Perdre la face ?

Avec son aimable autorisation, je reproduis ici intégralement le dernier éditorial de Sylvain Fort sur Forumopera. J’y souscris en tous points. A lire et à méditer.

Perdre la  face ou donner un visage ?

Par Sylvain Fort | mer 06 Juillet 2016 |

Notre beau pays ne serait point ce qu’il est sans Commissions, Comités et Missions. C’est ainsi que notre ministre de la Culture installa récemment une mission sobrement dénommée « Musées du XXIe siècle » chargée de réfléchir aux défis que lance aux Musées notre modernité galopante.

Je vous ferai grâce ici des catégories et concepts mobilisés autour de cette mission, certainement fort utile, pour m’arrêter sur une expression qui, lorsque je lus le discours de la ministre prononcé à cette occasion, m’arrêta net.

Se détachant soudainement de phrases délicieusement convenues et de formules patiemment calibrées, une phrase me sauta au visage :

« De l’autre côté, si je puis dire, chaque visiteur vient aussi avec une histoire différente : visiteur fidèle ou à éclipse, visiteur en confiance ou mal à l’aise, visiteur conquérant ou visiteur dont la venue au musée met en péril l’estime de soi : plus d’un Français sur deux hésite à prendre le risque de se mettre en danger, voire, oserais-je dire, à perdre la face en se rendant au musée. »

Me frappa ce : « perdre la face ». L’atténuation rhétorique (« oserais-je dire ») n’y change rien. L’expression est franche et semble injecter dans un propos de circonstance une croyance, une conviction, une conception faite, elle, de chair et de sang. « Perdre la face », c’est donc cette angoisse qui, selon la ministre, hante un Français sur deux qui se rend au musée. On ne saurait douter que la même angoisse prévaut dans le domaine musical (existe-t-il un sondage qui l’atteste ?).

« Perdre la face », cela veut dire : lorsque je vais au musée (ou au concert), je redoute profondément que les gens présents autour de moi ne constatent mes lacunes ; ne percent à jour mon manque de repères culturels ; ne remarquent à livre ouvert que je ne sais rien, ou presque rien. Et que, voyant cela, ils rient de moi. Qu’ils me moquent. Et que je le voie. Que je les aperçoive rire sous cape. Que la dérision dont je suis l’objet me revienne en pleine face, et que dès lors je la perde. Peut-être même s’agira-t-il de ma manière de me tenir. De ma façon de m’habiller. De ma façon de me poser devant une œuvre. Et si par malheur j’applaudissais au mauvais moment ? Et si je riais à contretemps ?  Et si, à ce moment-là, les regards sévères ou ironiques portés sur moi – qui sait ? peut-être des reproches, des insultes – n’anéantissaient définitivement l’estime que je me porte ?

Pour s’épargner cette défaite narcissique, la meilleure solution serait la fuite.

Je donne peut-être l’impression de ne pas croire à ce scénario de la « perte de face ». Qu’on se détrompe, j’y crois beaucoup. Je dirais même qu’il est plus grave encore qu’il n’y paraît. Car pour choisir la fuite, il faut avoir déjà intériorisé profondément l’idée d’aller nécessairement au-devant d’une humiliation. Il faut déjà avoir de soi une estime abîmée. Mettre en doute l’évidence que bien des Français nourrissent à l’égard de la culture des complexes renvoyant au plus intime de leur psyché serait vain. Chercher les racines de cela est intéressant. S’y mêlent sans doute la complexité séculaire des codes sociaux français, l’aristocratisme indécrottable de nos sociétés, la glorification et la mythification chez nous du fait culturel, bref toutes sortes de représentations clivantes et hiérarchiques.

La ministre assurément est dans son rôle lorsqu’elle engage une réflexion sur la meilleure manière de combattre cette fragilité ; il n’est pas certain qu’elle dispose de tous les leviers pour en venir à bout.

A ceux que l’humiliation sociale et culturelle continue de tarauder, à ceux qui s’interdisent les musées et les salles de concert comme on s’interdit d’aller déjeuner dans un grand restaurant, en eût-on les moyens, parce qu’on n’en a pas les codes, il importe de dire et redire quelques vérités simples.

