Une amitié particulière

Suite de mon billet d’hier (https://jeanpierrerousseaublog.com/2014/08/29/des-lueurs-dans-la-nuit/), Robert Soëtens évoque trois grandes sonates pour violon et piano nées pendant la Première Guerre mondiale, Fauré, Debussy… et Darius Milhaud !

Quant à la 2e sonate de Darius Milhaud, vous avez assisté à sa gestation puisque vous étiez condisciple du compositeur, alors comme vous élève du Conservatoire ?

– R.S. Milhaud conçut cette oeuvre « pour Monsieur André Gide« , avant la guerre de 14; elle ne fut terminée qu’au Brésil où Milhaud avait été désigné par le MInistère comme secrétaire auprès de Paul Claudel, « Ministre de France au Brésil ». La dédicace à Gide était justifiée par l’enthousiasme de Darius pour l’écrivain comme toute la jeunesse intellectuelle de l’époque, et plus particulièrement par « Les nourritures terrestres« 

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J’ai été en effet témoin de cet élan puisque nous étions, Milhaud et moi, entrés la même année – 1910 – au Conservatoire et réclamés, l’un et l’autre, par le même professeur de violon, Berthelier, dont la classe était la plus recherchée.

Je n’avais que 13 ans, et Berthelier avait dû demander au jury et à son président, Gabriel Fauré, directeur du Conservatoire, de m’accorder une dispense spéciale. Ayant été le 2eme du palmarès général, j’obtins aisément gain de cause. Pour Milhaud, déjà bachelier ès-lettres, il n’y avait eu aucun problème d’âge; encore lui avait-il fallu se montrer un remarquable violoniste, pour avoir été sélectionné parmi les 20 premiers de 300 concurrents d’un niveau très élevé. Jouer du violon n’était pour lui qu’un désir de découvrir la musique; deux ou trois ans plus tard, ses ambitions violonistiques cédèrent devant celles, plus impérieuses, du compositeur inscrit dans les classes d’écriture, mais son passage dans la classe de violon avait soulevé quelques remous ! Son originalité nous impressionnait ! Toujours élégant, portant chapeau melon, ce jeune homme provençal nourri de Cézanne et d’Eschyle contrastait avec nos allures de potaches. Son choix de travail n’était pas moins surprenant. Echappant à nos programmes scolastiques, il apportait à la classe des oeuvres étranges, inconnues pour nous. M’approchant un jour du pupitre, je lus « Poème«  d’un certain Chausson dont nous n’avions encore jamais entendu parler et qui fit son entrée ce jour-là au Conservatoire (très conservateur à l’époque), grâce à Milhaud. Je sursautai en lisant : « dédié à Eugène Ysaye ». Du coup je portai un vif intérêt à cette musique et à celui qui l’avait dénichée.

– Entre le petit Soëtens de 13 ans (déjà plus haut par la taille) et le grand aîné naquit une étrange complicité

– R.S. CInq années d’écart entre nous, c’était beaucoup à cet âge. Néanmoins, la musique nous rapprocha. À ce moment, Milhaud était franckiste, il aimait jouer la Sonate de Magnard et celle de Guilaume Lekeu, élève de Franck (elles aussi dédiées à Ysaye, cette dernière étant l’une des trois sonates, avec celles de Franck et Fauré (n°1) qu’adorait Marcel Proust, qu’il entendait dans les salons parisiens et qui constituèrent dans son oeuvre l’unique et fictive sonate de Vinteuil.

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J’avais été bercé dans mon enfance par ces mêmes oeuvres jouées par mes père et mère. Pour me grandir aux yeux de Darius, je me flattais, à juste titre, d’avoir été déjà l’élève d’Ysaye. Nous sortions ensemble de la classe vers midi et cheminions par les rues de Madrid et de Londres jusqu’à la Trinité, quand un jour il me dit : « Viens déjeuner chez moi, j’habite là sur le côté de l’église rue Gaillard ». En franchissant le seuil du n°5 il me parla de son 1er quatuor terminé, ajoutant qu’il en écrirait 18 « pour faire la pige à Beethoven« . Son 3 pièces était meublé avec goût. « Mettez un couvert pour mon ami, le petit Soëtens » dit-il à sa gouvernante ce jour-là et beaucoup d’autres fois par la suite. Après le déjeuner, nous passions de la salle à manger provençale au salon, où Milhaud ouvrait des placards de musique et de ses propres manuscrits de jeunesse. Il en tirait diverses partitions, il se mettait au piano – dont il jouait aussi bien que du violon – je prenais un violon et nous jouions des heures. Que ne m’a-t-il pas fait connaître, ouvrant mes oreilles et connaissances à la musique de notre temps !…

À suivre le récit de cette indéfectible amitié entre Robert Soëtens et Darius Milhaud (1892-1974)…

Ci-dessous deux photos prises alors que Robert Soëtens n’avait que… 94 ans, chez (et avec) François Hudry, que je remercie pour ces beaux souvenirs.

