La voix des justes : Badinter, Ozawa

Ce n’est pas la première fois que la camarde tire groupé : on apprenait ce vendredi la disparition de deux géants, Robert Badinter et Seiji Ozawa. A leur manière, ils ont servi les mêmes idéaux, et ils auraient pu se rejoindre sur la musique: s’il en avait encore eu la force et la volonté, Ozawa – qui a créé l’opéra de Messiaen, Saint-François d’Assise – aurait pu créer l’opéra de Thierry EscaichClaude – sur un livret de Robert Badinter, inspiré – il n’y a pas de hasard ! du roman Claude Gueux de Victor Hugo.

La haine et l’hommage

Pas une note discordante dans le déferlement d’hommages à Robert Badinter depuis hier matin, comme si la mort avait la vertu d’effacer le passé, c’est sans doute bien ainsi ! Mais comme l’a très bien rappelé le beau documentaire, rediffusé hier soir sur France 5 – Robert Badinter, la vie avant tout – l’avocat d’assises puis le ministre de la justice qu’il fut successivement a été honni, vilipendé, menacé non seulement par des foules en colère, mais aussi par plusieurs partis, de la droite à l’extrême-droite, qui n’éprouvent aucune honte aujourd’hui à encenser le disparu.

Jeune assistant parlementaire d’un député de Haute-Savoie et membre des instances nationales du CDS, le parti centriste à l’époque dans l’opposition, j’avais été révolté par ces manifestations factieuses et cette haine affichée sous les fenêtres du Garde des Sceaux, et j’avais envoyé au Monde un billet pour dire mon soutien à Robert Badinter. Billet publié à ma grande surprise qui m’a valu quelques jours plus tard une lettre signée de M. Badinter lui-même, à en-tête du Ministère de la Justice, me remerciant avec une extrême courtoisie des mots que j’avais écrits en sa faveur. J’ai cet article et cette lettre quelque part dans mes archives.

Ozawa ou l’occasion manquée

J’invite à relire l’article que j’avais écrit à l’occasion du 80e anniversaire de Seiji Ozawa en 2015 (Seiji80#) notamment sur son abondante discographie heureusement bien rééditée.

L’Opéra de Paris sur son site – Hommage à Seiji Ozawa -rappelle la présence constante et régulière du chef japonais dans la fosse de Garnier ou de Bastille, et bien sûr la création sous sa direction de l’unique opéra de Messiaen, Saint-François d’Assise.

France Musique a, de son côté, rappelé les liens étroits qu’Ozawa avait noués avec l’Orchestre national de France.

Mais je m’en suis toujours voulu, alors que j’étais au coeur du système (comme directeur de France Musique de 1993 à 1999) mais pas en position de décideur, de ne pas avoir insisté tant auprès d’Hugues Gall, nommé en 1993 à l’Opéra de Paris pour en prendre la direction effective en 1995, que des responsables de Radio France, pour que Paris, la France, s’attachent les services d’un chef d’une telle notoriété qui ne demandait qu’à cultiver une passion née dès sa victoire au concours de Besançon en 1959. Au lieu de cela, Ozawa fut engagé à Vienne où il ne fut pas le plus heureux des musiciens.

D’autant que Seiji Ozawa, parmi plein de qualités, aimait et servait la musique française comme peu de ses confrères, comme en témoigne heureusement une abondante discographie pour l’essentiel réalisée à Boston – dont il fut le patron de 1973 à 2002 – et pour une belle part avec l’Orchestre national de France, et dans une moindre mesure l’Orchestre de Paris.

Malheureusement, on a vu ces dernières années des images, des vidéos qui font horreur plus qu’honneur à un homme diminué par la maladie (la même que celle qui a emporté Claudio Abbado), exhibé au mépris de toute dignité, quelles que soient les raisons invoquées.

Je veux garder l’image de l’homme malicieux, toujours en mouvement, qui aimait les musiciens et était profondément aimé d’eux, en me rappelant l’un des premiers disques qu’on m’ait offerts adolescent : sa Shéhérazade avec Chicago.