Première vérité, les codes sociaux qui entourent un objet culturel n’ont rien à voir avec lui. La vêture, la posture, l’allure, la parlure sont sans rapport avec ce qui est présenté. Combien nous sommes crédules encore lorsque nous croyons que tel hâbleur d’entracte que réchauffent des écharpes délicates et des velours épais sait mieux que le premier ignorant venu. Nous le savons tous : éblouir, pérorer, prendre la pose sont choses familières au premier mondain, qui se passera dès lors d’entrer dans la vérité de l’œuvre. Pour se laisser impressionner par cette montre surannée et creuse, il faut en effet avoir de soi une estime de soi ténue. J’ai écrit ici plusieurs fois déjà combien est redoutable une salle composée de spectateurs de circonstance se jaugeant les uns les autres et pétrifiés par l’angoisse du faux pas culturel. Je ne sais pas à quelle zone de notre être exactement le chef-d’œuvre s’adresse : ce que je sais, c’est qu’il ne s’adresse ni à la cravate de prix, ni à la robe de taffetas ni aux bijoux onéreux. Bourdieu jadis fit un sort à ces mythologies sociales. Hélas, ses épigones confondirent les codes sociaux et l’objet culturel, rejetant trop souvent les deux d’un même mouvement sous le qualificatif indistinct d’ « élitisme ». Ces Français qui craignent tant de perdre la face nous font grand honneur lorsqu’ils apportent dans les salles de concert ce qui manque parfois aux champions des apparences : leur âme.

Deuxième vérité, il n’y a, il n’y eut, il n’y aura jamais de honte à ne pas savoir. Un homme de haute culture me confiait récemment cette anecdote. Lorsqu’il était jeune homme, il vint assister avec un groupe d’amis fervents au récital d’une soprano qu’ils adoraient. Tous, quoique bien diplômés et faits aux meilleurs codes, se trouvèrent fort sots lorsqu’ils ne surent reconnaître une mélodie française chantée par la dame en bis. Avouer cette lacune ? Jamais ! Mais l’envie de savoir les poignait. Ils déléguèrent donc mon interlocuteur, qui s’approcha timidement de Gabriel Dussurget à la fin du spectale pour lui demander : « Maître, auriez-vous la bonté de me dire de qui était cette mélodie que nous avons entendue à la fin ? ». Gabriel Dussurget en un sourire lui répondit : « C’était, je crois bien, « Mon cœur s’ouvre à ta voix »  tiré de Samson et Dalila de Saint-Saëns. »  Cette mélodie était ainsi un grand air du répertoire lyrique. Des années après, mon interlocuteur se souvenait avec une émotion reconnaissante de ce « je crois » que le fondateur d’Aix avait employé pour donner à sa réponse la tendresse de celui qui sait. C’est que Dussurget venait d’un temps où le savoir n’était point à portée de main, et avait été lui-même un galopin qui avait construit sa culture par des lectures, des rencontres, des amitiés. Plus qu’une culture, il s’était construit un goût. Ce qu’il ignorait, il ne prétendait pas le savoir. Mais ce qu’il savait, il le savait à fond et l’inscrivait dans un paysage personnel dont l’harmonie frappa toujours ceux qui le connurent.

Ne pas savoir, c’est l’état normal. Tout savoir, c’est impossible. On est toujours le béotien de quelqu’un, parût-on ferré à glace sur mille sujets. Il faudrait un jour qu’on interroge des savants, des artistes, des gens de culture, afin qu’ils nous disent non ce qu’ils savent, mais ce qu’ils ignorent : on sera peut-être surpris de l’ampleur de leur ignorance, et peut-être des complexes qu’ils nourrissent secrètement. Il faudrait aussi qu’ils disent par quelle série de hasards leur est venu leur savoir, comme il est le fruit d’influences et d’aléas, de travail et de passion, et non le colis ficelé livré dans leur berceau, comme le répètent mécaniquement les tenants de la reproduction.

