La grande porte de Kiev (III) : prières pour l’Ukraine

Je crains que je ne doive poursuivre encore quelque temps ces chroniques amoureuses de l’Ukraine martyre, ouvertes le 25 février dernier (La grande porte de Kiev.)

Les abeilles grises

Il y a dix jours, chez l’unique libraire d’Auvers-sur-Oise, j’ai découvert un auteur et acheté son dernier roman : Les Abeilles grises. Sans alors imaginer qu’ils revêtiraient si vite une tragique réalité.

Andrei Kourkov est peut-être l’écrivain ukrainien de langue russe le plus lu. Né en 1961 en Russie, il vit depuis son enfance à Kiev, et en partie à Londres, il préside l’Union des écrivains ukrainiens.

Ce roman, paru en 2019, qui vient de sortir en français, prend pour cadre cette fameuse « zone grise », qui a servi de prétexte à Poutine pour déclencher l’invasion de l’Ukraine par l’armée russe :

« Dans un petit village abandonné de la «zone grise», coincé entre armée ukrainienne et séparatistes prorusses, vivent deux laissés-pour-compte : Sergueïtch et Pachka. Désormais seuls habitants de ce no man’s land, ces ennemis d’enfance sont obligés de coopérer pour ne pas sombrer, et cela malgré des points de vue divergents vis-à-vis du conflit. Aux conditions de vie rudimentaires s’ajoute la monotonie des journées d’hiver, animées, pour Sergueïtch, de rêves visionnaires et de souvenirs. Apiculteur dévoué, il croit au pouvoir bénéfique de ses abeilles qui autrefois attirait des clients venus de loin pour dormir sur ses ruches lors de séances d’«apithérapie». Le printemps venu, Sergueïtch décide de leur chercher un endroit plus calme. Ayant chargé ses six ruches sur la remorque de sa vieille Tchetviorka, le voilà qui part à l’aventure. Mais même au milieu des douces prairies fleuries de l’Ukraine de l’ouest et du silence des montagnes de Crimée, l’oeil de Moscou reste grand ouvert… «  (Présentation de l’éditeur)

Ou quand l’affliction submerge la réalité !

L’Ukraine sacrée

Pour prolonger notre évocation des artistes, compositeurs, musiciens ukrainiens, deux figures me viennent à l’esprit. La première est celle de Dmitri Bortnianski, né à Gloukhov (Hloukhiv en ukrainien) en 1751 et mort en 1825 à Saint-Pétersbourg où il a étudié puis exercé son activité de musicien et de compositeur. Compositeur d’opéras à la mode italienne en vogue à l’époque. Mais surtout compositeur d’un répertoire admirable de « concertos sacrés ».

Répertoire qui rappelle – ô combien – ce que cette guerre a d’absurde entre deux peuples nourris aux mêmes sources de l’histoire, de la langue et de la religion.

Prière pour l’Ukraine

Valentin Silvestrov (né en 1937) est l’un des rares compositeurs ukrainiens à avoir acquis une renommée internationale, à être joué régulièrement non seulement dans le cadre de festivals spécialisés, mais aussi par des interprètes comme Hélène Grimaud. Tenant, promoteur, d’une avant-garde radicale, Silvestrov a suivi une évolution comparable à celle d’un Penderecki. En 1970, son oeuvre Drama marque une charnière : « J’ai essayé ici de sortir du ghetto de l’avant-garde, comme d’autres le faisaient aussi à l’époque. ».

En 2014, au début de la guerre du Donbass, Silvestrov écrit cette Prière pour l’Ukraine, qui a malheureusement gardé toute son actualité.

Le Hollandais oublié

Il est né le 2 septembre 1862 à Amsterdam, et mort dans la même ville il y a cent ans très exactement, le 5 avril 1921.

Il n’est pas le seul dont on va, cette année, commémorer le centenaire de la mort (Saint-Saëns, Humperdinck) ou de la naissance (Piazzolla), mais il est à coup sûr, l’oublié de la liste, en dehors de son pays d’origine !

