Les fresques de Rafael

L’année 1914 a été prodigue en grands chefs d’orchestre : Giulini, Kondrachine, Fricsay, Rowicki, Kubelik excusez du peu ! En 2014, Fricsay et Giulini ont bénéficié d’hommages discographiques « à la hauteur » (lire Centenaires). Kondrachine a été oublié, Rowicki partiellement réédité.

Quant au chef tchèque Rafael Kubelik (1914-1996), il avait été bien servi par ses éditeurs successifs, mais incomplètement pour ce qui concerne Deutsche Grammophon :

51NXUoHjABL

81G-0THi+RL._SL1500_

La branche italienne d’Universal/DGG avait édité un coffret comportant les quatre intégrales symphoniques réalisées par Kubelik pour l’étiquette jaune : Beethoven, Dvorak, Mahler et Schumann, qui n’avait pas été largement distribué en France.

81qGUc9Dq+L._SL1500_

Voici que Deutsche Grammophon se rattrape avec une vraie intégrale de tout ce que le chef, né tchèque, mort suisse, avait gravé. A l’apogée d’une carrière mouvementée, qui a prouvé que Rafael Kubelik ne transigeait pas avec la liberté, avec sa liberté.

71Y92UZ-UaL._SL1200_

91YKx4IdS9L._SL1500_

Voir les détails de ces coffrets sur : Bestofclassic

Impossible de résumer, de caractériser en quelques mots – laissons cela aux critiques professionnels – l’art et la carrière de Rafael Kubelik. 

J’ai eu, une seule fois, la chance de le voir en concert, à la fin des années 70, dans l’horrible salle du Palais des Congrès à Paris. Il dirigeait l’Orchestre de Paris dans la 9ème symphonie de Mahler. J’en ai conservé un souvenir lumineux, Et c’est aussi avec Kubelik que j’ai commencé mon exploration des symphonies de Dvorak (lire La découverte de la musique : carnet tchèque), puis Smetana.

Que faut-il retenir de son abondante discographie, et en particulier de ce beau coffret Deutsche Grammophon ? Que Kubelik est un musicien du grand large, qui brosse à fresque, s’épanouit dans de vastes paysages symphoniques. Ce n’est pas faire injure à sa mémoire de dire que ses Mozart, ses Beethoven (une intégrale originale réalisée avec un orchestre différent pour chaque symphonie), ne sont pas essentiels, comme si la forme classique lui était un carcan.

En revanche, quel souffle dans Dvorak, Smetana, Martinu ou Janacek ! Quelle poésie dans la musique de scène du Songe d’une nuit d’été de Mendelssohn, ou les opéras de Weber (Oberon) et Wagner (Lohengrin) présents dans le coffret DG ! (mais très peu idiomatique dans un Rigoletto capté à la Scala, et souvent présenté – pourquoi ? – comme une référence). Ses symphonies de Mahler me laissent partagé, peut-être à cause d’une prise de son qui m’a toujours semblé étriquée – pourtant c’est l’orchestre de la Radio bavaroise – quand, dans le même temps, Solti faisait des étincelles chez Decca.

Et puis il y a pas mal de curiosités dans ce coffret DG (voir la liste complète sur Bestofclassic: un disque Haendel avec Berlin – Water music et les Royal fireworks – daté mais pas désagréable – pour l’anecdote, c’est un extrait de ce disque qui servait d’indicatif à l’indéboulonnable émission de Jean Fontainele dimanche soir sur France Inter, Prestige de la musique ! -, sans doute la version de référence du grand opéra de Pfitzner, Palestrina, une rareté de Carl Orff, Oedipe le tyran (1959), des concertos pour piano bien peu personnels d’ Alexandre Tcherepnine, avec le compositeur au piano, une grande version des Gurrelieder de Schoenberg, ou encore deux magnifiques visions des 4ème et 8ème symphonies d’un compositeur allemand vraiment trop négligé du XXème siècle, Karl-Amadeus Hartmann

Rafael Kubelik a eu une fin de vie pénible. Après son retour triomphal à Prague – qu’il avait fuie en 1948 – pour le concert d’ouverture du Printemps de Prague 1990 – quelques mois après la chute du mur de Berlin – il devra cesser de diriger, sans doute victime de la maladie d’Alzheimer, et vivra reclus dans sa maison des environs de Lucerne où il s’était établi dans les années 60.

Ci-dessous ce témoignage très émouvant du cycle de Smetana, jamais aussi bien nommé – Ma Patrie – dirigé par Kubelik retrouvant sa chère Philharmonie tchèque.