Troisième vérité, corollaire des précédentes, le savoir n’existe pas, n’existe que l’apprentissage. Tel est le drame de cette angoisse de perdre la face : cette crainte de l’humiliation stoppe net la curiosité, ou bien en appauvrit la moisson. Nous tous qui allons au musée, au concert, au théâtre n’y allons que par curiosité. Non parce que nous savons, mais parce que nous voulons savoir. Pourquoi, dès lors, faire de la culture un monde impénétrable et codé ? La libido sciendi abat toutes les barrières. Encore faut-il affirmer sans cesse cette primauté de la curiosité sur le savoir constitué. Les encyclopédies sur pattes ne nous intéressent pas ; seuls les esprits en mouvement nous importent. Ainsi, la focalisation sur la pratique culturelle est abusive car il est des territoires plus fermés encore : que comprenons-nous vraiment à ce que nous apprend l’exploration des profondeurs ou des cimes ?  Sommes-nous sûrs d’embrasser les avancées hallucinantes de la biologie et de la physique ? Que captons-nous exactement de ces algorithmes qui encodent nos existences mais restent plus énigmatiques que les rébus de la Sphinge ?  Pourquoi dans ces domaines essentiels au sens de la vie et à la compréhension de notre présence terrestre ne parle-t-on jamais de « perdre la face » ? A mon avis parce que ces savoirs sont en mouvement, ils ne sont pas cristallisés, ils ne sont pas patrimoniaux : aussi l’autorité y est-elle mobile, jamais vraiment établie, jamais certaine. Personne, là, n’a honte d’avouer son ignorance ni de répéter qu’il ne fait que défricher un périmètre limité, quoique infiniment profond.

C’est cette modestie des découvreurs et des explorateurs qu’il faudrait appliquer à l’art : comme spectateurs nous participons à une aventure qui nous embarque mais est sans fin ; nous sommes tous des passagers avec un ticket de seconde classe, la première classe étant réservée aux créateurs, aux génies ; toute hiérarchie, tout code, tout cérémoniel sont la vaine tentative de se rassurer et de cacher les abîmes d’ignorance qui s’ouvrent sous nos pieds à chaque détour. L’expérience de l’art n’est pas conçue pour faire perdre la face à quiconque ; elle est exactement le contraire ; elle est faite pour donner un visage à l’humanité. 

Une communauté heureuse

Nikolaus Harnoncourt écrivait, le 6 décembre dernier : « Cher Public, nous sommes devenus une communauté heureuse de découvreurs » (Wir sind eine glückliche Entdeckergemeinschaft geworden). La maladie l’obligeant à quitter la scène, le vieux chef rendait au public le plus vrai et chaleureux des hommages (https://jeanpierrerousseaublog.com/2016/03/06/pour-leternite/).

Tous les hommages rendus à Nikolaus Harnoncourt soulignent  « cette qualité unique, qui impressionnait tellement ceux qui avaient la chance d’échanger longuement avec lui : cette absolue disponibilité, cette passion dialectique qui l’animait, et lui faisait prendre avec le plus grand sérieux les interlocuteurs pourtant bien modestes que nous étions à son échelle. Un Maître au sens littéral du terme, de ceux qui vous font grandir, reconsidérer vos préjugés, bref, qui changent votre vie » (Vincent Agrech sur Facebook).

Lire  l’admirable texte de Sylvain Fort : http://www.forumopera.com/actu/nikolaus-harnoncourt-lhomme-qui-disait-non

Dit autrement, Harnoncourt n’aurait pas eu la place et le rôle qu’il a eus dans la vie musicale, s’il n’avait rencontré un public, des auditeurs, curieux, avides de le suivre dans ses explorations, ses découvertes, ses remises en question.

Cette question du public est essentielle, et centrale dans ma propre démarche professionnelle, j’en ai souvent parlé ici.

Je l’évoquais encore, la veille de la mort de Nikolaus Harnoncourt, vendredi, devant la presse puis devant une salle comble à Montpellier pour présenter l’édition 2016 du Festival de Radio France et Montpellier Languedoc Roussillon Midi Pyrénées (promis l’an prochain le titre sera plus bref !).

