La sonate oubliée

Robert Soëtens noue, à 14 ans, une amitié indéfectible avec son aîné de 5 ans, Darius Milhaud (https://jeanpierrerousseaublog.com/2014/08/30/une-amitie-particuliere/), comme il le raconte dans ses Mémoires non publiés :

« Je dois à son amitié mon ouverture d’esprit à la connaissance d’un monde nouveau. Francis Jammes, André Gide, Paul Claudel, Jean Cocteau furent ses premiers inspirateurs; Eschyle (Les Choéphores) nous valut une partition avec choeur parlant, dont je ressens encore le bouleversement de la première audition.

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Milhaud me proposa un jour d’essayer de jouer son Premier Quatuor, nous deux aux violons, Félix Delgrange au violoncelle et à l’alto Robert SIohan que je connaissais déjà du Conservatoire, où nous avions pour coéquipiers… Marcelle Meyer alors resplendissante dans l’épanouissement de ses 16 ans, qui devait s’illustrer plus tard comme interprète du Groupe des Six et de Ravel.

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L’essayage du Premier Quatuor de Milhaud nous amena à le travailler et à l’exécuter en public pour la première auudition dans les Salons Pleyel à l’un des concerts de la nouvelle Société Musicale Indépendante le 10 décembre 1913.

Aussitôt apr!s l’exécution, Jacques Durand, directeur des Editions Musicales, apparut au foyer des artistes, félicita Milhaud, à qui il demanda de passer le lendemain place de la Madeleine en vue d’établir un accord pour publier le quatuor.

Quand je revis Darius, je le questionnai sur les suites de l’entretien : « Il me l’a acheté 50 francs » me dit-il ! Un succès immédiat. Vers cette époque il conçut sa 2e Sonate pour violon et piano. Je le vois encore arrivant au Conservatoire, brandissant un livre au-dessus de sa tête – c’était Les Nourritures terrestres – Ainsi cette Sonate dut imprégnée d’ambiance pastorale méditerranéenne, pétillante de vie et de jeunesse, à l’image de l’oeuvre littéraire dont elle fut inspirée, justifiant la dédicace, et de plus marquée d’une allusion musicale où se reconnaît l’esprit malicieux de Milhaud : au moment où Gide écrivait qu’i travaillait son piano plusieurs heures par jour, et notamment la Barcarolle de Chopin « qu’il aimait tellement », Milhaud me dit :  » Je ne sais pas ce qu’il pensera de ma Sonate, en tout cas, il s’y retrouvera avec la Barcarolle« . Et pour la fin du second mouvement, Vif, il reprend le thème du début au ralenti, l’accompagnant à la main gauche de la partie de piano par le rythme balançant de la Barcarolle de Chopin, et ce avec insistance durant quatorze mesures. Nous n’avons jamais su si Gide s’en était aperçu , amusé ou offensé, car il ne répondit jamais à l’envoi de la Sonate – tout comme Goethe recevant la musique de Beethoven sur ses poèmes n’en accusa jamais réception – Il est vrai que pour sa suite Alissa que Milhaud avait extraite de sa Porte étroite, Gide n’avait guère exprimé d’autre remerciement que celui « de m’avoir fait sentir si belle ma prose« 

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Une amitié particulière

Suite de mon billet d’hier (https://jeanpierrerousseaublog.com/2014/08/29/des-lueurs-dans-la-nuit/), Robert Soëtens évoque trois grandes sonates pour violon et piano nées pendant la Première Guerre mondiale, Fauré, Debussy… et Darius Milhaud !

Quant à la 2e sonate de Darius Milhaud, vous avez assisté à sa gestation puisque vous étiez condisciple du compositeur, alors comme vous élève du Conservatoire ?