Inspirations

Rien ne m’irrite plus que l’usage de certains mots, certaines expressions, décalqués de l’anglo-américain, comme « inspirant ». D’un personnage décédé ou à qui on rend hommage, on dit qu’il a été « inspirant »… Il faudra que je trouve le temps de compléter mon Petit dictionnaire incorrect de mots actuels.

En revanche, ce week-end pascal m’a permis de puiser à plusieurs sources d’inspiration, spirituelle, intellectuelle, musicale.

Le Bec-Hellouin

Aussi étonnant que cela puisse paraître, lorsqu’il m’était arrivé dans le passé de me rendre sur les côtes normandes, par exemple au Festival de Pâques de Deauville, je ne m’étais jamais arrêté dans un. charmant village de l’Eure, persuadé que j’étais qu’il se trouvait… en Bretagne ! Pourtant quelque part dans les tréfonds de ma mémoire, l’Abbaye du Bec-Hellouin m’était familière.

Souvenirs peut-être d’une visite lointaine à Canterbury, siège, depuis le XVIème siècle, de l’église anglicane. Parce que le lien entre les deux cités, les deux abbayes, est historique, et se rappelle avec évidence au visiteur fâché avec l’histoire de France d’avant la Guerre de Cent ans. Plusieurs abbés du Bec (qui deviendra Bec-Hellouin en référence à son fondateur le bienheureux Herluin) – Lanfranc de Pavie et Anselme d’Aoste – seront aussi archevêques de Cantorbéry, comme on l’orthographiait jadis.

Des livres forts

J’ai acheté/téléchargé deux livres forts, tout sauf consensuels ou « médiatiquement corrects ».

Ce n’est pas la première fois que j’apprécie et soutiens le combat de Raphael Glucksmann, qui me semble bien seul à gauche à dire des vérités que les plus gueulards des prétendument « Insoumis » taisent soigneusement quand ils ne les nient pas purement et simplement.

Raphael Glucksmann : « C’est l’histoire de la guerre secrète menée contre nos démocraties. C’est l’histoire d’élites corrompues qui se sont vendues à des puissances étrangères hostiles à nos principes et à nos intérêts. C’est l’histoire de la grande confrontation avec la Russie de Vladimir Poutine que nos dirigeants n’ont pas voulu voir venir mais à laquelle nous ne pouvons plus échapper. Je n’invoquerai pas dans ces pages la morale ou les grands principes, mais la sécurité et la souveraineté. Je n’appellerai pas à l’idéalisme, mais au réalisme. Oui, au réalisme. 
La guerre qui ébranle l’Europe n’a pas commencé le 24 février 2022 et ne se limite pas aux frontières de l’Ukraine. Elle dure depuis des années et, dans sa forme hybride, touche le cœur même de nos cités. 
Cette guerre nous vise, nous n’avons pas le droit de la perdre. Il est temps de le comprendre et de l’assumer.
« 

A lire les tombereaux d’insultes qui pleuvent sur le journaliste François Krug, on se dit qu’il a peut-être touché juste, en remettant au jour le passé peu glorieux, voire hideux, de certaines gloires littéraires actuelles.

Présentation de l’éditeur : Ils sont trois visages et trois têtes de gondole de la littérature française : Michel Houellebecq, Sylvain Tesson, ou encore Yann Moix. Des parcours différents, mais un point commun, ignoré de leurs lecteurs.
Dans l’ombre, tous ont été, et sont restés, des « compagnons de route » de l’extrême droite. Cette enquête sur l’itinéraire de ces trois « stars », révèle comment s’est constitué une coterie littéraire très réactionnaire où se côtoient, depuis les années 1990, de petits et de grands écrivains, des éditeurs, des journalistes, des animateurs TV et des idéologues peu fréquentables. 
C’est l’histoire d’une génération qui, par goût de la provocation, mépris de son époque ou pure conviction, a franchi la ligne rouge – ou plutôt, brune.
Sait-on que Michel Houellebecq n’a jamais cessé de prendre sous son aile des royalistes de l’Action française puis des blogueurs stars de la « fachosphère » jusqu’aux dirigeants de Valeurs actuelles ? Sait-on que Sylvain Tesson, l’écrivain-voyageur, a fait ses débuts sur Radio Courtoisie, la station d’extrême droite ? Que son premier voyage, un tour du monde à vélo, se fit sous l’égide d’une association d’anciens de l’Algérie française et du FN ? Qu’il entretient des liens étroits avec la Nouvelle Droite ? Sait-on que les liens de Yann Moix avec des antisémites et même des négationnistes ont été plus étroits qu’il ne veut le dire ? Que ses douteux amis ont joué un rôle dans ses plus grands succès ? 
Une enquête implacable sur les dessous d’une histoire méconnue.