Faire confiance au public, l’inviter au voyage, à la découverte, c’est ce qui devrait guider tous les programmateurs, tous les responsables qui opèrent dans le domaine de la musique  classique. Le festival montpelliérain en a fait depuis plus de trente ans la démonstration : l’audace, l’imagination paient. Une preuve encore pour cette édition 2016 ? d’aucuns craignaient qu’en programmant un ouvrage lyrique inconnu le 26 juillet, en semaine, pour la dernière soirée du festival, on n’attire pas la grande foule. Verdict après une première soirée de vente de billets : c’est cette soirée qui est en tête des ventes ! Il est vrai que l’équipe de musiciens que nous avons réunie est de tout premier ordre et que la notoriété du rôle titre n’est pas étrangère à ce succès. Mais si Sonya Yoncheva a accepté de chanter cette Iris de Mascagni (qui précède de quelques années Madame Butterfly de Puccini), c’est peut-être aussi parce qu’elle fait partie de cette « communauté heureuse de découvreurs » qu’évoquait Nikolaus Harnoncourt…

 

Retrait et retirage

Tandis que le microcosme politique* s’interrogeait – retrait ? pas retrait ? -, un preux chevalier de la musique, le comte Johann Nikolaus  von La Fontaine und Harnoncourt-Unverzagt, plus connu comme Nikolaus Harnoncourt, annonçait le 6 décembre, le jour de son 86ème anniversaire, son retrait de la vie musicale, scènes et studios. (https://fr.wikipedia.org/wiki/Nikolaus_Harnoncourt)

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Libre traduction : « Cher Public, l’état de mes forces physiques m’oblige à renoncer à mes projets. Me viennent immédiatement ces pensées : entre nous sur scène et vous dans la salle s’est nouée une relation inhabituellement profonde – nous sommes devenus une heureuse communauté de découvreurs ! Il nous restera beaucoup de cette aventure… Votre Nikolaus Harnoncourt. »

Au-delà de tous les hommages attendus, convenus, qu’a suscités ce retrait soudain et définitif, une appréciation personnelle, nuancée, celle d’un simple auditeur qui n’a pas toujours partagé les enthousiasmes de la critique.

D’évidence, il y a un avant et un après Harnoncourt, qui semble symboliser à lui seul tout le mouvement de recherche historique qui s’est développé sur la musique ancienne et baroque (puis romantique) à partir des années 50. Mais à le statufier de son vivant, on ne l’a pas nécessairement servi. Car, comme tous les grands musiciens, le chef d’orchestre qu’il était avait ses bons et ses mauvais jours, ses grands et ses moins grands disques.

Commençons par le moins bon, le côté « je vais décortiquer la partition devant vous » au risque de passer complètement à côté de l’élan, de la vivacité du concert : la trilogie symphonique finale de Mozart au Victoria Hall – mon premier contact « live » avec Harnoncourt ! – mortelle d’ennui (j’ai des témoins… et non des moindres !), puis à Paris au Châtelet une 7ème symphonie de Bruckner interminable, et enfin des concerts de Nouvel An à Vienne philologiques sans doute mais manquant totalement de pétillement et d’entrain. Comme cette poussive Valse des Délires (!!) de Josef Strauss

https://www.youtube.com/watch?v=shFoZ5SHnW0

Mais il y a tant de réussites à mettre au crédit du vieux chef qu’on ne va pas gâcher l’humeur unanime.

Comme des symphonies de Haydn, où NH fait courir la poste à tous les menuets – on doute très fort que l’on ait dansé le menuet à ce tempo d’enfer du temps de Haydn ou même Beethoven, avant l’apparition de la valse ! -, comme des symphonies de jeunesse de Mozart. 

