Une lettre

Un changement d’activité ne va pas sans rangements, tri, débarras, et parfois une plongée dans les souvenirs.

Je viens de retrouver un gros dossier vert, que je croyais perdu (il était en réalité dans un placard de mon bureau liégeois) et qui contient un trésor, dont j’essaierai de retranscrire les passages les plus significatifs au fil de ce blog : les Mémoires de Robert Soëtens (http://fr.wikipedia.org/wiki/Robert_Soetens)

28 décembre 1995;

Cher Jean-Pierre Rousseau,

Voici des semaines que je n’ai pu reprendre avec vous le contact que je souhaitais, pour vous remercier de votre accueil et assistance ayant concerné Prokofiev le 1er décembre.

Mon tri postal a été bloqué un mois, et je n’ai reçu que ces jours-ci la bande de Gaëlle Le Gallic. Son montage de nos propos touffus fut un habile tour de force, avec une matière trop abondante pour l’évocation d’un anniversaire; il fut heureux d’avoir pu s’étendre au jour précédent. Je n’en ai recueilli que de l’intérêt de la part des habitués exigeants de France Musique. Merci pour tous.

Faites-moi le plaisir d’accepter l’ensemble de mes péripéties couvrant le siècle – et même implantées dans le précédent – peut-être susceptibles de vous intéresser de ci de là. Ce n’est qu’un travail et amusement artisanal. Votre jugement m’intéresserait si vous avez quelque loisir à lui consacrer.

Votre maison de la Radio est bien grande pour les essoufflés de mon espèce, je garde pourtant l’espoir de vous y revoir.

Bien sincèrement à vous

Robert Soëtens

Le 1er décembre 1995, j’avais fait inviter Robert Soëtens par Gaëlle Le Gallic dans son émission « Anniversaire » sur France-Musique. Soixante ans auparavant, en effet, à Madrid avait été créé le second concerto pour violon de Prokofiev, et c’était le créateur et dédicataire qui, à 98 ans, était venu en personne en parler au micro de Radio France… Quelle n’avait pas été la surprise de Claude Samuel, alors directeur de la Musique et premier biographe en français de Prokofiev, quand je lui avais annoncé la présence de Robert Soëtens dans les studios…

La BBC a heureusement publié le premier enregistrement de ce concerto réalisé en 1936 à Londres !

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https://www.youtube.com/watch?v=CIC4OqLfKWE

Depuis lors, on sait la carrière qu’a faite ce concerto, que tous les grands violonistes ont à leur répertoire et ont enregistré. J’ai une affection particulière pour les disques de Boris Belkin et Nathan Milstein

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Bientôt la suite des mémoires de l’un des derniers élèves d’Eugène Ysaye, ce cher Robert Soëtens mort centenaire en octobre 1997.

Un Suisse chez les Russes

Il ne sera pas dit que son biographe sera le seul à se réjouir de cette publication à l’initiative de la branche italienne de Decca/Universal. On sait que François Hudry, producteur à la Radio Suisse romande puis à France-Musique, n’a jamais cessé de défendre et promouvoir celui qu’il considère – à juste titre – comme l’une des figures les plus importantes de la Musique au XXème siècle, le chef d’orchestre suisse Ernest Ansermet.

Après un premier coffret passionnant mais assez attendu, connaissant le répertoire d’élection du chef suisse – Ernest Ansermet, French music (voir : http://bestofclassic.skynetblogs.be/apps/search/?s=ansermet )

Imagec’est une autre grosse boîte de 33 CD – à petit prix – qui nous arrive d’Italie, contenant tous les enregistrements, parfois en plusieurs versions, de musique russe réalisés pour Decca par Ernest Ansermet (de 1946 à sa mort en 1969). Pas vraiment d »inédit, mais enfin rassemblées des versions légendaires de Borodine, Tchaikovski, Rimski-Korsakov, Prokofiev et surtout Stravinsky, dont Ansermet fut non seulement un interprète de prédilection mais un ami proche, malgré les brouilles.

