L’effet de printemps : Ravel, Fauré, Marriner, Haydn etc.

Quand le blogueur ne se sent pas de traiter un sujet en particulier, il fait un panier fourre-tout de ce qui l’a touché, de ce qu’il va lire, écouter, de préférence sous un titre en forme de mauvais jeu de mots (cf. Faits d’hiver).

Eliminons d’emblée une actualité qui produit toujours les mêmes effets de meute (lire La dictature de l’émotion) : j’ai rencontré quelques fois dans ma vie professionnelle Frédéric Mitterrand, il m’est arrivé de le lire, de le regarder à la télévision, j’ai aimé son film sur Madame Butterfly, mais comme tout été dit, et maintenant le contraire de tout, à son sujet, je ne me suis pas cru obligé de proclamer mon hommage sur les réseaux sociaux, où l’odieux le dispute à l’excès dans l’admiration comme dans la détestation.

Encore un effort pour M. Haydn

Mercredi soir, j’assistais à un concert de l’Orchestre de chambre de Paris, dont j’ai rendu compte sur Bachtrack (voir Le génie de Haydn).

J’y ai entendu une 80e symphonie de Haydn de toute beauté, un orchestre dans une forme olympique et me suis une fois de plus interrogé sur les raisons de l’absence du plus grand symphoniste de l’histoire des programmes de concert. La dernière fois que j’avais entendu du Haydn en concert, c’était au Louvre, avec et grâce à Julien Chauvin et son Concert de la Loge, lui aussi en forme olympique !

Comme si Haydn était trop difficile, trop exigeant, pour les orchestres comme pour les chefs…

Après avoir donné les Variations Rococo de Tchaikovski, Nicolas Altstaedt a eu l’excellente idée de donner en bis – il aurait dû l’annoncer au public ! – ce faux concerto pour violoncelle qu’est l’adagio cantabile de la 13e symphonie de Haydn.

Vivement que le nouveau chef de l’Orchestre de chambre de Paris nous donne, à tout le moins, les Symphonies parisiennes : il a l’orchestre idéal pour cela !

Le Boléro d’Anne Fontaine

J’ai profité de la relative grisaille de dimanche dernier pour aller enfin voir « le » film du moment, le Boléro d’Anne Fontaine.

En dehors du papier ‘d’Ivan Alexandre dans le dernier Diapason, je n’avais lu aucune critique du film. J’en suis ressorti ni emballé ni déçu (et pourtant je ne suis pas normand !). Dans ce genre de film sur, autour de la musique, il y a presque systématiquement des erreurs que le musicien ou le mélomane averti repère immédiatement. Rien de tel ici, et c’est un point très positif : quand Ravel/Raphaël Personnaz pose ses mains sur un clavier, même si on sait qu’il est doublé, il fait illusion. Quand le même dirige un orchestre, il ne paraît pas emprunté dans sa gestique. Quant à l’incarnation des différents rôles, Raphaël Personnaz est presque à contre-emploi, dans la froideur, la timidité figées que la réalisatrice lui a demandé de composer, Dora Tillier fait une Misia Sert plutôt conforme à l’image qu’on a d’elle, Jeanne Balibar n’a aucun mal à caricaturer une Ida Rubinstein sur le retour – exigeante commanditaire d’un Boléro que Ravel a bien du mal à accoucher. Quant à Emmanuelle Devos, elle fait oublier l’ingratitude des traits de Marguerite Long !

Le film d’Anne Fontaine vaut aussi beaucoup par le fait qu’il a été en grande partie tourné dans la maison de Ravel à Montfort-l’Amaury, maison toujours difficile d’accès, puisque son exiguïté ne permet pas de l’ouvrir à la visite, sauf sur réservation à l’avance, et par tout petits groupes !

Centenaires

En dressant la liste, en début d’année, des anniversaires que 2024 allait permettre de célébrer, j’avais évoqué Gabriel Fauré, mort le 4 novembre 1924, mais oublié le chef anglais Neville Marriner, né lui il y a cent ans, le 15 avril 1924.

Je viens de recevoir deux coffrets, commandés il y a plusieurs semaines. Je vais mettre à profit quelques jours de vacances pour les découvrir (Fauré) ou les redécouvrir (Marriner).

C’est Lucas Debargue qui a voulu, conçu cette intégrale du piano de Fauré, et qui a lui-même rédigé le texte de présentation. Le peu que j’ai entendu me rend impatient d’écouter la suite.

Même en anglais, Lucas Debargue est tout à fait convaincant !

Dans le cas de Neville Marriner, on a affaire à un recordman du disque pour plusieurs grands labels (Philips, Argo/Decca, EMI). Ce coffret rassemble 80 CD (!) réalisés pour la plupart à partir des années 80 pour EMI. On y reviendra bien sûr pour détailler toutes les pépites de ce coffret, et du même coup restituer au chef anglais sa vraie place dans l’histoire de l’interprétation au XXe siècle.

Parmi les surprises de ce coffret, un disque dédié à Manuel de FallaLe Tricorne et les Nuits dans les jardins d’Espagne avec Tzimon Barto au piano !), qu’on trouvera peut-être trop élégant, pas assez rugueux !

Histoires juives

Un vieux monsieur, un Russe né en Sibérie mort aux Etats-Unis, au nom imprononçable, tout juste une brève sur les sites d’info. Et pourtant l’un des plus grands poètes du XXème siècle, Evgueni Evtouchenkoné le 18 juillet 1932 mort ce 1er avril.