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Dans les autres répertoires (Monteverdi, Bach, Handel, Beethoven et les romantiques) je ne mets pas Harnoncourt en tête de mes préférences, ce qui n’atténue en rien l’admiration que je lui porte. Il lui arrive même de surprendre, en bien, dans Dvorak ou Verdi (le Requiem), en mal quand il s’attaque à Bartok, Smetana ou… Gershwin (Porgy and Bess.. méconnaissable !)  Mais gratitude et reconnaissance pour tout ce qu’il nous a appris à mieux écouter, tout ce qu’il nous a révélé de compositeurs et de partitions que nous croyions connaître.

On n’oublie pas non plus qu’il y a cent ans exactement, le 9 décembre 1915, naissait Elisabeth Schwarzkopf, déjà évoquée (https://jeanpierrerousseaublog.com/2015/10/03/legerete/) lors de la sortie du coffret (entièrement remasterisé) que Warner ex-EMI lui consacre81szngqwkwl-_sl1500_

Sylvain Fort dit très bien les sentiments que la dame et ses enregistrements provoquent, et aussi l’emblème d’une époque révolue qu’ils constituent : http://www.forumopera.com/actu/elisabeth-schwarzkopf-100-ans-apres.

J’ai souvent raconté l’extraordinaire journée que France-Musique avait organisée pour les 80 ans de la cantatrice, qui était venue tout spécialement de Zurich le matin même de ce samedi 23 décembre 1995, et qui en guise de salutations nous avait d’entrée couverts de reproches pour avoir diffusé dans la nuit précédente une version « live » du Chevalier à la rose qu’elle pensait avoir fait interdire. Ce n’était pas digne d’une grande chaîne comme la nôtre qu’elle écoutait surtout pendant ses nuits d’insomnie…Lui expliquer que diffuser un enregistrement couramment disponible dans le commerce ne constituait pas une infraction, mais sans doute une faute de goût… La dame, se rendant compte qu’elle y était peut-être allée un peu fort, nous présenta des excuses que nous acceptâmes de bonne grâce, pensant surtout à réussir tout une après-midi en public confiée à Jean-Michel Damian. Le studio 104 était comble, Georges Prêtre (qui avait assuré la création française de Capriccio de Strauss à l’opéra de Paris en 1964 avec Elisabeth Schwarzkopf) était présent, d’autres collègues de l’invitée du jour avaient laissé des messages (Christa Ludwig, Iliana Cotrubas, etc.).

On déroula le fil de ses souvenirs et de ses enregistrements. Ayant lu que le disque qui lui paraissait le plus parfait était… une opérette, et pas la plus connue, de Johann Strauss, Wiener Blut, j’avais suggéré à Damian de lui faire la surprise de diffuser le duo le plus connu…Et c’est alors que tout le public présent et nous fûmes témoins de l’émotion qui submergea Elisabeth Schwarzkopf qui, les yeux soudain perdus dans le vague, revivait un moment de grâce rare en studio.

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Dix ans après ce disque, elle donnait cet air accompagnée par Willi Boskovsky. Cet extrait représente finalement assez bien ce que Sylvain Fort décrit dans son papier, tout ce qui chez Schwarzkopf peut fasciner autant qu’irriter, la sophistication, le contrôle, le maintien. Moi j’aime…

https://www.youtube.com/watch?v=7UgGSEMzi2g

*Microcosme politique : l’expression favorite de l’ancien premier ministre Raymond Barre, en 1978, pour désigner les partis et les responsables politiques qu’il détestait cordialement.

La critique (suite)

Décidément, la critique de la critique n’est pas plus aisée que la critique elle-même (https://jeanpierrerousseaublog.com/2015/09/09/le-difficile-art-de-la-critique/) !

Rien à retirer de ce que j’ai écrit, mais le reproche, justifié, d’une vision trop pessimiste. Comme si la critique n’était que négative.

Or, coup sur coup, c’est l’enthousiasme, la ferveur même, qui s’expriment à propos d’un disque et d’un concert tout récents.