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Certes, les sonorités parfois aigres de l’Orchestre de la Suisse romande, la justesse approximative de certains pupitres, peuvent irriter les oreilles d’aujourd’hui, habituées à la perfection technique des grandes phalanges modernes (et à des prises de son qui corrigent aisément ce genre de défauts !). Mais il ne faut pas se fier à l’image de vieillard barbichu d’Ansermet qui figure sur ces coffrets. Contemporain de Debussy, Ravel, Roussel, Stravinsky, Falla, le chef suisse, bien avant un Pierre Boulez, s’est fait une réputation pleinement justifiée de rythmicien et de coloriste hors pair. C’est aussi un chef de ballet, et ses versions des trois grands ballets de Tchaikovski, figurent depuis toujours dans mon panthéon personnel : Ansermet n’oublie jamais que ces partitions sont faites pour être dansées, et là où certains chefs privilégient l’esbroufe ou la vitesse, le chef suisse se cale parfaitement sur le pas des danseurs, avec une élégance, un raffinement éblouissants. Pour moins de 70 €, un coffret à acquérir évidemment de toute urgence !

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Vieux sages

Pas d’âge limite pour les chefs d’orchestre, ils ne jouent d’aucun instrument, ne chantent pas, et ne risquent donc pas l’usure, les atteintes de l’âge de ceux qu’ils dirigent ! La liste est plutôt longue de ces stars des podiums qui sont restées en activité jusqu’à près de 90 ans : Arturo Toscanini, Pierre Monteux, Paul Paray, et plus près de nous Carlo-Maria Giulini (1914-2005). Pour ne citer que ceux qui exercent encore, Pierre Boulez bien sûr (1925), Bernard Haitink (1929), Lorin Maazel (1930)…

Une certaine logique veut que, prenant de l’âge – de l’expérience aussi – ces chefs d’orchestre deviennent moins fougueux, plus retenus, plus lents. C’est particulièrement évident dans le cas de chefs qui ont fait une longue carrière discographique : Klemperer, Karajan, Bernstein, Maazel. Et on a des démonstrations exactement contraires, j’y reviendrai.

Les éditeurs successifs de Carlo-Maria Giulini commémorent le centenaire de la naissance du grand chef italien, il reste des lacunes, mais ne nous plaignons pas, l’effort mérite d’être salué. EMI/Warner a ouvert le bal (lire : http://bestofclassic.skynetblogs.be/archive/2013/11/26/giulini-la-classe-7996953.html ), Deutsche Grammophon avait déjà publié deux coffrets

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Récidive avec un coffret Giulini/VienneImageRien d’inconnu dans ce coffret, à une non négligeable exception près : la cantate écrite par le compositeur autrichien Gottfried von Einem (1918-1996) pour célébrer les 30 ans de la fondation de l’ONU, créée à New York le 24 octobre 1975 par Julia Hamari, Dietrich Fischer-Dieskau, le choeur de Temple University…et l’orchestre symphonique de Vienne, dirigé par celui qui en était alors le directeur musical, Carlo-Maria Giulini. Titre de la cantate : An die Nachgeborenen, littéralement « À ceux qui sont nés après »… après les désastres de la Seconde Guerre mondiale, sur des textes de Brecht, Holderlin et…Sophocle !

Sinon les quatre symphonies de Brahms, plus puissantes, creusées que celles réalisées à Londres ou Chicago, lorgnant déjà vers Bruckner, des 7ème, 8ème et 9ème symphonies marmoréennes, comme déjà figées dans l’éternité. Les « live » des concertos 1, 3 et 5 de Beethoven avec Arturo Benedetti Michelangeli, toujours aussi impressionnants…

Restera à DGG à rassembler encore quelques enregistrements réalisés notamment à Berlin.

Plus intéressants encore pour mesurer l’art du vieux chef – et parfois les limites de l’âge ! – les 22 CD que SONY a rassemblés :

ImageSi on oublie un Gloria de Vivaldi complètement hors de propos, un Requiem de Mozart sans relief (préférer la version EMI), le reste doit être écouté, même si les tempi du chef désarçonnent plus d’une fois dans Mozart, Beethoven ou Schubert – c’est lent, trop lent souvent, mais toujours habité – Idem pour les trois dernières symphonies de Dvorak, qui bénéficient du son légendaire (et d’une prise de son exceptionnelle) du Concertgebouw d’Amsterdam, tout comme de prodigieux Ravel, Debussy et Stravinsky (L’oiseau de feu)

Je retiens, quant à moi, une sublime Messe n°6 de Schubert, une Messe en si, hiératique, hors du temps, de Bach, une Symphonie de Franck (avec Vienne !) presque brucknerienne…et une intégrale inachevée des Symphonies de Beethoven avec l’orchestre de la Scala.