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En 1961, il publie un long poème qui évoque le massacre de Babi Yar vingt ans plus tôt (lire l’excellente analyse historique Babi Yar)

Non, Babi Yar n’a pas de monument.

Le bord du ravin, en dalle grossière.

L’effroi me prend.

J’ai l’âge en ce moment

Du peuple juif.

Oui, je suis millénaire.

Il me semble soudain-

l’Hébreu, c’est moi,

Et le soleil d’Egypte cuit ma peau mate ;

Jusqu’à ce jour, je porte les stigmates

Du jour où j’agonisais sur la croix.

Et il me semble que je suis Dreyfus,

La populace
me juge et s’offusque ;

Je suis embastillé et condamné,

Couvert de crachats
et de calomnies,

Les dames en dentelles me renient,

Me dardant leurs ombrelles sous le nez.

Et je suis ce gamin de Bialystok ;
le sang ruisselle partout.

Le pogrom.

Les ivrognes se déchaînent et se moquent,

Ils puent la mauvaise vodka et l’oignon.

D’un coup de botte on me jette à terre,

Et je supplie les bourreaux en vain-

Hurlant ’’Sauve la Russie, tue les Youpins !’’

Un boutiquier sous mes yeux viole ma mère.

Mon peuple russe ! Je t’aime, je t’estime,

Mon peuple fraternel et amical,

Mais trop souvent des hommes aux mains sales firent de ton nom le bouclier du crime !

Mon peuple bon !

Puisses-tu vivre en paix,

Mais cela fut, sans que tu le récuses :

Les antisémites purent usurper

Ce nom pompeux :’’Union du Peuple Russe’’…

Et il me semble :

Anne Franck, c’est moi ;

Transparente comme en avril les arbres,

J’aime.

Qu’importent les mots à mon émoi :

J’ai seulement besoin qu’on se regarde.

Nous pouvons voir et sentir peu de choses-

Les ciels, les arbres, nous sont interdits :

Mais nous pouvons beaucoup, beaucoup- et j’ose

T’embrasser là, dans cet obsccur réduit.

On vient, dis-tu ?

N’aie crainte, c’est seulement

Le printemps qui arrive à notre aide…

Viens, viens ici.

Embrasse-moi doucement.

On brise la porte ?

Non, c’est la glace qui cède…

Au Babi Yar bruissent les arbres chenus ;

Ces arbres nous sont juges et témoins.

Le silence ici hurle.

Tête nue
mes cheveux grisonnent soudain.

Je suis moi-même
silencieux hurlement

Pour les milliers tués à Babi Yar ;

Je sens

Je suis moi-même

Je suis moi-même

chacun de ces enfants,

chacun de ces vieillards.

Je n’oublierai rien de ma vie entière ;

Je veux que l’Internationale gronde

Lorsqu’on aura enfin porté en terre

Le dernier antisémite du monde !

Dans mon sang, il n’y a pas de goutte juive,

Mais les antisémites, d’une haîne obtuse comme si j’étais un Juif, me poursuivent-

Et je suis donc un véritable Russe ! (Traduit du russe par Jacques Burko)

Chostakovitch  va donner à ce poème un retentissement auquel ni le poète ni le compositeur ne s’attendaient avec sa 13ème symphonie. Les circonstances de la création de la symphonie, le 18 décembre 1962, n’y sont pas pour rien : alors que Mravinski avait créé plusieurs des symphonies de Chostakovitch, notamment la 12ème, en 1961, il refuse la 13ème (un sujet trop explosif ?), c’est Kondrachine qui prend le relais à Moscou, mais la censure khrouchtchevienne veille et Evtouchenko devra retoucher son texte pour qu’il reste conforme à la doctrine officielle : Babi Yar est le massacre par les nazis de milliers de civils russes et ukrainiens anti-fascites. Surtout pas l’extermination des populations juives de Kiev et des environs, à laquelle les Soviétiques ont prêté main forte !

Cette 13ème symphonie est l’une des oeuvres les plus fortes de Chostakovitch. Je me rappelle – ce devait être en 1992 – que je l’avais programmée avec l’Orchestre de la Suisse romande, sous la direction de Neeme Järvi, avec le choeur d’hommes de la radio bulgare. Assis au milieu du Victoria Hall de Genève, j’entendais autour de moi de fidèles – et pas très jeunes – abonnées de l’OSR se demander si elles supporteraient cette symphonie « contemporaine » chantée en russe de surcroît. A la fin, elles étaient en larmes, bouleversées comme une bonne partie du public,

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Dans le film de Nicolas Bedos, Monsieur et Madame Adelman, que je suis allé voir hier, la question juive n’est pas accessoire dans les ressorts de ce qui reste foncièrement une comédie douce-amère. La « découverte » par le jeune écrivain de la judéité de sa petite amie – formidable Doria Tillier – et l’empathie immédiate qu’il éprouve pour la famille de celle-ci – quelques scènes d’anthologie ! – le fait qu’il renonce à son patronyme à  particule (et par là-même à l’effrayant conformisme rance de son paternel – excellent Pierre Arditi à contre-emploi – ) pour un nom d’emprunt à consonance juive sont autant de marqueurs du propos d’un film qui, sous le masque d’une fantaisie virtuose, invite à une profondeur qu’on n’attendait pas forcément de Nicolas Bedos. Premier film, belle réussite ! À voir

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