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Les soirées de Vienne

Les chiffres donnent le tournis : plus de 800 concerts par saison ! C’est ce que me rappelait hier Thomas Angyan, l’intendant du Musikverein de Vienne… Tandis que nous parlions dans son bureau, il pouvait suivre sur un écran de contrôle les trois répétitions qui se déroulaient simultanément dans les lieux : Harnoncourt et son Concentus musicus Wien, les Wiener Symphoniker dirigés par Simone Young, et les Wiener Philharmoniker répétant avec Christoph Eschenbach et Lang Lang

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Je me rappelle, comme si c’était hier, l’émotion qui nous avait tous saisis, des plus chevronnés aux plus jeunes musiciens de l’Orchestre philharmonique – qui n’était pas encore Royal ! – de Liège, lorsqu’en octobre 2005 nous étions entrés dans les coulisses, puis sur la scène de la grande salle du Musikverein. Pour un concert dirigé par Louis Langrée – le concerto en sol de Ravel avec Claire-Marie Le Guay, et bien évidemment la Symphonie de Franck. Je n’imaginais pas alors que l’OPRL reviendrait en 2011 puis en 2014, trois fois en moins de dix ans !

Le concert de ce soir va revêtir un caractère doublement particulier : c’est Christian Arming, l’enfant de Vienne, qui connaît chaque visage, chaque recoin, chaque maison de sa ville natale, qui va diriger « son » orchestre liégeois, dans un programme tout franco-liégeois : Harmonie du soir d’Eugène Ysaye, les Nuits d’été de Berlioz et la Symphonie de Franck !

Image(Christian Arming et le plus illustre des Viennois, Johann Strauss – Photo JBR)

C’est aussi, pour moi, la dernière tournée avec l’OPRL, et le traditionnel dîner de tournée qu’on offre aux musiciens avait lieu hier soir, avec un invité surprise, qui dirige en ce moment La Traviata à l’opéra de Vienne, Louis Langrée !

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La soirée fut longue, belle, chargée de souvenirs et d’émotion. Comme une manière élégante de boucler la boucle…

Vieux sages

Pas d’âge limite pour les chefs d’orchestre, ils ne jouent d’aucun instrument, ne chantent pas, et ne risquent donc pas l’usure, les atteintes de l’âge de ceux qu’ils dirigent ! La liste est plutôt longue de ces stars des podiums qui sont restées en activité jusqu’à près de 90 ans : Arturo Toscanini, Pierre Monteux, Paul Paray, et plus près de nous Carlo-Maria Giulini (1914-2005). Pour ne citer que ceux qui exercent encore, Pierre Boulez bien sûr (1925), Bernard Haitink (1929), Lorin Maazel (1930)…

Une certaine logique veut que, prenant de l’âge – de l’expérience aussi – ces chefs d’orchestre deviennent moins fougueux, plus retenus, plus lents. C’est particulièrement évident dans le cas de chefs qui ont fait une longue carrière discographique : Klemperer, Karajan, Bernstein, Maazel. Et on a des démonstrations exactement contraires, j’y reviendrai.

Les éditeurs successifs de Carlo-Maria Giulini commémorent le centenaire de la naissance du grand chef italien, il reste des lacunes, mais ne nous plaignons pas, l’effort mérite d’être salué. EMI/Warner a ouvert le bal (lire : http://bestofclassic.skynetblogs.be/archive/2013/11/26/giulini-la-classe-7996953.html ), Deutsche Grammophon avait déjà publié deux coffrets

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Récidive avec un coffret Giulini/VienneImageRien d’inconnu dans ce coffret, à une non négligeable exception près : la cantate écrite par le compositeur autrichien Gottfried von Einem (1918-1996) pour célébrer les 30 ans de la fondation de l’ONU, créée à New York le 24 octobre 1975 par Julia Hamari, Dietrich Fischer-Dieskau, le choeur de Temple University…et l’orchestre symphonique de Vienne, dirigé par celui qui en était alors le directeur musical, Carlo-Maria Giulini. Titre de la cantate : An die Nachgeborenen, littéralement « À ceux qui sont nés après »… après les désastres de la Seconde Guerre mondiale, sur des textes de Brecht, Holderlin et…Sophocle !