France Musique consacrait tout son vendredi à Jonas Kaufmann (quoi ? la radio de service public au service du marketing d’une star du lyrique ? ) et forumopera.com exprimait hier matin une admiration inconditionnelle, quasi amoureuse, sous la plume d’ordinaire moins encline à la tendresse de Sylvain Fort, pour le nouveau disque du ténor allemand (http://www.forumopera.com/cd/jonas-kaufmann-nessun-dorma-the-puccini-album-un-peu-plus-que-sublime)

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Preuve s’il en était besoin que les critiques les plus critiques sont capables d’enthousiasme, d’émotion, de plaisir. J’ai, à mon tour, écouté ce disque (comme une partie de la journée de France Musique) et je n’aurais pas trouvé meilleurs mots que Sylvain Fort. Cet enregistrement fait honneur au chanteur (et au chef qu’on a connu parfois moins soigneux), à l’intelligence de sa démarche de musicien, à son exigence artistique. C’est sans doute pour cela qu’on aime et respecte Jonas Kaufmann depuis si longtemps.

Il y a dix ans (le 27 juillet 2005) , le Festival de Radio France et Montpellier Languedoc-Roussillon l’avait invité, un parmi d’autres d’une belle équipe de chanteurs, pour un ouvrage inconnu, Die Königskinder/Les enfants du Roi d’Engelbert Humperdinck : « Sa voix de ténor lyrique, aux accents virils exerce une séduction immédiate et le timbre, égal sur toute la tessiture est capable de vaillance tout autant que de suavité sans une once de mièvrerie. Autant de qualités qui font de lui l’incarnation idéale du prince de conte de fées » (http://www.forumopera.com/v1/concerts/konigskinder_mp05.htm)

kaufmann_sala (Photos Marc Ginot)

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Mardi soir, Nicholas Angelich ouvrait la 36ème édition de Piano aux Jacobins à Toulouse. Comme pour Kaufmann, cet article du Monde prouve que la critique peut parfois rendre les armes face à l’exceptionnel : http://abonnes.lemonde.fr/musiques/article/2015/09/10/le-pianiste-nicholas-angelich-ouvre-des-mondes-sous-ses-doigts_4750775_1654986.html.

Une réserve, une critique ? Les premières lignes de l’article sont-elles nécessaires : « La démarche incertaine de qui sortirait d’un mauvais rêve, les yeux encore clos, la tête lourde d’une pensée si profonde qu’elle donne au visage le quasi-aspect d’un masque, Nicholas Angelich a gravi lentement les trois marches qui mènent au piano » ? C’est ainsi qu’on forge la légende d’un bon géant balourd, à l’écart du monde, perdu dans son propre univers. Ceux qui connaissent bien le pianiste savent que le trait, pour n’être pas infondé, ne décrit que très imparfaitement une personnalité joviale, épicurienne, attentive à ceux qui l’entourent, bref le contraire d’un ermite. Et puis quelle importance quand seul compte ce qu’il fait au piano, et qui est, à chaque concert, nouveau, différent, audacieux, surprenant ! Marie-Aude Roux a raison : Nicholas Angelich ouvre des mondes et révèle des partitions.

Le lendemain, j’avais la chance de retrouver Menahem Pressler, rescapé d’un accident de santé qui nous avait fait craindre le pire au printemps dernier. 92 ans et un programme aux couleurs d’éternité. Des couleurs infinies dans Mozart, Schubert, Chopin, l’agilité et la puissance sont comme assourdies, qu’importe, reste la musique. À l’état pur.

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Indispensable : le beau coffret que Decca (ex-Philips) publie avec l’intégrale des enregistrements du Beaux Arts Trio, dont Menahem Pressler fut le créateur et l’âme pendant près de 50 ans.