 

 

 

Tchèque, Français ou Américain ?

Si l’on vous demande, à brûle-pourpoint, de citer des compositeurs tchèques, les noms de Dvořák*, Smetana, Janáček vous viendront immédiatement. En insistant, vous rajouterez Bohuslav Martinů.(1890-1959).

Un compositeur que je ne me rappelle pas avoir déjà évoqué – ou alors par allusion (Wiener Waltersur ce blog, alors que j’aime et pratique son oeuvre depuis longtemps. Je me rattraperai bientôt sur bestofclassic à propos de son oeuvre symphonique.

Je saisis l’occasion d’un double CD écouté ce week-end pour évoquer une personnalité dont la vie et l’oeuvre sont profondément marquées par les cahots de l’Histoire.

81RJU9t7TRL._SL1210_

71ruflRgyxL._SL1200_

Né à Polička dans l’actuelle République tchèque, Martinů a été naturalisé Américain, mais a vécu le plus longtemps, avant et après la Seconde Guerre mondiale… en France !

Peut-on dès lors l’assimiler à un compositeur tchèque ? Le débat sur la nationalité ou l’appartenance à une esthétique « nationale » n’a, en réalité, pas beaucoup d’intérêt ni de pertinence. Surtout dans le cas de MartinůQui a subi, s’est nourri de plusieurs influences, évidemment pendant ses années de formation à Prague, puis à Paris. Mais qui a composé l’essentiel de ses symphonies aux Etats-Unis.

Et pourtant, à l’instar d’un Poulenc, Martinů est immédiatement reconnaissable, sa musique ne ressemble à aucune autre, même si elle peut emprunter des traits, des tournures, des figures à celle de ses contemporains. Comme ce Double concerto pour deux orchestres à cordes, piano et timbales

Un petit air de Musique pour cordes, percussion et célesta de Bartók ? Oui, certes, et les circonstances de la commande et de la création des deux oeuvres ne sont pas étrangères à ces apparentes proximités. Les deux sont, en effet, des commandes de Paul Sacher, le mécène musicien de Bâle, Bartók est créé le 21 janvier 1937, Martinů le 9 février 1940, par le commanditaire et son orchestre de chambre de Bâle.

Pour en revenir au double CD qui vient de paraître – pensée émue pour celui a sans doute encore participé à l’élaboration de ce très copieux album et qui avait fondé le label Praga Digitals, Pierre-Emile Barbier – c’est, par son programme, et le choix des interprètes, sans doute la meilleure introduction qui soit à l’univers singulier de MartinůUn authentique indispensable de toute discothèque !

Il manque encore un ouvrage de référence en français. Le cher Harry Halbreich qui a établi le catalogue raisonné des oeuvres de Martinů n’aura pas eu le temps de faire pour lui ce qu’il avait fait pour Honegger ou Messiaen.

41rb7rwrrjl

Seul est disponible (?) dans la collection Actes Sud l’essai que lui avait consacré Guy Erismann.

41B4Y6RN5XL

Dans un prochain billet, j’évoquerai le lien de Martinů avec… Montpellier ! 

*Pour la prononciation deDvořák, lire Comment prononcer les noms de musiciens ?

L’audace du public

Deux concerts contrastés, pour le moins, ces derniers jours à Paris. Des programmes « exigeants » comme on dit quand on veut s’excuser de ne pas a priori complaire au « grand public » (lire Le grand public). Et des programmes qui ont conquis, enthousiasmé les publics réunis pour ces concerts.

D’abord jeudi soir, au Théâtre des Champs-Elysées, le pianiste Christian Zacharias

IMG_4730

Je connais Christian depuis presque trente ans, lorsqu’il avait accepté de remplacer un jeune pianiste souffrant comme soliste d’un concert dirigé par Armin Jordan à Genève ! C’était, je crois, en 1990. Même au faîte de sa carrière de pianiste, il n’avait encore jamais joué en Suisse ! Et ce fut, pour lui, le début d’une aventure musicale qui allait notamment le conduire à diriger l’Orchestre de chambre de Lausanne de 2000 à 2013 (à la suite du regretté Jesus Lopez Cobos), et pour moi le commencement d’une amitié qui ne cesserait plus.

IMG_4731.jpg

Ainsi, en 1997 – j’étais alors directeur de France Musique – j’avais été mis dans la confidence de la préparation d’un concert monté par les Amis de l’OSR (Orchestre de la Suisse Romande) pour fêter les 65 ans d’Armin Jordanen même temps que la fin de son mandat à la tête de la phalange genevoise. J’avais trouvé un studio à la maison de la radio à Paris pour que Christian Zacharias et Felicity Lott puissent répéter, dans le plus grand secret, une séquence dont ils feraient la surprise au chef suisse.