– R.S. Milhaud conçut cette oeuvre « pour Monsieur André Gide« , avant la guerre de 14; elle ne fut terminée qu’au Brésil où Milhaud avait été désigné par le MInistère comme secrétaire auprès de Paul Claudel, « Ministre de France au Brésil ». La dédicace à Gide était justifiée par l’enthousiasme de Darius pour l’écrivain comme toute la jeunesse intellectuelle de l’époque, et plus particulièrement par « Les nourritures terrestres« 

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J’ai été en effet témoin de cet élan puisque nous étions, Milhaud et moi, entrés la même année – 1910 – au Conservatoire et réclamés, l’un et l’autre, par le même professeur de violon, Berthelier, dont la classe était la plus recherchée.

Je n’avais que 13 ans, et Berthelier avait dû demander au jury et à son président, Gabriel Fauré, directeur du Conservatoire, de m’accorder une dispense spéciale. Ayant été le 2eme du palmarès général, j’obtins aisément gain de cause. Pour Milhaud, déjà bachelier ès-lettres, il n’y avait eu aucun problème d’âge; encore lui avait-il fallu se montrer un remarquable violoniste, pour avoir été sélectionné parmi les 20 premiers de 300 concurrents d’un niveau très élevé. Jouer du violon n’était pour lui qu’un désir de découvrir la musique; deux ou trois ans plus tard, ses ambitions violonistiques cédèrent devant celles, plus impérieuses, du compositeur inscrit dans les classes d’écriture, mais son passage dans la classe de violon avait soulevé quelques remous ! Son originalité nous impressionnait ! Toujours élégant, portant chapeau melon, ce jeune homme provençal nourri de Cézanne et d’Eschyle contrastait avec nos allures de potaches. Son choix de travail n’était pas moins surprenant. Echappant à nos programmes scolastiques, il apportait à la classe des oeuvres étranges, inconnues pour nous. M’approchant un jour du pupitre, je lus « Poème«  d’un certain Chausson dont nous n’avions encore jamais entendu parler et qui fit son entrée ce jour-là au Conservatoire (très conservateur à l’époque), grâce à Milhaud. Je sursautai en lisant : « dédié à Eugène Ysaye ». Du coup je portai un vif intérêt à cette musique et à celui qui l’avait dénichée.

– Entre le petit Soëtens de 13 ans (déjà plus haut par la taille) et le grand aîné naquit une étrange complicité

– R.S. CInq années d’écart entre nous, c’était beaucoup à cet âge. Néanmoins, la musique nous rapprocha. À ce moment, Milhaud était franckiste, il aimait jouer la Sonate de Magnard et celle de Guilaume Lekeu, élève de Franck (elles aussi dédiées à Ysaye, cette dernière étant l’une des trois sonates, avec celles de Franck et Fauré (n°1) qu’adorait Marcel Proust, qu’il entendait dans les salons parisiens et qui constituèrent dans son oeuvre l’unique et fictive sonate de Vinteuil.

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J’avais été bercé dans mon enfance par ces mêmes oeuvres jouées par mes père et mère. Pour me grandir aux yeux de Darius, je me flattais, à juste titre, d’avoir été déjà l’élève d’Ysaye. Nous sortions ensemble de la classe vers midi et cheminions par les rues de Madrid et de Londres jusqu’à la Trinité, quand un jour il me dit : « Viens déjeuner chez moi, j’habite là sur le côté de l’église rue Gaillard ». En franchissant le seuil du n°5 il me parla de son 1er quatuor terminé, ajoutant qu’il en écrirait 18 « pour faire la pige à Beethoven« . Son 3 pièces était meublé avec goût. « Mettez un couvert pour mon ami, le petit Soëtens » dit-il à sa gouvernante ce jour-là et beaucoup d’autres fois par la suite. Après le déjeuner, nous passions de la salle à manger provençale au salon, où Milhaud ouvrait des placards de musique et de ses propres manuscrits de jeunesse. Il en tirait diverses partitions, il se mettait au piano – dont il jouait aussi bien que du violon – je prenais un violon et nous jouions des heures. Que ne m’a-t-il pas fait connaître, ouvrant mes oreilles et connaissances à la musique de notre temps !…

À suivre le récit de cette indéfectible amitié entre Robert Soëtens et Darius Milhaud (1892-1974)…

Ci-dessous deux photos prises alors que Robert Soëtens n’avait que… 94 ans, chez (et avec) François Hudry, que je remercie pour ces beaux souvenirs.