Une très bonne affaire

Il faut se précipiter sur jpc.de pour acquérir une édition limitée d’un coffret de 34 DVD, pour moins de 70 € (!) :

Tous ces DVD étaient déjà disponibles à prix fort, ou regroupés par chef d’orchestre, à l’exception de deux témoignages tout récents : le concert d’adieu de Zubin Mehta à l’Orchestre philharmonique d’Israel en 2019, et le documentaire réalisé sur Bernard Haitink après sa mort en 2019.

Revoir ces formidables figures, pour trois d’entre elles au crépuscule de leur vie – Barenboim, Ozawa, Mehta -, pour les trois autres toujours si vivantes dans notre mémoire, c’est éprouver une immense gratitude à leur égard sans nostalgie mais avec des bonheurs toujours renouvelés.

Ne m’appelez pas Maestro !

« S’il y a un terme qui m’a toujours paru déplacé, voire ridicule, lorsqu’il est utilisé en français, mais qui, hier soir, était pleinement justifié, c’est celui de Maestro. À un chef d’orchestre italien qui nous a enthousiasmé, on peut en effet dire Bravo Maestro ! »  

C’est ainsi que je commençais mon billet du 10 juin 2016 après le concert d’adieu de Daniele Gatti de ses fonctions de directeur musical de l’Orchestre National de France. Me revient en mémoire précisément une anecdote à propos de ce terme – maestro – : peu après ma prise de fonction comme directeur de la musique de Radio France en juin 2014 j’avais demandé à rencontrer les directeurs musicaux des orchestres de la Maison ronde. Le premier contact avec Daniele Gatti fut un peu rude, comme je l’ai déjà raconté (Remugles) : je m’adressai à lui en l’appelant « Monsieur Gatti », il me rétorqua « non Maestro Gatti » ! Je lui fis observer qu’on était en France et que je continuerais à m’adresser à lui en français. En bons Latins que nous sommes, nous convînmes finalement de nous appeler par nos prénoms, et peu après, de nous tutoyer !

Ridicule, de surcroît incorrecte, en effet, cette habitude prise de parler du maestro Untel pour désigner un chef d’orchestre, un artiste connu, voire un compositeur. C’est le seul défaut de la traduction française de ce passionnant livre d’entretiens entre deux… maîtres, qui m’a été offert récemment (par celui qui se reconnaîtra et que je remercie à nouveau).

Je doute que Seiji Ozawa – pardon le maestro Ozawa (!!) – désigne, en japonais, ses collègues comme « maestro Karajan » ou « maestro Bernstein »

812CsxgeJRL

Cet ouvrage, enfin paru en français, six ans après sa publication au Japon, eût mérité de conserver le titre original que le grand écrivain mélomane, Haruki Murakami, lui avait donné : J’ai parlé de musique avec Seiji Ozawa. Car c’est bien lui qui a pris l’initiative d’une série d’entretiens avec le chef nippon, lorsque ce dernier a été obligé de ralentir, voire de cesser, ses activités, pour soigner un cancer de l’oesophage dans les années 2010-2011.

