Femmes de théâtre

 

Même si, par un effet de sidération collective, au demeurant compréhensible, on ne parle plus, depuis lundi soir, que de l’incendie de Notre Dame de Paris et de ses suites, j’aimerais évoquer un film et une pièce, vus récemment, qui ont en commun d’avoir été mis en scène par deux femmes dont on aime le parcours et le talent.

D’abord le dernier film d’Anne Fontaine : Blanche comme neige :

Je ne me rappelle pas avoir été déçu par un film d’Anne Fontaine. Il y a un style, une touche, un art de filmer, qui ne sont qu’à elle et qui me la font aimer.

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Une version moderne du conte des frères Grimm ? L’allusion est évidente. Même si le scénario – de Pascal Bonitzer – paraît un peu téléphoné et dépourvu de tout suspense dès le début de l’intrigue. « Claire, jeune femme d’une grande beauté, suscite l’irrépressible jalousie de sa belle-mère Maud, qui va jusqu’à préméditer son meurtre. Sauvée in extremis par un homme mystérieux qui la recueille dans sa ferme, Claire décide de rester dans ce village et va éveiller l’émoi de ses habitants… Un, deux, et bientôt sept hommes vont tomber sous son charme ! Pour elle, c’est le début d’une émancipation radicale, à la fois charnelle et sentimentale… » 

Claire c’est Lou de Laâge – la moue de Jeanne Moreau jeune -, la belle-mère Isabelle Huppert, impériale comme toujours, juste un peu trop lisse, rides comblées, rictus figé, et un casting masculin surprenant où les stars Benoît Poelvoorde et Charles Berling font presque figure d’intrus. Claire les affole tous dans ce village de montagne, ces sept hommes qu’elle séduit sont tous attachants, dans leur maladresse, leur pudeur. Paysages et personnages somptueusement filmés par la caméra amoureuse d’Anne Fontaine…

Au lendemain de l’incendie de Notre Dame, on avait rendez-vous avec Molière et ses Femmes savantesrevisitées et mises en scène par l’excellente Macha Makeieff.

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C’est à la Scala... de Paris, cette salle qu’on a adoré découvrir en septembre dernier et qui confirme toutes les qualités qu’on lui avait trouvées (on conseille l’excellent restaurant à l’étage, prix doux, discrète originalité, service impeccable et rapide).

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C’était la première fois que je voyais cette pièce au théâtre ! Tout arrive…

Fantastique galerie de personnages :

  • Chrysale, le père. (Le rôle que Molière jouait lui-même à la création en 1672) Il se prétend le maître de la maison et affirme que les femmes ne doivent s’occuper de rien d’autre que des tâches ménagères ; cependant, il a du mal à contredire sa femme quand celle-ci prend ses décisions.
  • Philaminte, la mère. C’est elle qui dirige la petite « académie » et qui a découvert Trissotin. Parce que celui-ci flatte son orgueil, elle le considère comme un grand savant au point qu’elle pense réellement qu’il peut faire un bon parti pour sa fille. Elle milite également pour la « libération » des femmes et s’attache à diriger la maisonnée, même si c’est en dépit du bon sens.
  • Armande, la fille aînée. Autrefois courtisée par Clitandre, elle l’a rejeté et celui-ci est alors tombé amoureux de sa sœur Henriette. Elle prétend que cela la laisse indifférente, mais elle est jalouse de sa sœur et n’a qu’un but : empêcher les deux amoureux de se marier.
  • Henriette, la fille cadette. C’est la seule femme de la famille qui ne fasse pas partie des « femmes savantes » : à leur galimatias pédant, elle préfère les sentiments qui la lient à Clitandre.
  • Bélise, la tante. Sœur de Chrysale, c’est une vieille fille, et l’on devine que c’est en partie par dépit qu’elle a rejoint les « femmes savantes ». Elle se croit cependant irrésistible et s’invente des soupirants ; elle s’imagine en particulier que Clitandre est amoureux d’elle et qu’Henriette n’est qu’un prétexte.
  • Ariste, l’oncle. Frère de Chrysale, il n’accepte pas de voir celui-ci se laisser mener par le bout du nez par sa femme, et apporte son soutien à Clitandre et Henriette.
  • Trissotin, un pédant (« trois fois sot »). Bien qu’il se vante d’être un grand connaisseur en lettres et en sciences, il est tout juste bon à faire des vers que seules Philaminte, Bélise et Armande apprécient. S’il s’intéresse aux « femmes savantes », c’est semble-t-il davantage pour leur argent que pour leur érudition. Ce personnage est inspiré de l’abbé Charles Cotin, dans les œuvres duquel Molière est allé chercher les poèmes que lit le personnage à la scène 2 de l’acte III.
  • Vadius, un pédant comme Trissotin. Il est tour à tour son camarade et son rival. Sa querelle avec Trissotin sur leurs poèmes respectifs met en relief la petitesse d’esprit de ce dernier. Ce personnage est inspiré du grammairien Gilles Ménage. Une telle dispute est d’ailleurs réellement arrivée entre Charles Cotin et Gilles Ménage à l’époque de l’écriture de la pièce
  • Clitandre, le soupirant d’Henriette. Autrefois amoureux d’Armande, il fut éconduit par celle-ci.
  • Martine, la servante. Au début de la pièce, elle est renvoyée par Philaminte pour avoir parlé en dépit des règles de la grammaire. Elle revient à la fin pour défendre les arguments de Clitandre et d’Henriette.