J’ai découvert l’existence d’Alphons Diepenbrock il y a quelques années, grâce à un disque de Riccardo Chailly, enregistré avec l’orchestre du Concertgebouw – dont le chef italien est alors le directeur musical – dans le cadre d’une intégrale des symphonies de Mahler. A la 7ème symphonie de ce dernier, était couplé Im grossen Schweigen (1905), une sorte de grand poème symphonique avec voix, sur un texte de Nietzche, dudit Diepenbrock.

La fascination pour une écriture orchestrale qui a des parentés évidentes avec Mahler ou Zemlinsky est immédiate, pour la forme, le format et la longueur, inédits, de ces mélodies avec orchestre.

Je ne cesserai plus d’explorer l’oeuvre de ce compositeur, grâce à d’autres disques trouvés en Hollande, où je m’approvisionnais régulièrement, venant de Liège (il n’y a qu’une toute petite trentaine de kilomètres entre Liège et Maastricht !).

Brilliant Classics rééditant, à tout petit prix, des enregistrements produits et publiés par Chandos.

En 2012, un autre label hollandais, Etcetera, consacre, à l’occasion du sesquicentenaire* de Diepenbrock, un coffret de 8 CD et un DVD, regroupant sinon la totalité de l’oeuvre, au moins tout ce qui a été enregistré du compositeur amstellodamois. Un coffret exemplaire à tous points de vue. Un livret richement documenté, comportant l’ensemble des textes et poèmes mis en musique, les témoignages de ses contemporains et interprètes, bilingue anglais-néerlandais.

Et tout récemment, extrait de ce coffret, Brilliant Classics édite les mélodies avec piano.

Une oeuvre atypique pour un compositeur contemporain de Mahler, Reger ou Debussy ! Rien pour le piano ou la musique de chambre, pas d’opéra, très peu pour l’orchestre symphonique – mais d’une grande qualité et toujours lié à des sujets littéraires – et pratiquement 90% d’une production vouée à la musique vocale et chorale.

(Die Nacht (1911) chantée par Janet Baker accompagnée par Bernard Haitink et le Concertgebouw)

Diepenbrock, né dans une famille qui ne connaît pas les fins de mois difficiles, se tourne plutôt vers l’Université que vers le Conservatoire. C’est un littéraire, épris de Baudelaire, Verlaine, Goethe, Hölderlin, Novalis, qui se lancera plutôt tardivement, et en autodidacte, dans la composition.

Pour son 50ème anniversaire, le 2 septembre 1912, c’est Willem Mengelberg lui-même qui lui dédie tout un concert de ses oeuvres à la tête de l’orchestre du Concertgebouw, comme Marsyas ou le printemps enchanté (1906) – une musique de scène pour la comédie de Baltasar Verhagen –

L’influence de Debussy dans le traitement de l’orchestre est évidente.

Mais Diepenbrock fera toujours un complexe par rapport à ses illustres contemporains, qui seront aussi ses amis, Mahler ou Richard Strauss par exemple. Il ne se sent pas capable d’oeuvres de l’envergure des symphonies de Mahler, encore moins des opéras de R. Strauss.

Mengelberg dit de lui, en 1909 : « Diepenbrock est un génie, mais sa musique est sacrément difficile« . Difficile à mémoriser, donc à apprendre, balançant constamment entre influences wagnériennes et raffinements debussystes. Difficile aussi parce que sa compréhension repose sur une connaissance approfondie du contexte littéraire.

Plus confidentielle encore – on veut dire par là complètement ignorée hors des Pays-Bas- son oeuvre chorale, liturgique ou profane, n’a jamais cessé d’être au programme des formations néerlandaises (le coffret Etcetera comprend plusieurs enregistrements avec Eduard Van Beinum, Bernard Haitink, Ed Spanjaard)

Le corpus de mélodies avec piano, quant à lui, se partage entre trois tiers presque égaux : 13 Lieder en majorité composés sur des poèmes de Goethe, 11 sur des textes latins, italiens ou néerlandais, et 11 sur des poèmes français, Verlaine, Baudelaire pour l’essentiel, mais aussi Gide (Incantation) ou Charles van Lerberghe (Berceuse).

