Le problème des électeurs

« François Mitterrand disait que les économistes sont surtout excellents pour expliquer après coup pourquoi les choses ne se sont pas passées comme ils l’avaient prédit » (in Jean-Louis Bianco, Mes années avec Mitterrand – Fayard 2015).

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Ajoutons « analystes » ou « commentateurs » à « économistes » et la phrase reste d’une pertinente actualité. Cela vaut non seulement pour les professionnels de la profession, mais pour tous les adeptes des réseaux sociaux.

Il n’est plus une élection, en France ou dans les pays proches (les seuls auxquels on s’intéresse), dont les résultats ne contredisent prévisions, prédictions et sondages. C’est énervant ces électeurs qui ne votent pas comme ils devraient voter !

Cela devrait nous inciter (je me mets dans le lot des « analystes » et « commentateurs ») à un peu de modestie, à un peu de retenue. Et à chaque fois, à une remise en perspective.

La Turquie dimanche dernier ? L’affreux Monsieur Erdogan et son parti l’AKP gardent la majorité au Parlement au terme d’élections démocratiques. Horreur et stupeur ! Oui mais le vote a été truqué, les électeurs trompés par une campagne orientée par des médias dans la main du pouvoir. Sans doute – et je serai bien le dernier à défendre un parti et un régime qui a condamné mon ami Fazil Say pour délit d’opinion ! – mais les électeurs ont exprimé leur choix. À moins de considérer que les électeurs turcs ne sont pas de même catégorie que les électeurs français ou allemands. Comme l’aurait dit Desproges, ces électeurs votent mal, supprimons les électeurs !

La Grèce ? Que n’a-t-on lu et entendu sur ce pauvre peuple grec, étranglé par une chancelière allemande sûre et dominatrice (tiens ça nous rappelle quelque chose !), par les technocrates de Bruxelles,  heureusement défendu par ces chevaliers blancs qui ont nom Tsipras ou Varoufakis. Qui, dans la cohorte de ceux qui proclamaient leur soutien indéfectible à la Grèce opprimée, avait eu juste un peu de curiosité, qui, parmi les grandes consciences d’une certaine gauche qui n’était pas la dernière à crier, avait relevé le niveau de corruption, de laisser-aller budgétaire atteint par un pays gouverné pendant des décennies par le PASOK (le parti socialiste grec !). Personne n’a plus rien à redire à l’alliance pour le moins hétérogène qu’a constituée et reconstituée Tsipras après deux consultations électorales, personne ne prône plus le Grexit… et personne ne semble surpris que M. Varoufakis se fasse rémunérer ses prestations médiatiques…

Et la France ? Je lis en ce moment beaucoup de mémoires, de livres de souvenirs d’acteurs ou de témoins des vingt dernières années (comme le bouquin de Bianco cité plus haut, comme le dernier opus d’Eric Roussel, biographe de haute volée de Pompidou, De Gaulle, et maintenant Mitterrand)

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Depuis une bonne vingtaine d’années, l’élection présidentielle de 1995, il n’est pas une consultation électorale qui n’ait démenti ou corrigé sérieusement les pronostics établis par les spécialistes, journalistes, sondeurs, politologues.

Bref rappel : 1995 je le donnais en tête du 1er tour, tout le monde se riait de moi, résultat : Lionel Jospin arrive devant Chirac et Balladur (sans parler de la campagne qui a précédé où tous les médias annonçaient Balladur élu même dès le premier tour !); 2002 personne n’avait imaginé Jospin éliminé et un duel Chirac-Le Pen au second tour; 2007 Ségolène Royal écrasant ses rivaux – Laurent Fabius, Dominique Strauss-Kahn quand même ! – à la primaire socialiste, Bayrou dépassant 18% des voix; 2012 Monsieur 3%, c’était Hollande en 2008, battant Aubry, Montebourg, Valls, Royal, à la primaire et l’emportant – c’était plus prévisible – sur Sarkozy. Mais il y a aussi 2005, le référendum sur le nouveau traité constitutionnel européen, perdu et bien perdu. Et quasiment toutes les élections européennes, la plus récente – 2014 – étant la plus spectaculaire à la fois par le taux record d’abstentions et la première place du Front National.

Pour tous ces rendez-vous électoraux, sans exception, il suffit de relire la presse de l’époque, avant et après, c’est tout juste si on n’engueule pas les électeurs. Parce que les éditorialistes ont toujours raison, forcément raison !

Churchill, qui eut pourtant à pâtir de l’ingratitude des électeurs, n’en tenait pas moins fermement pour la démocratie : Democracy is the worst form of government – except for all those other forms, that have been tried from time to time.

Pour ne pas se décourager complètement, croire encore dans les vertus de la démocratie, il faut absolument lire l’un des essais les plus intelligents, cultivés, courageux de ces dernières années : Le bon gouvernement, de Pierre Rosanvallon. Salutaire, et bienfaisant !

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Changer

Au terme d’une longue soirée partagée entre les chaînes françaises et belges de télévision, une seule musique me venait à l’esprit, obsédante :

C’est ce que chante une jeune fille errant sur le champ des morts, après une terrible bataille, à la recherche de son bien-aimé. C’est la puissance de la musique de Prokofiev écrite pour le film d’Eisenstein Alexandre Nevski. Le sentiment du ravage, de la désolation…

Je n’ai pas reconnu ma France hier soir.

Mais je ne me sens pas le droit d’insulter ces compatriotes qui ont mis beaucoup d’ombre sur le bleu de notre drapeau tricolore. Ni d’insulter qui que ce soit d’autre d’ailleurs. À un choc pareil, très largement irrationnel, dé-raisonnable, on n’oppose pas l’invective ou le mépris. On essaie de comprendre, et je ne suis pas loin de penser, comme plusieurs analystes l’ont fait remarquer hier soir, que depuis le 21 avril 2002 – pour rappel, l’élimination du candidat socialiste Lionel Jospin au 1er tour de l’élection présidentielle, et la présence au second tour de Jean-Marie Le Pen face au président sortant Jacques Chirac –  on n’a tiré aucun enseignement, on n’a rien changé au logiciel politique français. Les mêmes causes produisant toujours les mêmes effets, comment s’étonner que triomphe la seule parole qui s’adresse à ces millions d’électeurs déboussolés, désarçonnés, révoltés, en leur promettant des lendemains qui chantent ? L’invocation de l’Histoire, la mémoire de ses horreurs, n’ont aucun poids, quand on n’a pour horizon que son malheur quotidien.

La parole publique doit changer, les hommes et les femmes de culture doivent changer, les politiques doivent  changer. Sortir de leur entre-soi, de leurs conventions, de leurs lamentations.

Il y a bientôt 25 ans, tous nos frères d’Europe orientale ont cru de toutes leurs forces que la liberté était possible, pour peu qu’on la veuille, que le changement était possible, pour peu qu’on le veuille. A-t-on déjà oublié la dernière Révolution du siècle passé ?

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