L’esthétique Deschiens n’est jamais loin, chaque personnage est campé par des acteurs/actrices que Macha Makéieff pousse dans tous leurs retranchements.

On n’est pas toujours d’accord avec elle, mais on souscrit totalement à ce qu’écrivait Fabienne Darge dans Le Monde : Avec ce « Trissotin ou Les Femmes savantes », la directrice du Théâtre de la Criée, à Marseille, offre un spectacle totalement réussi, dont le succès ne se dément pas depuis sa création en 2015. Le talent visuel et plastique de Macha Makeïeff est ici particulièrement éclatant, de même que son sens du burlesque, mais ils s’accompagnent d’une lecture de la pièce on ne peut plus fine et pertinente. Ce qui est beau ici, c’est la manière dont le talent formel de Macha Makeïeff et son propos se nouent indissolublement. À ce théâtre-là, qui requiert une précision du corps comme du maniement de l’alexandrin moliérien, il faut des interprètes hors pair. Ils le sont, les premiers rôles en tête ».

Mentions spéciales pour Jeanne-Marie Lévy, excellente chanteuse et impayable Bélise nymphomane et pour le Trissotin métrosexuel de Philippe Fenwick, quelque chose entre Conchita Wurst et Francis Lalanne !

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Bref, si vous n’avez pas encore vu ces Femmes savantes à la sauce Makeieff, courez-y. Elles sont à la Scala de Paris jusqu’au 10 mai !

P.S. La musique est très présente dans le film d’Anne Fontaine comme dans la mise en scène de Macha Makeieff. Dans Blanche comme Neige, l’un des hommes que rencontre Claire dans la maison de montagne joue des suites de Bach au violoncelle, tandis que sur les bords du Rhône (?) on aperçoit au début du film une silhouette jouer Bach au violon (je crois avoir reconnu Laurent Korcia, mais il n’est pas crédité au générique..) Dans la pièce de Molière, les inserts musicaux sont nombreux, du très classique a capella à des arrangements plus pop et l’ouvrage s’achève… en chanson entonnée par toute la troupe.

Harcèlement

Tandis que les feux de l’actualité étaient – à juste titre – braqués sur la violence et le harcèlement que subissent les femmes – lire Les annonces d’Emmanuel Macron – le film que je suis allé voir hier évoque d’autres formes de violence et de harcèlement, tout aussi insupportables, et malheureusement trop souvent recouvertes par le silence de la honte.

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C’est Pierre Murat, dans Télérama, qui a le mieux écrit ce que j’ai ressenti en découvrant le nouveau film d’Anne Fontaine :

Le nouveau film d’Anne Fontaine (Perfect Mothers, Les Innocentes) est une balade fiévreuse sur un être humilié et offensé chez qui la lumière finit par l’emporter sur l’ombre. Du roman d’Edouard Louis En finir avec Eddy Bellegueule, elle n’a gardé, en fait, que l’enfance qu’elle a stylisée avec aplomb. Avec le personnage du père, surtout, qu’interprète Grégory Gadebois avec une ampleur et une puissance dignes des grands comédiens de jadis (on songe à Harry Baur, par moments). Le père hurle, éructe, ment : la réalisatrice le montre dans sa misère, son abrutissement, son obscurantisme, mais sans le condamner jamais. D’ailleurs, il évolue : lorsqu’il retrouve Marvin, presque célèbre, il balbutie une phrase maladroite sur « les gays ». « Ce n’est pas le mot que tu employais avant », dit Marvin. Il passe alors dans les yeux et le vague sourire du père comme une gêne. Et l’ombre d’un regret…

Le plus troublant et le plus touchant sont les moments intenses qui parsèment ce conte moral. Quand Marvin écoute son prof de théâtre, Abel, révéler à tous ce que lui n’ose dire à personne. Il s’approche de lui, alors, le regarde de longues secondes, comme pétrifié, et finit par lui murmurer « Je suis comme vous », avant d’éclater en longs sanglots sans fin. Anne Fontaine filme cet instant comme une naissance. L’humilié et l’offensé de jadis n’existe plus. Marvin s’est trouvé. Il s’accepte. S’offre à lui-même et aux autres. Il est lui, enfin.