Extraits du texte introductif de Murakami :

Je n’avais jamais eu de vraie conversation sur la musique avec Seiji Ozawa avant de commencer la série d’interviews qui figure dans ce livre. Certes, j’ai vécu à Boston de 1992 à 1996, période pendant laquelle il était encore directeur musical du Boston Symphony, et je me rendais souvent aux concerts qu’il dirigeait, mais je n’étais rien de plus qu’un fan anonyme dans le public/…./

Si nous ne nous sommes jamais vraiment épanchés sur le sujet de la musique auparavant, c’est parce que son travail de chef d’orchestre accaparait toute son énergie/…./

On diagnostiqua un cancer de l’oesophage à Ozawa en décembre 2009, et après qu’il eut subi une opération très lourde le mois suivant, il dut réduire sérieusement ses activités/…/ C’est ainsi que nous nous sommes mis à parler de plus en plus de musique. Quoiqu’il soit affaibli, une nouvelle vitalité s’emparait de lui à chaque fois que nous abordions le sujet/…./

Je suis un grand amateur de jazz depuis maintenant un demi-siècle, mais cela ne m’a pas empêché d’apprécier tout autant la musique classique, de collectionner les disques classiques dès mes années de lycée et d’assister à autant de concerts que j’ai pu. C’est surtout pendant ma période passée en Europe, de 1986 à 1989, que mon immersion dans la musique classique a été la plus totale….

Difficile de résumer cet ouvrage, qui n’a pas d’équivalent. Censé être découpé en six chapitres – les différentes versions du concerto n° 3 de Beethoven, Brahms joué au Carnegie Hall, les années 1960, Gustav Mahler, l’opéra et la direction d’orchestre – il relate plutôt un dialogue au fil de l’eau, au gré des souvenirs du chef. Savoureuses digressions, anecdotes sans langue de bois notamment sur les deux aînés auprès desquels le jeune Ozawa a appris son métier, Bernstein et Karajan : l’Américain, tout en énergie communicative, se souciant comme d’une guigne du fini orchestral, l’Autrichien cultivant ce fameux Karajan sound, obsédé de perfection technique.

Même dans la première partie, lorsque l’écrivain et le chef comparent, partitions en main, différentes versions du 1er concerto de Brahms, et surtout du 3ème concerto de Beethovenleurs échanges restent abordables pour le non-spécialiste, et donnent, au contraire, envie d’écouter ou réécouter les versions qu’ils écoutent, et dont ils louent les interprètes.

81IeDq6G6GL._SL1500_

Murakami et Ozawa évoquent ce fameux concert du 6 avril 1962 au Carnegie Hall de New York, illustrant le complet désaccord entre le soliste, Glenn Gould, et le chef, Leonard Bernstein, sur l’interprétation de ce 1er concerto de Brahms. Concert enregistré, longtemps indisponible.

Puis le dialogue se poursuit sur plusieurs versions du 3ème concerto de Beethoven – je partage avec Murakami une passion pour ce concerto, qui m’a toujours paru le plus parfait des concertos beethovéniens – : d’abord Gould-Bernstein, où l’entente ici entre chef et soliste contraste avec le désaccord brahmsien.

Puis – l’une de mes versions de référence – l’incroyable énergie du duo Serkin/Bernstein, un tempo qui paraît fou de rapidité à nos deux interlocuteurs.

51HkpF1j5+L

Et Ozawa de regretter de n’avoir pas mis la même ardeur, d’être resté trop neutre, lorsque, 25 ans plus tard, il enregistrera les concertos de Beethoven avec le même Serkin

51Nl7ST9OBL

L’écrivain et le chef s’accordent à reconnaître, à propos de Serkin, puis de Rubinstein, que ce que ces deux immenses pianistes perdent en perfection technique, ils le gagnent en liberté poétique avec l’âge.

81Up4-Xc2JL._SL1500_

71Vs5iWL45L._SL1500_

Bref, faites-vous offrir ce livre, et, comme moi, lisez-le pas nécessairement dans l’ordre des chapitres. Vous n’êtes pas au bout de vos découvertes.

Comme, par exemple, cet aveu du grand chef japonais. Lui que la critique internationale a si souvent loué pour ses interprétations de la musique française et russe (qui dominent d’ailleurs sa discographie avec le Boston Symphony) dit finalement préférer, de loin, la musique allemande, Bach, Beethoven, Brahms, Wagner

Une discographie très complète de Seiji Ozawa à retrouver ici : Bestofclassic.

Il faut y ajouter ce coffret qui résulte du travail sur le répertoire germanique auquel le chef nippon a pu enfin s’adonner librement avec l’orchestre Saito Kinenqu’il a fondé en 1984 en hommage à son premier maître Hideo Saito.

615Mq2XOKbL