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Darius et les négresses

Ce n’est pas toujours par ses plus grandes oeuvres qu’on découvre un créateur. Pour moi c’est un souvenir très précis, un ami chanteur qui avait placé ces « Trois chansons de négresse » dans son premier récital :

La vérité est que je connaissais déjà Le boeuf sur le toit et Scaramouche. Des rythmes et des couleurs latino-américains si éloignés de l’image – un peu austère – que dégageaient les photos du compositeur, au prénom d’empereur persan : Darius Mlhaud.

Regardez ces deux-là comme ils s’amusent dans le 3e mouvement de Scaramouche :

https://www.youtube.com/watch?v=WFdwvamsh50

Chemin faisant dans ma découverte du répertoire, j’ai beaucoup lu que le compositeur français, né à Marseille en 1892 d’une famille juive installée depuis longtemps dans la région, mort à Genève en 1974 – il y a donc 40 ans -, avait été beaucoup trop prolifique pour retenir vraiment l’attention. Pas assez révolutionnaire pour les uns, trop profus pour les autres. Bref, pas là où il faut !

On n’en est que plus heureux de saluer la parution d’un coffret de 10 CD, à petit prix, qui porte le titre que Darius Milhaud avait donné lui-même à son autobiographie : Une Vie heureuse. On doit reconnaître, puisqu’on l’avait déploré en son temps, que la fusion Warner/Erato/EMI a, en l’espèce, produit une des meilleures compilations qui se puisse imaginer, piochant avec beaucoup de pertinence dans les catalogues EMI et Erato, et permettant à l’amateur de vraiment rencontrer l’homme à facettes multiples qu’était ce cher Darius. Je ne sais qui est à l’initiative et à la réalisation de ce coffret, mais je le félicite chaleureusement.

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On retrouve certes du bien connu comme cet inimitable et inimité Boeuf sur le Toit dirigé par Bernstein avec un Orchestre National en transe

https://www.youtube.com/watch?v=O-mR0guH4n8

mais surtout un panorama passionnant de la musique d’orchestre (les 4e et 8e symphonies dirigées par Milhaud lui-même), des quatuors, de la musique pour piano, des mélodies, de la musique de chambre (notamment pour les vents, une extraordinaire sonate pour flûte, clarinette, hautbois et piano réunissant Emmanuel Pahud, Paul et François Meyer et Eric Le Sage), plusieurs enregistrements « historiques » avec Milhaud lui-même aux côtés de Jane Bathori, Janine Micheau ou Marcelle Meyer….

Assurément le coffret le plus intelligent et le plus utile de ce printemps !

Détails à lire sur : http://bestofclassic.skynetblogs.be/archive/2014/04/24/darius-le-prolifique-8170945.html

Le Boeuf sur le toit

Je suis allé dîner avant-hier dans un établissement mythique de Paris, et le seul fait que je l’indique sur Facebook a suscité nombre de commentaires passionnés. Qu’en est-il donc de ce fameux Boeuf sur le toit (situé rue du Colisée, entre le Rond Point des Champs-Elysées et Saint-Philippe du Roule) ?