Peu importe, à vrai dire, que le film s’inspire du livre coup de poing d’Edouard Louis – qui a finalement refusé d’être cité et crédité, Anne Fontaine en fait une histoire universelle, celle de l’enfance humiliée, magnifiquement incarnée par deux comédiens, Jules Porier jouant Marvin enfant, avec une justesse, une mélancolie sans fond, et Finnegan Oldfield incarnant l’adolescent Marvin devenu Martin avec une bouleversante intensité.

3342081.jpg-r_1920_1080-f_jpg-q_x-xxyxxJules Porier 

5326676.jpg-r_1920_1080-f_jpg-q_x-xxyxxFinnegan Oldfield

Toute la distribution est à l’unisson, formidables Grégory Gadebois et Catherine Salée, en parents moins indignes qu’il n’y paraît, Charles Berling, Catherine Mouchet, Vincent Macaigne, Isabelle Huppert (dans son propre rôle). Aucun personnage n’est dans la caricature ou le cliché.

Sans doute un film qui peut remuer des souvenirs enfouis au creux de la mémoire de chacun, un film salutaire, un film à voir !

Choc et toc

C’était un week-end à salle obscure. Ce furent donc deux films présentés à Cannes. Une fois n’est pas coutume, on a suivi la tendance, la rumeur. Résultat des courses : 1 – 0.

D’abord le dernier opus de Paul VerhoevenElle. Plus que le pitch du film, c’est son interprète principale qui m’a attiré : ce n’est pas très original de s’affirmer inconditionnel d’Isabelle Huppert. Je ne me rappelle pas avoir jamais été déçu par cette actrice exceptionnelle. C’est sans doute le propre des très grands que se fondre aisément dans tous les rôles et tous les registres en restant toujours eux-mêmes.

Le film de Verhoeven n’est pas sans défauts, le cinéaste sait mener une intrigue, construire un thrillermais le suspense est vite levé. Une demi-heure de moins aurait été bienvenue. Mais on accroche à cette histoire, ces histoires, amorales, ou plus exactement sans morale, à tous ces personnages doubles, troubles qui gravitent autour d’Isabelle Huppert, sa mère – Judith Magre – entichée d’un gigolo, son ex – Charles Berling – en écrivain raté, sa meilleure amie – Anne Consigny – flanquée d’un mari volage et primaire, son fils perturbé – le frémissant Jonas Bloquet – , et cet énigmatique couple de voisins, la très pieuse Virgine Efira et son mari à la tête de gendre idéal, Laurent Lafitte, dans un rôle de composition qu’on ne lui connaissait pas encore. Et Huppert impériale.

En revanche, on a perdu deux longues heures avec Ma Loute de Bruno Dumont, mis en condition par une bande-annonce trompeuse et une rumeur savamment distillée.

https://www.youtube.com/watch?v=4lU1dR9X9VY

Comme Pierre Murat a, beaucoup mieux que je ne saurais le faire, écrit dans Télérama l’agacement que ce film provoque, je le cite :

Avec P’tit Quinquin, Bruno Dumont a découvert que la farce, qui lui était un terrain inconnu, pouvait l’aider à exprimer le profond mépris que lui inspire l’humanité : c’était le titre d’un de ses premiers films, qu’il avait tenu, d’ailleurs, à orthographier avec un « h » minuscule. Pour lui dénier toute grandeur. Il a, aussi, découvert, avec Juliette Binoche, venue le supplier de la faire tourner (le très discutable Camille Claudel 1915), que les stars étaient plus masochistes qu’il n’imaginait — ou espérait. Certaines étaient prêtes à devenir ce qu’il voulait que soient tous ses comédiens : des marionnettes.

D’où Ma Loute, où, sous prétexte d’originalité et de subversion, il oblige Fabrice Luchini à être ridicule, volontairement, mais involontairement ­aussi, hélas. Où il demande à Juliette Binoche, dont le goût pour la souffrance semble infini, de se livrer à de semblables imbécillités… On le sent émerveillé, et presque gêné, par moments, d’y être parvenu. On le devine tout faraud, encore, d’avoir parsemé son intrigue sans véritable histoire de gags pseudo-poétiques…. 

Quelle audace y a-t-il, en 2016, à montrer des bourgeois comme une race finissante, dégénérée, et les « pauvres » comme des brutes épaisses, éructant des borborygmes tout en saignant leurs ennemis de classe ? Si la subversion en est à ce degré de nullité, tout est perdu…

Le grand problème de Bruno Dumont — et il reste immuable, qu’il change d’univers ou de style —, c’est sa misandrie. Vraie ou fausse. Revendiquée, en tout cas. C’est une impasse. 

À fuir !