Sinon les quatre symphonies de Brahms, plus puissantes, creusées que celles réalisées à Londres ou Chicago, lorgnant déjà vers Bruckner, des 7ème, 8ème et 9ème symphonies marmoréennes, comme déjà figées dans l’éternité. Les « live » des concertos 1, 3 et 5 de Beethoven avec Arturo Benedetti Michelangeli, toujours aussi impressionnants…

Restera à DGG à rassembler encore quelques enregistrements réalisés notamment à Berlin.

Plus intéressants encore pour mesurer l’art du vieux chef – et parfois les limites de l’âge ! – les 22 CD que SONY a rassemblés :

ImageSi on oublie un Gloria de Vivaldi complètement hors de propos, un Requiem de Mozart sans relief (préférer la version EMI), le reste doit être écouté, même si les tempi du chef désarçonnent plus d’une fois dans Mozart, Beethoven ou Schubert – c’est lent, trop lent souvent, mais toujours habité – Idem pour les trois dernières symphonies de Dvorak, qui bénéficient du son légendaire (et d’une prise de son exceptionnelle) du Concertgebouw d’Amsterdam, tout comme de prodigieux Ravel, Debussy et Stravinsky (L’oiseau de feu)

Je retiens, quant à moi, une sublime Messe n°6 de Schubert, une Messe en si, hiératique, hors du temps, de Bach, une Symphonie de Franck (avec Vienne !) presque brucknerienne…et une intégrale inachevée des Symphonies de Beethoven avec l’orchestre de la Scala.

Je reviendrai dans un autre billet sur ces vieux chefs, qui, à l’inverse de Giulini, retrouvent au soir de leur vie, une nouvelle jeunesse, une « urgence » – pour reprendre une expression en cours chez les critiques ! – assez étonnantes. Cf. les derniers enregistrements de Monteux, Dorati, Stokowski ou Paray...

 

Suisse sans frontière

Je ne veux pas revenir sur la récente « votation » du peuple suisse qui a défrayé la chronique (mais je n’en pense pas moins !). J’observe simplement que la Suisse musicale et culturelle ne serait jamais devenue ce qu’elle est si elle n’avait, tout au long des siècles, accueilli, parfois recueilli, des artistes étrangers qui y trouvaient inspiration et sérénité. Et si les équipes du label britannique Decca n’avaient pas jeté leur dévolu sur Genève, son Victoria Hall et surtout le grand chef suisse Ernest Ansermet et « son » Orchestre de la Suisse Romande, ce sont des pans entiers – et indispensables – de l’histoire de l’interprétation et du disque qui n’auraient pas existé…

Ce n’est pas la première fois qu’on remarque et apprécie les initiatives de la branche italienne d’Universal (Deutsche Grammophon, Decca). Coup sur coup, paraissent deux imposants coffrets – à tout petit prix – consacrés à deux géants de la musique, le chef Ernest Ansermet et le pianiste Sviatoslav Richter (on y reviendra).

Mon ami et compagnon d’aventures radiophoniques de longue date, François Hudry, doit se réjouir de voir enfin réunis tous les enregistrements de musique française réalisés par le grand chef suisse pour Decca de la fin de la Seconde Guerre mondiale à sa mort en 1969.

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C’est la première fois à ma connaissance que sont regroupés en 32 CD tous ces enregistrements de musique française… et suisse (Honegger, Frank Martin).

Avec plusieurs doublons dont nul ne se plaindra, Decca ayant souvent demandé à Ansermet de refaire en stéréo  son coeur de répertoire, les Debussy et Ravel en particulier. Ainsi on dispose de deux versions du Pelléas et Mélisande de Debussy : la première – mythique ! – de 1952 avec Suzanne Danco, Pierre Mollet, Heinz Rehfuss, la seconde – tout aussi idéale – de 1964 avec Erna Spoorenberg, Camille Maurane, George London et toujours, faut-il le rappeler, l’Orchestre de la Suisse romande dont Ernest Ansermet fut le fondateur et inamovible directeur musical de 1918 à 1968 !.

Un legs discographique sans concurrence, pour savoir comment doit sonner la musique française, dirigée par quelqu’un qui a connu personnellement Debussy, Honegger, Frank Martin, Ravel…! INDISPENSABLE !

(Coffret disponible sur http://www.amazon.it)