On est évidemment surpris lorsqu’on a dans la tête l’Invitation au voyage avec les notes de Duparc

et qu’on découvre ce qu’en a fait Diepenbrock ! Ici dans une merveilleuse interprétation, celle de Aafje Heynis (1924-2015) – qui n’est pas celle qu’on trouve dans les coffrets Brilliant/Etcetera, gâchée par la diction chewing-gum de Jard Van Nes.

Si le centenaire de sa mort peut contribuer à le faire mieux connaître, à faire aimer un compositeur singulier, qui n’est pas un simple épigone, alors célébrons celui d’Alphons Diepenbrock !

*Sesquicentenaire = 150ème anniversaire

Festival d’orchestres

J’avais au moins trois bonnes raisons d’être à Liège vendredi dernier : une oeuvre – la 9ème symphonie de Beethoven, un orchestre et un chef – l’Orchestre philharmonique royal de Liège et Christian Arming – qui me sont chers, la fidélité à un engagement – le combat de la Fondation Ihsane Jarfi

Orchestre et chef en très grande forme, Christian Arming, en Viennois pur sang qu’il est, maîtrise à la perfection cette étrange objet musical qu’est la 9ème symphonie d’un compositeur, certes né à Bonn, mais devenu Viennois à 22 ans. Le public du Festival Radio France avait déjà pu s’en apercevoir lors de la soirée de clôture de l’édition 2015. Arming dirigeait alors choeur et orchestre de Montpellier…

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En ce triste anniversaire du 13 novembre 2015 (Le chagrin et la raison), comme vendredi soir pour commémorer le martyre d’Ihsane Jarfi il y a cinq ans, l’exhortation  de Schiller et de son Ode à la joie résonne plus haut que jamais : Alle Menschen werden Brüder / Que tous les hommes deviennent frères…

La semaine dernière je recevais aussi deux coffrets que j’étais impatient de découvrir.

L’un des big five parmi les grands orchestres américains, le Boston Symphonybénéficie, sans raison apparente – pas d’anniversaire ou de commémoration – d’une mise en coffret de tous les enregistrements réalisés par la phalange de Nouvelle-Angleterre depuis le début des années 70… jusqu’à l’an dernier pour Deutsche Grammophon

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912rcpQLxmL._SL1500_45 ans d’enregistrements dont certains sont devenus légendaires, les tout premiers d’un tout jeune homme, Michael Tilson Thomasde magnifiques Ravel et Debussy par le guère plus vieux Claudio Abbadobien évidemment la part du lion pour le titulaire de l’orchestre pendant près de trente ans, Seiji Ozawa, directeur musical de 1973 à 2002, une quasi-intégrale Ravel qui a fait date, des Respighi resplendissants, des ballets idiomatiques (Roméo et Juliette, Le Lac des Cygnes, Casse-Noisette…). Et puis des raretés, le dernier concert de Leonard Bernstein quelques mois avant sa mort, sur les lieux de ses débuts (à Tanglewood), Eugen Jochum dirigeant Mozart et Beethoven, le grand William Steinberg qui n’aura guère eu le temps d’imprimer sa marque. Plus étonnant, sont inclus dans ce coffret les tout récents Chostakovitch (symphonies 5,6,8,9,10) enregistrés par Andris Nelsonspatron du BSO depuis 2014. Un vrai bonus avec plusieurs CD de musique de chambre dus aux Boston Chamber Playerscomme ces valses de Strauss, transcrites par Webern, Schoenberg ou Berg

https://www.youtube.com/watch?v=RlkIVeLKYb0

Liste complète de ce coffret à voir ici : Boston Symphony : les années Deutsche Grammophon.

Demain j’évoquerai en détail un autre coffret au contenu parfois inattendu ou surprenant : Georges Prêtre, les enregistrements Columbia