Les défricheurs

On pensait l’époque des pionniers, des défricheurs, révolue en matière de disque classique. Les « majors » qui faisaient la loi depuis le milieu du siècle précédent, ont non seulement réduit la voilure, avec, dans le cas de Deutsche Grammophon une politique artistique devenue erratique, mais se contentent le plus souvent d’exploiter, d’autres diraient de liquider, leurs prestigieux fonds de catalogue. Il reste heureusement des aventuriers, des audacieux qui croient qu’il y a encore tant de répertoires à découvrir, d’artistes à promouvoir, de territoires à défricher.

Les frères A et B

C’était le gag le plus répandu dans le microcosme musical classique : à moins de les rencontrer tous les deux – ce qui m’est souvent arrivé depuis une quinzaine d’années que je les connais (lire L’exploit des infatigables Dratwicki) – on a une chance sur deux de tomber à côté. Est-ce Alexandre ou Benoît ? Mais l’un n’est jamais loin de l’autre…

Le numéro d’octobre de Diapason consacre tout un papier à Alexandre Dratwicki.

« Hier il coachait des chanteurs autour d’une production et mettait la dernière main à une biographie de Caroline Branchu (« la créatrice du rôle-titre de La Vestale sous l’Empire »). Demain il s’envole pour le Canada où se tient un premier festival en partenariat avec le Palazzetto Bru Zane. C’est bien simple, il est infatigable, intarissable… et incollable. Docteur en musicologie formé au Conservatoire de Metz puis à la Sorbonne, Alexandre Dratwicki veille, depuis son installation à Venise en 2009, sur les activités multiples du Centre de musique romantique française créé et présidé par Nicole Bru : exhumer des partitions oubliées, piloter des colloques, susciter des premières au disque. Au-delà des réalisations publiées sous le label maison et saluées par une pluie de Diapason découverte et de Diapason d’or, on avoisine désormais les trois cents CD ou DVD ». (Diapason, octobre 2025)

Je visitais l’autre jour le rayon classique de Gibert, comme celui de la Fnac Montparnasse : la collection des livres-disques du Palazzetto Bru Zane est en effet impressionnante (voir l’un des derniers-nés sur Bizet : Les perles méconnues).

Cette hyper-activité ne va pas sans contrarier ou susciter des jalousies. On peut avoir l’impression que les frères D. préemptent le travail, les recherches de leurs confrères moins bien soutenus (tout le monde n’a pas la chance de bénéficier du mécénat de riches veuves). Ils font en tout cas un travail que ne font pas ou ne font plus des institutions dont c’est a priori la mission. Mais ceci est un autre débat…

Oskar ou l’inconnu de Vienne

Aussi incroyable que cela paraisse, il existe encore des compositeurs complètement oubliés de l’histoire. Avec le formidable coffret – un objet d’art à soi seul – que publie Olivier Lalane sur son label Voilà – on ne peut plus ignorer qui était Oskar C. Posa , quasi contemporain d’Arnold Schoenberg, né et mort à Vienne.

Un éloquent papier de Pierre Gervasoni dans Le Monde de ce dimanche salue comme il se doit le tour de force que constitue cette édition :

« Découvert sur une affiche de concert de 1905, son nom a suscité la curiosité d’Olivier Lalane, qui, après cinq années de recherches dignes d’un Indiana Jones de la planète musicale, met à l’honneur Oskar C. Posa (1873-1951) par le biais de deux CD panoramiques (l’un instrumental, l’autre vocal) introduits par un livre luxueusement documenté. » Pierre Gervasoni, Le Monde 28/09/2025).

Et pour les humeurs et les actualités du moment (qui ne manquent pas !) c’est toujours sur mes brèves de blog

Le dernier étonnement de Benoît Duteurtre

J’apprends cet après-midi par Marc Voinchet, le directeur de France Musique, le décès hier, d’une crise cardiaque, de Benoît Duteurtre, qui animait depuis 1999 l’indétronable émission du samedi matin Etonnez-moi Benoît.

Il n’y pas de hasard paraît-il, que des coïncidences. J’achevais ces jours derniers l’un des derniers ouvrages de Benoit, de l’écrivain Duteurtre.

Dans l’un des derniers chapitres, l’auteur racontait ses aventures à France Musique. Quelle ne fut pas ma surprise de me voir nommément cité, comme celui qui ouvrit à B.D. les portes d’une chaîne dont il fit les beaux jours durant 28 ans. A une époque où je cherchais à renouveler sensiblement les producteurs de la chaîne, j’étais en quête de personnalités sortant un peu des sentiers balisés de la radio. Benoît s’était fait connaître spectaculairement en 1995 par un essai qui lui valut autant de notoriété que de détestation.

Ceux qui ne l’ont pas lu le tenaient pour un brûlot anti-Boulez, ceux qui comme moi l’avaient lu y voyaient une saine manière de contester l’ordre établi.

Je ne pouvais être suspect d’aucune partialité dans ce débat, puisqu’après avoir organisé en 1995 toute une journée de célébration des 70 ans de Pierre Boulez sur France Musique, j’invitai, un an plus tard, Benoît Duteurtre à démontrer ses talents de programmateur durant les après-midi de France Musique. Ce qu’il fit avec une modestie et une science avérées. En 1997, remaniant les programmes de la chaîne, je confiai à Benoît une « vraie » émission, où sa vive intelligence, sa connaissance de vastes répertoires et des chemins de traverse de la musique classique, pourraient se révéler. Ce fut « Les beaux dimanches ». Dans son livre, B.D. dit que l’émission ne dura qu’une saison, en réalité elle alla jusqu’à 1999… et au changement de direction de la chaîne. Mon successeur, Pierre Bouteiller, intrigué par le personnage, qui commençait comme écrivain à être très coté dans les millieux littéraires parisiens, lui confia cette émission du samedi matin devenue légendaire.

J’ai beaucoup aimé Benoît Duteurtre, pour sa culture musicale et littéraire incroyablement ouverte, pour sa modestie aussi, son amitié indéfectible. J’ai travaillé avec lui, plus tard, lui directeur de l’association Musique nouvelle en liberté, moi directeur de l’Orchestre philharmonique de Liège : à deux reprises il invita l’orchestre à Paris pour des concerts de création.

J’ai lu beaucoup, presque tous ses livres, qu’on ne tardera pas à considérer comme la chronique douce-amère de notre époque, qui lui valut l’amitié et le soutien de nombre de ses aînés, je pense à Milan Kundera. Je sais qu’il a été très meurtri de n’avoir pu accéder à l’Académie française, et que, de plus en plus souvent, il laissait son petit appartement à côté de Notre Dame pour se réfugier dans les Vosges de son enfance, où il est mort.

Je sais que France Musique va lui rendre l’hommage qui lui est dû. Marc Voinchet me confiait que B.D. avait enfin cédé à ses instances en réalisant l’une de ces séries d’été qui font le bonheur des auditeurs et l’honneur de la chaîne de service public, une série sur la musique légère. C’est cette série qui refermera la grille d’été, comme un testament inachevé…

Adieu Benoît, on se serait bien passé de ton dernier étonnement !