En 2010, j’invitai Christian Zacharias à jouer dans la nouvelle série Piano 5 étoiles à la Salle Philharmonique de Liège. Un an plus tard, il dirigeait les forces de l’Opéra royal de Wallonie pour de subtiles Noces de Figaro de Mozart mises en scène par Philippe Sireuil.

Ce jeudi soir, faisant le pari de la confiance du public, il avait choisi un programme très classique, et plutôt rare en récital : Bach et Haydn. Rien pour l’épate, rien pour la virtuosité transcendante ou le romantisme échevelé. Austère presque… Mais quel bonheur d’entendre un piano sonner clair et dense, qui jamais ne cherche à singer ou imiter le clavecin ou le pianoforte. C’est la première fois que j’entendais Zacharias chez ces deux compositeurs, mais je vis depuis longtemps avec ses Scarlatti…sans parler de l’autre grand classique dont il est un interprète de prédilection, Mozart !

81dtLpqY1HL._SL1500_

51HAsgBly5L

61JYFEwG+qL

51Pnw7sDKgL

L’autre moment fort de rencontre entre un musicien hors norme et un public aventurier, ce fut vendredi soir, à l’auditorium de la Maison de la radio. L’Orchestre philharmonique de Radio France avait convié la jeune cheffe polonaise Marzena Diakun (qu’on reverra à Montpellier le 13 juillet prochain – Made in France) à diriger un programme extrêmement (trop ?) copieux. Rien moins que Taras Bulba de Janáček d’entrée de jeu, suivi d’un long (trop ?) concerto pour percussions du Finlandais Kalevi Aho, et en seconde partie la 9ème symphonie de Dvořák.

Le public n’aura peut-être retenu de cette soirée que la prestation exceptionnelle, étourdissante, ébouriffante, de Martin Grubingerla star de la percussion. Déjà en novembre 2014, quelques jours après l’inauguration de l’Auditorium de Radio France, il avait donné un aperçu de son fantastique talent en interprétant Speaking drums de Peter Eötvös sous la direction du compositeur.

71ecIzSuMkL._SL1200_

Je l’avais invité, avec son père et les soeurs Önder, en juillet 2016, à une soirée du Festival Radio France Occitanie Montpellier qui avait failli ne pas avoir lieu (lire Rattrapés par l’actualité). 

Vendredi il a fait une nouvelle démonstration d’un art incomparable, sa seule prestation sauvant de l’ennui une oeuvre vraiment longuette et répétitive qui n’est pas la plus inspirée de son auteur. En bis, Martin Grubinger a proposé un numéro plus sportif que musical, comme il l’a annoncé lui-même pour le plus grand bonheur d’un public aux anges. Court extrait :

Erreur
Cette vidéo n’existe pas

 

D comme Danube

Y a-t-il fleuve plus admirable que le Danube ? Au fil des ans, j’ai fini par le parcourir de sa source (Donaueschingen une aimable cité de Forêt Noire bien connue des amateurs de musique contemporaine) à son embouchure, l’immense zone préservée du Delta du Danube.

Je connais le Danube en Allemagne bien sûr, à Vienne évidemment, à Budapest – majestueux – et je l’ai traversé récemment pour passer en Bulgarie (voir De Syldavie en Bordurie)

https://www.youtube.com/watch?v=4k1RjZ-SOLU

Je ne vais pas me lancer (pas maintenant en tout cas !) dans un recensement des musiques liées au Danube, elles sont innombrables et aussi diverses que les paysages que traverse le deuxième plus long fleuve d’Europe.

Juste trois raretés pour le plaisir, deux valses et un poème symphonique. De Julius Fucik, la valse des légendes du Danube (Donausagen).

https://www.youtube.com/watch?v=OPqf1Uf29PI

610JJq6cgIL._SL1050_

De Leoš Janáček un poème symphonique tardif (1925) intitulé… Danube

61GjXuSqooL

Et il faut bien un compositeur roumain – Iosif Ivanovici – pour évoquer Les Flots du Danube.

Un mot sur le chef de cette version toute en légèreté et pulsation, Henry Kripsqui est bien le frère de l’autre, Josefmais qui a eu un tout autre destin puisque l’essentiel de sa carrière s’est faite en Australie ! C’est par Henry Krips et son Philharmonia Promenade orchestra – un orchestre de studio voué à la musique dite légère – que j’ai découvert Suppé, Waldteufel, etc.

