qu’un orchestre existe d’abord par ses membres, Christian Merlin a résolu d’entreprendre ici la biographie des « Wiener Philharmoniker ». Son ouvrage explore ainsi les spécificités qui font de cet orchestre un phénomène unique au monde : le mode de recrutement des musiciens, leur origine nationale ou ethnique, leur forte dimension familiale, pour ne pas dire dynastique, la place des femmes dans cette communauté longtemps exclusivement masculine, la manière dont ils défendent leur autonomie artistique et renversent le rapport traditionnel au chef d’orchestre, qu’ils élisent et peuvent révoquer, tous ces aspects sont mis sans cesse en parallèle avec la grande histoire, celle de l’Autriche et celle de l’Europe. En fil rouge de cette histoire, l’auteur n’a de cesse de s’interroger sur l’existence et la persistance d’un  » style viennois « , revendiqué par ces musiciens se réclamant d’une identité musicale spécifique. Cette exploration est émaillée d’innombrables anecdotes destinées à lui donner vie, notamment grâce aux fortes personnalités des musiciens qui se sont succédé aux différents pupitres. (Présentation de l’éditeur).

En effet, cette phalange unique au monde n’est pas réductible aux viennoiseries qui ont fait sa célébrité mondiale chaque 1er janvier.

Il y a quelques mois, Decca et Deutsche Grammophon avaient proposé deux beaux coffrets (palme tout de même à Decca, partenaire historique des Viennois, pour la variété des répertoires et des artistes et la richesse de l’iconographie)

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J’ai justement croisé Christian Merlin (qui revenait de Hambourg et de l’inauguration de l’Elbphilharmoniehier soir à Radio France, où Emmanuel Krivine dirigeait, pour la seule fois de cette saison, l’Orchestre national de France dont il deviendra le directeur musical à part entière en septembre prochain. Evénement mondain et surtout musical. Tout ce que Paris compte dans le monde de la musique, une belle brochette d’anciens présidents de Radio France, comme une avant-première du mandat du bouillant chef français dans la Maison ronde.

15941361_10154301435707602_4762544916690418968_nAu programme, l’une des symphonies les plus « piégeuses » du répertoire romantique, la 7ème de Dvořák. Qui ne fonctionne au concert que s’il y a plus qu’entente, osmose entre le chef et les musiciens. Ce qu’on a entendu hier augure bien de la relation entre Emmanuel Krivine et l’ONF.

C’était pour moi aussi l’occasion de retrouvailles avec le phénomène Denis Matsuev.

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Le 22 juillet 2016, il livrait l’une de ces performances dont il a seul le secret, un Troisième concerto de Rachmaninov qui ne lui pose aucun problème technique et qu’il joue avec une jubilation toujours renouvelée. C’était à Montpellier avec Valery Gergiev et l’orchestre national des jeunes des USA.

Avec Emmanuel Krivine et le National, même feu d’artifice, même élan vital. Et deux généreux bis que cet athlète du clavier adore offrir au public.

Un concert à revoir et entendre ici : Denis Matsuev, Emmanuel Krivine, Orchestre National de France / ARTE TV / France Musique