Je reviendrai dans un autre billet sur ces vieux chefs, qui, à l’inverse de Giulini, retrouvent au soir de leur vie, une nouvelle jeunesse, une « urgence » – pour reprendre une expression en cours chez les critiques ! – assez étonnantes. Cf. les derniers enregistrements de Monteux, Dorati, Stokowski ou Paray...

 

Emprunts et empreintes ou Mozart et La Marseillaise

L’histoire de la musique regorge d’emprunts : les compositeurs se sont allègrement copiés – parfois sans le savoir -, piqué des thèmes, des mélodies, des formules rythmiques.

Puisque j’évoquais hier les Danses symphoniques de Rachmaninov, jetez une oreille à cette délicieuse et mélancolique Night Waltz, tirée de la comédie musicale A little night music de Stephen Sondheim.

Un petit air de famille avec la valse de la 2e des Danses symphoniques non ?

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J’ignore si, chez Sondheim, l’emprunt est conscient ou non…

Autre emprunt – volontaire ou non ? – de Mozart à Haydn : le finale de la 41e symphonie « Jupiter » de Wolfgang commence exactement par les mêmes quatre notes que le finale de la 13e symphonie – beaucoup moins connue – de Joseph.

ImageHaydn 13e symphonie, 4e mvt.

ImageMozart 41e symphonie, 4e mvt

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Toujours à propos de Mozart, on est frappé à l’écoute du 1er mouvement de son 25e concerto pour piano, par un thème secondaire en forme de marche. Ecoutez à partir de la 7e minute :

Et voilà comment Mozart est suspecté d’avoir copié La Marseillaise de Rouget de Lisle ! En l’occurrence, il suffit de regarder les dates de composition pour vérifier que s’il y a eu emprunt, c’est dans l’autre sens : le 25e concerto de Mozart date de 1786…. la Marseillaise de 1792 !

Une belle occasion pour reparler de la dernière rencontre discographique de Martha Argerich et du très regretté Claudio Abbado :

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Plus subtiles, les empreintes que des compositeurs laissent sur leurs cadets, ombre intimidante (Beethoven sur Brahms) ou influence amicale (Brahms sur Dvořák)

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Voilà le thème principal du concerto pour violoncelle de Dvořák (1895). Ecoutez maintenant le début du 2e mouvement de la 4e symphonie de Brahms (1885) :

https://www.youtube.com/watch?v=4t98EKVhtAU

Bien sûr ce n’est pas la même tonalité, ni le même rythme, mais tout de même un fameux air de parenté ! Sachant combien Brahms a aidé Dvořák, et combien ce dernier admirait son aîné, il n’est pas interdit de penser que l’un s’est inspiré de l’autre…

Enfin, et le sujet est bien trop vaste pour être traité ici – et je n’en aurais pas la compétence – il faut évoquer l’empreinte – stimulante ou étouffante -, l’influence que de grands compositeurs ont exercées sur leurs contemporains et successeurs, Haydn bien sûr (on l’oublie trop souvent) sur Mozart et Beethoven par exemple, Beethoven sur tout le XIXème siècle, Wagner puis Debussy, etc. Je ne mets pas Mozart dans la liste, parce qu’il n’a pas d’épigone, de successeur, comme si son génie avait atteint une sorte de perfection… inimitable.

Mais Beethoven bien sûr ! On pourrait illustrer son empreinte, son ombre portée, par de multiples exemples. J’en retiens deux, symboliques.

La tonalité de ré mineur est la signature de sa 9e et dernière symphonie (même si le finale célébrissime de l’oeuvre, l’Ode à la joie, se clôt par un triomphal ré majeur) : ci-dessous les premières notes du début de chaque mouvement de la 9e.