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Quelques points d’histoire d’abord sur le lieu : Le Boeuf sur le toit c’est d’abord un cabaret inauguré le 10 janvier 1922 par Louis Moysès, au 21 rue Boissy d’Anglas, dans le 8e arrondissement toujours mais beaucoup plus près de la rue Royale et de la place de la Concorde. Le cabaret va déménager plusieurs fois dans la même rue, puis en 1928 se poser rue de Penthièvre et en 1936 nettement plus loin rue Pierre Ier de Serbie. Ce n’est qu’en 1941 que cela devient un restaurant, de grandes dimensions, en s’installant au 54 rue du Colisée…

Ainsi lorsqu’on fait croire aux clients de ce restaurant, qu’ils marchent sur les pas de toute l’intelligentsia des années 20, de Jean Wiener et Clément Doucet….on les abuse quelque peu, même si la décoration est faite de reproductions de dessins de Cocteau ou Picabia ! L’établissement a d’ailleurs été entièrement restauré ces derniers mois, on a conservé évidemment le cadre et la structure, mais on regrette la patine des ans. Et autant l’assiette que le service sont un peu décevants…

Alors le rapport avec ce qui est resté sans doute l’oeuvre la plus célèbre de Darius Milhaud ?

En 1919 à son retour du Brésil (Milhaud était le secrétaire de l’ambassadeur de France à Rio, un certain Paul Claudel * !), où il avait été impressionné par le folklore et une chanson populaire de l’époque, O Boi no Telhado, le compositeur propose cette mélodie à Cocteau, qui participe aux réunions du Groupe des Six* (jusqu’à s’être attribué la paternité de sa création !), pour le projet de ballet-concert que celui-ci envisage de réaliser avec ces amis pour prolonger le succès de Parade. Le ballet adopte le titre Le Boeuf sur le toit, traduction littérale du nom de la chanson brésilienne. À partir de février 1921, on peut  entendre Milhaud en interpréter, en compagnie de Georges Auric et Artur Rubinstein une version à six mains à La Gaya, un bar situé au 17 rue Duphot appartenant à Louis Moysès . La présence de Cocteau et de son cercle rend La Gaya très populaire et, lorsque Moysès transfère, en décembre 1921, son bar au 28 rue Boissy d’Anglas, il le renomme Le Bœuf sur le toit, sans doute pour s’assurer que Milhaud, Cocteau et leurs amis vont l’y suivre. Le Bœuf était né. Cet établissement est devenu, au fil du temps, une telle icône culturelle que la croyance commune à Paris, fut que c’était Milhaud qui avait nommé son ballet-comédie d’après le bar, alors que c’était le contraire !

L’oeuvre elle-même a connu plusieurs avatars : d’abord écrite pour violon et piano (1919) et sous-titrée Cinéma Fantaisie, Milhaud la destinait à l’accompagnement d’un film muet de Charlie Chaplin. Mais c’est bien comme Comédie-Ballet qu’elle est créée, à l’instigation de Jean Cocteau, à la Comédie des Champs-Elysées le 21 février 1920. 

http://www.youtube.com/watch?v=O-mR0guH4n8

C’est évidemment dans l’insurpassable version qu’en a laissée Leonard Bernstein avec l’Orchestre National de France qu’on doit écouter ce Boeuf sur le toit, mais on ne doit pas manquer la rare version que Gidon Kremer a enregistrée de la première mouture de l’oeuvre.

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Enfin pour se replonger dans l’atmosphère unique de ces années folles, les souvenirs de Maurice Sachs sont irremplaçables.

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* Je ne peux m’empêcher de citer cette réplique de Sacha Guitry au sortir de la création de la très longue pièce de Claudel Le Soulier de satin : « Heureusement qu’il n’y avait pas la paire ! »

* Le Groupe des Six rassemble, de 1916 à 1923, six jeunes compositeurs qui se retrouvent le samedi : Darius Milhaud, Germaine Taiileferre, Arthur Honegger, Louis Durey, Francis Poulenc et Georges Auric. C’est le compositeur et critique Henri Collet qui, dans un article de Comoedia, donne son nom à ce groupe informel, en référence au Groupe des Cinq compositeurs russes (Borodine, Rimski-Korsakov, Cui, Balakirev et Moussorgski).