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La mort d’Anita

Coïncidence, j’étais à Milan lorsque j’ai appris hier la disparition d’une étoile filante, la cantatrice Anita Cerquetti, à qui Sylvain Fort a consacré ce bref et parfait hommage : http://www.forumopera.com/breve/anita-cerquetti-vient-de-mourir

Brève carrière, mais inoubliable. Un CD culte – surtout pour sa couverture castafioresque –  dont chaque air touche au coeur, une Norma, une Gioconda prodigieuses :

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C’est dans la maison de retraite des artistes de Milan qu’avait été filmé ce documentaire :

https://www.youtube.com/watch?v=7IISfEsg2vI

On ne sait que choisir, il ne faut pas choisir, mais tout écouter :

La représentation mythique de Norma, en 1958 à Rome, où Cerquetti avait du in extremis remplacer Callas :

https://www.youtube.com/watch?v=m4QZ0Vz-YHU

https://www.youtube.com/watch?v=Mo2a7XL4obY

https://www.youtube.com/watch?v=nyiCBwUMcfs

À lire avant d’aller à l’opéra ou au concert

On se dit qu’un normalien, passé par la banque, mordu de Puccini (et Verdi), ne peut pas être foncièrement mauvais. Ce qui se confirme à la lecture de cet éditorial de www.forumopera.com que son auteur, Sylvain Fort, m’a autorisé à reproduire intégralement. Dans le but d’instruire tous ceux qui s’apprêtent pour une soirée à l’opéra ou un concert philharmonique.

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Troubles de voisinage

« Le concert est au mélomane rigoureux ce que la messe est au catholique sourcilleux : là et seulement là se manifeste la réelle présence. Autant la chose me semble avérée dans le rituel catholique, autant je me permets d’en douter chaque jour davantage en ce qui concerne le concert. En fait de présence, ce qui se manifeste, c’est surtout celle de vos voisins. J’en distingue plusieurs types. 

Il y a le voisin-doublure. C’est simple : pas une mesure de la partition d’orchestre ne lui échappe. Sa battue l’atteste, qui redouble avec plus de fougue celle du chef. Souvent, je remarque que les points d’orgue sur les notes aiguës sont moins généreusement tenus par le chef au pupitre que par le voisin-doublure, certainement plus amateur de contre-uts. Parfois, on sent un peu d’hésitation dans le prélude de Tristan, mais que d’inspiration, quel sentiment de la musique. Il faut bien du courage pour résister à la tentation de l’expédier dans la fosse à coups de pied. 

Il y a le voisin au petit papier. Celui-là, nous le connaissons tous. Non content de déballer à grand froissement un bonbon acidulé, il fait subir à l’enveloppe en papier toutes les tortures de l’Inquisition, qu’on rêve alors de lui infliger en retour. Une fois, cependant, au moment où j’allais procéder à une strangulation de vieillarde (qui m’eût valu d’écrire ces lignes depuis une confortable cellule climatisée), je me rendis compte que ce crissement odieux provenait en réalité du continuo de clavecin tenu ce soir-là par une étoile censément baroque. 

Il y a le voisin à la goutte félonne. Comme moi, vous maudissez les tousseurs qui font pleuvoir sur le parterre la fine pluie de leurs postillons et le coup de tonnerre de leur atchoum au moment le plus ténu d’un air longtemps désiré. Mais il est des supplices plus lents. Ainsi la déglutition de votre voisin s’invite souvent dans votre paysage sonore. Le léger raclement de gorge réveillant les marécages tranquilles de glaires qui sommeillaient au fond de sa gorge ne vous échappe pas. Vous entendez le flux et le reflux, et même l’afflux de ruisselets soudain agités. Et cela ne manque jamais : un des ruisselets se trouve bloqué dans l’épiglotte. On entend alors les gloussements et mouvement de muqueuse supposés remettre dans le droit chemin ce filet égaré. Mais il se rebelle. Il réplique. Alors surgissent les contractions maxillaires. Le liquide ne reflue pas. Il s’accroche. Contraint votre voisin à une défense plus agressive, qui se manifeste par une toux étouffée : celle-là même dont vous savez d’expérience qu’elle prélude à quinze minutes de suffocation. Les larmes qui se mettront alors à baigner les yeux de votre voisin en prise à des convulsions horribles feront couler les vôtres, de rage celles-ci.

