Des chefs et des dieux

Toscanini, Bernstein et Karajan se retrouvent autour d’une table, tous les trois silencieux et méfiants. Au bout d’une bonne demi-heure, rompant le silence, Toscanini s’exclame : – Il faut bien reconnaître que c’est moi le plus grand chef d’orchestre de tous les temps ! Allons, avouons-le ! Une autre demi-heure s’écoule dans une atmosphère tendue, puis Bernstein répond : – Eh bien moi, une nuit, le bon Dieu est venu au chevet de mon lit et m’a dit « Lennie, tu es le meilleur des musiciens ». Donc c’est moi le plus grand !. Nouvelle demi-heure d’un silence pesant, après quoi Karajan déclare : « Lennie, veux-tu bien m’expliquer quand j’ai pu te dire une bêtise pareille ? »

Cette histoire fait depuis longtemps, sous ses diverses variantes, la joie des musiciens. C’est l’une de celles qu’on trouve dans un formidable bouquin que j’ai trouvé par hasard hier en furetant dans une grande librairie parisienne.

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On n’est pas vraiment surpris de retrouver l’inénarrable créateur des BidochonChristian Binetmusicien et mélomane averti. Mais je ne connaissais pas cet aspect de la personnalité de Jean-Yves Bosseurcompositeur érudit, que j’ai connu naguère comme producteur d’excellentes émissions sur le programme musical de France Culture. 

C’est lui qui a entrepris de compiler toutes ces histoires, plus humoristiques que vraiment vaches, que se racontent les musiciens entre eux. La plupart sont apocryphes, et, lorsqu’elles sont vraies, elles sont bien senties. De Stravinsky : « Comment se fait-il que chaque fois que j’entends une pièce que je n’aime pas, c’est toujours du Villa-Lobos? « 

Mais c’est incontestablement l’alto – et les altistes – qui détiennent le record de vacheries. Injustes évidemment (Monteux, Giulini, pour ne citer que deux chefs célèbres, ont été altistes avant d’accéder au podium de chef).

Exemple : La blague d’alto la plus courte : si jeune et déjà altiste. La blague d’alto la plus longue : Harold en Italie de Berlioz !

Mais je ne résiste pas au plaisir de citer in extenso le texte intitulé Notes de programme pour un récital de piano non identifié. C’est malheureusement à peine caricatural, combien de fois n’ai-je pas dû censurer, réécrire (ou renvoyer à l’auteur ou à l’agent) ce que nous appelons, dans notre jargon, des bios – des éléments biographiques – des artistes que nous avions engagés…Et le combat n’est jamais terminé !

Ce soir la tourneuse de pages sera Ruth Spelke, qui a étudié avec Ivan Schmernick à la Boris Nitsky School de tourneurs de pages de Philadelphie. Pendant de nombreuses années, elle a tourné les pages aux Etats-Unis et à l’étranger pour les plus grands pianistes virtuoses.

En 1983, elle a reçu la médaille d’argent Klutz de ramassage de partitions. Les concurrents devaient  retrouver et mettre en ordre une partition tombée d’un Yamaha. En 1984 elle a obtenu la médaille d’or du Vol du bourdon  après avoir tourné 147 pages en 32 secondes, ce qui constitue le record mondial dans cette discipline.  En 1988, Mme Spelke s’est vu accorder la bourse Wilson qui lui a permis d’aller en Israël apprendre à tourner les pages de gauche à droite. 

Selon le critique Hans Ulrich Schmoll, Mme Spelke excelle en « grâce, dextérité, et possède un sens de l’équilibre exceptionnel ». Sur le plan technique, Mme Spelke pratique à la fois la tourne de pages avec l’index léché et la méthode de la page préalablement cornée….Elle est à l’origine du mouvement dit du coude plongeant, utilisé pour éviter que le pianiste ne perde de vue la partition.

Elle est actuellement assistante à l’Université Fairfield (Iowa) où elle occupe la prestigieuse chaire Alfred Hitchcock à l’Institut de tourneurs de pages. 

Réjouissant, indispensable même !

 

La musique en son royaume

La nouvelle, tombée ce matin, n’avait aucune chance de faire la une de quelque journal que ce soit, et pourtant celui qui vient de disparaître est de ces personnalités rares, de plus en plus rares.Harry Halbreichné le 9 février 1931 à Berlin, s’est éteint doucement chez lui à Bruxelles la nuit dernière.