51NZOBfLy9L

On trouve malheureusement très peu de rééditions en CD de ce chef, et il faut se méfier de celles qui sont proposées en téléchargement (notamment le très médiocre label Mastercorp).

Revenons au delta du Danube où j’ai passé toute la journée de ce dimanche, entre petit bateau à moteur, voiture à cheval, balade en forêt et sur des chemins sablonneux.

J’avais un souvenir assez étonnant de mon premier voyage en 1973 (lire le récit détaillé ici : Les grenouilles du delta). Lorsque je suis revenu en 2003 je n’ai pas refait l’excursion. C’était donc, quarante-quatre ans après, un retour aux sources, mais cette fois en grand et en large, presque onze heures passées dans le delta, à observer des centaines d’oiseaux – les pélicans qu’on avait vus si nombreux il y a quatorze ans se faisaient discrets -, à essayer d’apercevoir les chevaux sauvages de Letea, que la chaleur et l’afflux de touristes ont semble-t-il dissuadés de se montrer…

Toutes les photos de cette journée extraordinaire à voir ici : Le delta du Danube

 

Un héritage

Ce jeudi, un an jour pour jour après l’inauguration de la Philharmonie de Paris, à laquelle il n’avait pas pu assister, Pierre Boulez a été honoré par la France, ses amis, ses disciples, lors d’une cérémonie sobre et recueillie à l’église Saint-Sulpice de Paris.

12565531_1674474809458181_8110152873216196605_n

12495210_1674474779458184_598734854409228135_n

http://abonnes.lemonde.fr/musiques/article/2016/01/15/pierre-boulez-inhume-a-baden-baden-celebre-a-saint-sulpice_4847798_1654986.html

On n’aura pas manqué de noter le contraste avec l’enterrement d’Henri Dutilleux, auquel pas un représentant de la République n’avait cru bon d’assister…

Que restera-t-il de Boulez compositeur ? Le temps le dira, mais,  comme dans le cas de Dutilleux, l’oeuvre n’est pas si considérable qu’elle puisse se laisser oublier ou subir un purgatoire auquel n’ont pas échappé Honegger, Milhaud, Messiaen, pour ne prendre que quelques figures du XXème siècle français.

Dans l’important legs discographique de Pierre Boulez, chef d’orchestre, j’ai fait ma propre sélection. Dans une interview, on demandait à l’intéressé pourquoi il avait refait chez Deutsche Grammophon dans les années 80/90 la plupart des disques qu’il avait déjà réalisés (Debussy, Ravel, Stravinsky, Bartok) pour CBS entre 1966 et 1980. Boulez avait répondu modestement qu’il avait approfondi sa connaissance des partitions et son expérience de la direction d’orchestre. De fait, je préfère souvent le remake au premier jet. Sauf pour Le Sacre du printemps où, de mon point de vue, la toute première version réalisée avec l’Orchestre National (à l’époque de l’ORTF) est demeurée inégalée par Boulez lui-même dans ses deux versions ultérieures (à Cleveland).

71DSr+htMgL._AA1500_

Immédiatement après, le Ravel le plus subtil et sensuel qui soit avec un orchestre qui n’est pas le plus attendu dans ce répertoire.

61ac684UXOL

61JBnZAfsrL

J’ai découvert les quatre Pièces op.12 de Bartok grâce à Boulez et à son premier enregistrement. Un chef-d’oeuvre trop peu connu, qui paie un tribut évident à Debussy et à l’impressionnisme :

51SirgH4rYL

https://www.youtube.com/watch?v=h803AJkvDFU

Autres beaux disques Bartok – les concertos –  parmi  les derniers du vieux chef.

51fqst6mZlL

51WlQWyyjVL

De Stravinsky, l’une des plus belles versions, par le chatoiement des timbres, l’extrême précision de l’éxécution, du ballet intégral de L’Oiseau de feu.

51W42c7IBvL

Dans l’intégrale des symphonies de Mahler, réalisée sur une quinzaine d’années avec plusieurs formations, je retiens la Sixième, l’une des grandes versions à l’égale de celle de Karajan.

71JTucPXPnL._SL1108_

À cette sélection subjective, et forcément très incomplète, j’ajoute deux 2 DVD exceptionnels : une Huitième symphonie de Bruckner – qui l’eût cru ? – et le dernier spectacle d’opéra, en tous points miraculeux, que j’ai vu Boulez diriger : De la maison des morts de Janacek. Mise en scène de Patrice Chéreau. Un DVD pour l’éternité.

41TUnMOQgsL81AXXM1DaKL._SL1400_