ImagePremier exemple : Brahms, qui n’achèvera sa 1ere Symphonie qu’à l’âge de 43 ans, tant il était impressionné, intimidé par son ainé. Ce n’est évidemment pas un hasard si son 1er concerto pour piano – en réalité une symphonie avec piano – est… en ré mineur et paie un tribut évident à Beethoven (lire http://bestofclassic.skynetblogs.be/archive/2014/03/20/brahms-concerto-pour-piano-n-1-8139038.html)

Hasard aussi – on en doute – que la 9e symphonie de Bruckner commence dans la tonalité sombre et dramatique de ré mineur ?

https://www.youtube.com/watch?v=UbrpvEZw-Jo

Les sans-grade (II) : Constantin Silvestri

Voilà une figure bien oubliée de la direction d’orchestre. N’était un beau coffret publié par EMI dans la collection Icon, le centenaire de la naissance de Constantin Silvestri, le 31 mai 1913 à Bucarest, serait passé complètement inaperçu. Emporté à 55 ans par un cancer – il meurt à Londres en 1969 – ce personnage n’avait pourtant rien qui puisse laisser indifférent (http://en.wikipedia.org/wiki/Constantin_Silvestri). Malgré la brièveté, à peine dix ans, de sa carrière occidentale, essentiellement en Grande-Bretagne, il a laissé un legs discographique qui nous laisse frustré de tous les disques qu’il n’a pas faits !

Toujours dans la prise de risque, dans l’audace, le mouvement, comme s’il réinventait l’oeuvre qu’il dirige, Silvestri est à mille lieues de tous ses collègues formatés, propres et sages. Inutile de dire que j’adore…

Un coffret à acquérir d’urgence et à déguster sans modération (entre autres une bouleversante « Pathétique » de Tchaikovski où il fait sortir de leurs gonds les Wiener Philharmoniker !)

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Les sans-grade (I) : Otmar Suitner

Pendant cette semaine loin de l’actualité européenne, je veux consacrer quelques billets/portraits à tous ces chefs d’orchestre qui ont fait les beaux jours de l’industrie phonographique triomphante, qui ont bien servi la musique, et qui ne sont jamais ou si peu cités dans les dictionnaires des interprètes. Bref, des musiciens qui n’ont jamais recherché (ou à qui on n’a jamais autorisé) la notoriété internationale, mais qui n’en sont pas moins talentueux, voire exceptionnels.

Ainsi, premier de notre liste, le chef autrichien Otmar Suitner, né en 1922 à Innsbruck, mort en 2010 à Berlin. Dès 1990, Suitner, atteint de la maladie de Parkinson, avait dû renoncer à sa carrière.

Etrange destinée musicale et personnelle : sans jamais avoir épousé les idées du régime, Otmar Suitner fait l’essentiel de sa carrière en RDA, dirigeant à peu près toutes les phalanges de renom de l’ex-Allemagne de l’Est. Mais son passeport autrichien lui permet de diriger régulièrement à l’Ouest…et de fonder et entretenir deux familles, l’une à l’Est, l’autre à l’Ouest de Berlin (lire http://de.wikipedia.org/wiki/Otmar_Suitner) !

J’ai un seul souvenir « live » de ce chef. Il avait été invité à la fin des années 80 à diriger l’Orchestre de la Suisse Romande à Genève. Une symphonie de Schubert je crois et surtout la très rare – au concert – 1ere symphonie de Bruckner. Je m’étais glissé dans le studio Ansermet de la maison de la Radio à Genève, où avaient lieu les répétitions. Et ce que je vis me stupéfia : un chef muet à son pupitre, pas un mot, rien, le silence. Lorsqu’il avait une remarque à faire, il se déplaçait jusqu’au musicien ou au pupitre concerné et chuchotait en des termes inaudibles pour le reste de l’orchestre. Inutile de dire que le procédé s’avéra diablement efficace et que le résultat au concert fut grandiose !

Otmar Suitner a heureusement beaucoup enregistré, trop peut-être, car tout n’est pas de la même eau. Je trouve ses Mozart et Beethoven très bien joués, superbement enregistrés (les studios et les ingénieurs du son de l’ex-VEB ont toujours eu le chic pour des prises de son exceptionnellement « naturelles », aérées), mais avec trop peu d’aspérités à mon goût. En revanche, ses intégrales des symphonies de Brahms et de Dvorak sont dans le peloton de tête de mes références pour ces oeuvres. Ardent promoteur de Reger, Hindemith, Paul Dessau, cultivant aussi brillamment la muse plus légère de ses origines, Strauss et Suppé, on trouve aisément les enregistrements d’Otmar Suitner, souvent à tout petit prix, sur ITunes.

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