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J’ai eu la chance de le connaître – un peu – surtout pendant mes années belges, je le voyais presque toujours au concert au Palais des Beaux-Arts à Bruxelles, souvent ronchon, rarement satisfait, mais toujours en alerte, en avance d’une curiosité, d’une découverte ou d’une redécouverte, avec des enthousiasmes de jeune homme pour telle partition, tel compositeur oublié. Un côté professeur Nimbus, au savoir encyclopédique.

Il ne se gênait pas pour eugueuler tel programmateur, tel directeur de festival. Il avait aussi des obsessions. Je n’avais pas imaginé, il y a une dizaine d’années, qu’en inscrivant au programme d’un concert de l’Orchestre Philharmonique de Liège, la Première symphonie d’Albéric Magnard (sous la direction du chef russe Alexandre Dmitriev), que je lui procurerais une telle joie ! C’était, selon lui, la première belge de l’oeuvre, et il savait de quoi, de qui il parlait.

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Il faut bien dire que le puits de science qu’était Harry Halbreich pouvait parfois agacer, voire indisposer, par son caractère rocailleux, ceux avec qui il travaillait – il avait toujours raison, et eux tort ! -. Le responsable musical du Palais des Beaux-Arts qui était un peu sa tête de Turc soupirant un jour « heureusement qu’il n’y en pas deux comme lui », je ne pus m’empêcher de prolonger : « Et pourtant ce n’est qu’un demi-royaume (Halb Reich !)« , songeant au mot célèbre de Sacha Guitry à l’issue de la première de la très longue pièce de Claudel Le soulier de satin : « Heureusement qu’il n’y avait  pas la paire ».

Harry Halbreich et son joyeux encylopédisme vont manquer aux auditeurs de Musiq3, de France Musique. il nous reste ses ouvrages de référence sur quelques-uns des grands compositeurs du XXème siècle.

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Dans l’ombre

Dans un billet de novembre dernier (https://jeanpierrerousseaublog.com/2015/11/30/musiques-climatiques/j’évoquais les figures de deux compositeurs finlandais Leevi Madetoja et Uuno Klami, qui ne sont jamais sortis, sur le plan international, de l’ombre portée de Sibelius.

Ils sont nombreux ces compositeurs (la comparaison vaut pour les autres domaines de la culture) que la postérité a relégués à l’arrière-plan de figures de proue, et singulièrement dans des pays de tradition « nationale » vivace.

Je voudrais évoquer ici la personnalité de Leo Weiner (1885-1960), qui a fait pour la musique et les musiciens hongrois autant sinon plus que ses contemporains Bartok et Kodaly, mais n’a jamais connu leur célébrité, ni même une réelle reconnaissance internationale.

Naxos publie – enfin – une intégrale du grand ballet Le prince Csongor et la Cobolde (Csongor és Tünde), dont je ne connaissais que quelques extraits grâce à Georg Solti

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Qui était Leo Weiner ? D’abord un prodigieux pédagogue : la liste de ses élèves est impressionnante (http://www.musicologie.org/Biographies/w/leo_weiner.htm). Annie Fischer, Fritz Reiner, Antal Dorati, Georg Solti, Bela Siki, Ferenc Fricsay, György Kurtag…le meilleur de ce que la Hongrie a produit au XXème siècle.

Il est vrai qu’à la différence de Bartok et surtout de Kodaly, Weiner s’est peu intéressé aux sources populaires de la musique de son pays natal, il n’a pas non plus suivi le mouvement de la Seconde école de Vienne. Et puis il lui manque sans doute ce qui fait la stature des plus grands, si ce n’est du génie, au moins une originalité avérée dans son discours musical. Ce qui ne signifie en rien qu’il manque d’inspiration, ou d’invention mélodique. Au contraire, Leo Weiner prolonge ce courant romantique si typique de l’Europe centrale, qui nourrissait tous les compositeurs viennois du XIXème siècle, en intégrant les rythmes et modes traditionnels. Comme un autre de ses exacts contemporains, Ernö Dohnanyi (1875-1960), à qui je consacrerai un autre billet.

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