Il y a le voisin-SDF. Il a le goût du concert, de l’opéra, de la musique. Il fait l’effort de se munir d’un billet valable. Il est à l’heure, avide et passionné. Hélas, cette mobilisation de tout son être depuis plusieurs semaines l’aura trop préoccupé pour qu’il songe aux menues servitudes de la vie quotidienne, où il faut bien inscrire l’hygiène élémentaire qui sied à l’habitant des villes. L’âcre mélange de sueur, de crasse et de gras humide percute vos narines dès la première seconde de son installation à vos côtés, et ne cessera d’en racler les parois jusqu’à la fin du spectacle. Evidemment, si vous assistez au Tabarro ou à De la maison des morts, vous pourrez toujours vous figurer vivre un odorama dernier cri. Tout autre argument vous fera simplement sentir la misère de l’humaine condition et chercher fanatiquement à attraper un peu des fortes fragrances émanant de la grosse dame quelques places plus loin, dont pour une fois vous quêterez la consolation. 

Il y a le voisin-critique. C’est en principe un confrère ou une consoeur. C’est le plus souvent, aussi, un(e) parfait(e) inconnu(e). A fortiori pour toi, lecteur. Toi comme moi cependant devinons assez rapidement à qui nous avons affaire lorsque dans la pénombre nous le voyons sortir avec un air pénétré un crayon et un carnet où, dans des conditions d’exécution qui équivaudraient pour un parachutiste à un saut de 4000 mètres de nuit par grand vent, le critique va consigner les riches impressions produites sur son exquise sensibilité par le spectacle en cours, qui le plus souvent ne semble pas en demander autant. Parfois, pour donner le change, j’avoue exhumer de ma poche un Bic hors d’usage et griffonner dans un coin du programme quelques mots, que je n’arrive jamais à déchiffrer une fois rentré chez moi. Quelques jours plus tard, je lirais avec émotion le chatoiement d’émotion consigné par mon intrépide confrère. Et je m’avoue qu’il aurait été regrettable de céder sur le moment à mon désir ardent de le trépaner avec les dents. 

Il y a le voisin-corporate. Il est là à l’invitation d’un fournisseur. Homme, il arbore le costume-cravate, la mine austère, la bedaine installée, la calvitie discrète et parfois la rosette de qui fait une belle carrière dans l’assurance-dommage ou le marketing pétrolier. Femme, elle porte les lunettes à forte monture, le tailleur griffé et l’impeccable chevelure de celle dont le destin est tristement devenu de montrer aux hommes qu’elle en a une sacrée paire. Homme ou femme, du reste, ils ne vont à l’opéra qu’invités. Le malheur veut qu’ils ne soient jamais invités seuls. Tous nous connaissons ces soirées où la composition de la salle ressemble à un celle d’un gigantesque comité exécutif, ou d’une convention de hauts cadres au palais des congrès. Alors une chape de plomb tombe sur la salle. Terrorisé à l’idée de démontrer son ignorance complète de la chose lyrique à ses contreparties commerciales, le voisin-corporate se garde bien d’applaudir, de peur de le faire à mauvais escient. La salle corporate n’applaudit donc pas. Par contre, le voisin-corporate est désireux de montrer qu’il entend et goûte la chose. Il va donc passer sa soirée à réagir aux surtitres, gloussant plus souvent qu’à son tour, et souvent à contretemps, aux récitatifs mozartiens ou rossiniens non à mesure qu’ils sont dits mais à mesure qu’ils s’affichent sur l’écran. C’est très rafraîchissant finalement. Le voisin-corporate est un grand enfant. Après l’entracte, grisé d’un peu de champagne, il gloussera plus fort encore. Et à la fin du spectacle, invariablement, arrive cette chose merveilleuse : il a un avis. 

Enfin, il y a le voisin qui sent bon, ne griffonne rien, écoute religieusement, ne croit pas en savoir plus que les interprètes, ne glousse pas, n’émet pas d’avis à peine le spectacle terminé, connaît toutes les ruses pour chasser la goutte de salive traîtresse, ne croque pas de bonbon, et reçoit la conscience claire et le cœur pur ce que la musique et les musiciens lui offrent ce soir : ce voisin, c’est toi, lecteur. « 

543902_10151219857522602_576886350_n(Salle Philharmonique de Liège)