La petite histoire (IV) : déjeuner royal

En Belgique, le Concours Reine Elisabeth est une institution que nul ne peut ignorer. Chaque année, des moyens publics et privés très importants sont mobilisés pour assurer à ce concours un rayonnement médiatique dont ne bénéfice aucune autre entreprise culturelle – orchestre, opéra, festival – du pays. Je me suis déjà exprimé sur le sujet : De l’utilité des concours.

Chaque année, le Concours organise (organisait ?) à Bruxelles un déjeuner pour ses généreux donateurs, pour les membres du jury de la discipline concernée et ses partenaires, sous la présidence d’un membre de la famille royale. J’ai eu le privilège (!), comme directeur de l’orchestre philharmonique de Liège, qui assume certains concerts des lauréats, d’être invité deux ou trois fois à ces déjeuners. Ils étaient alors présidés par la Reine Fabiola (prononcer : la Rhin-ne !), la veuve du Roi Baudoin, brutalement décédé au cours de l’été 1993 dans sa résidence d’été en Espagne.

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Nous prenions place autour de tables rondes, au Palais d’Egmont, selon un plan de table soigneusement revu par le protocole de la Maison du roi. Les invités devisaient debout près de leur table, attendant que la Reine paraisse, vêtue de mauve, de pourpre ou de rose ancien, coiffure bouffante. Le rituel était immuable : Fabiola était accompagnée par le comte Jean-Pierre de Launoit, inamovible président du Concours jusqu’à sa mort en 2014 et intime de la famille royale de Belgique, elle saluait d’un discret signe de tête les personnes qu’elle reconnaissait et, plus rarement, elle tendait une main fine et molle à ceux que Jean-Pierre de Launoit lui indiquait. J’eus ainsi le privilège d’être distingué et de m’entendre dire de la royale bouche : « J’aime beaucoup votre orchestre » !

Inutile de dire que, ce jour-là, je bénéficiai soudain d’une attention soutenue de la part de mes voisines de table (nous n’y étions que deux représentants de l’espèce masculine) qui, jusque là, m’avaient soigneusement ignoré, ne faisant même pas semblant, comme on le fait d’ordinaire chez ces gens-là, de manifester un tant soit peu d’intérêt pour ma fonction ou ma personne. Je n’en avais cure – j’ai toujours fui les mondanités et les mondains ! – parce que l’occasion m’était donnée de parler avec l’un des plus grands chanteurs de l’époque, l’un de ceux que j’avais entendus et admirés si souvent au disque (Istvan Kertesz à Vienne), le grand baryton-basse finlandais Tom Krause (1934-2013)

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Cette année-là, les épreuves du Concours étaient réservées au chant, et lors de ce déjeuner, j’apercevrais aussi Joan Sutherland et Grace Bumbry !

J’eusse aimé être placé à table à côté de Tom Krause, mais le protocole avait placé entre nous une dame sans doute très importante qui nous assomma durant tout le repas des soucis de son mari banquier. À ma droite était assise une autre dame qui avait dû être très belle dans sa jeunesse, qui débitait banalités et fadaises sur la musique et les musiciens avec une telle bonne humeur que je l’aurais presque remerciée d’égayer cette sinistre tablée.

Heureusement les déjeuners « royaux » ne durent jamais longtemps. Sitôt le café servi, les convives se levaient de table et se saluaient avant de prendre congé. Je pris encore un peu de temps pour converser avec Tom Krause, nous fûmes évidemment interrompus par ces dames qui ne voulaient pas être impolies avec celui qui avait été distingué par la Reine Fabiola (« Vous devez être quelqu’un d’important ! » me dit l’une d’elles) et accessoirement avec l’autre homme de la table, qu’aucune n’avait reconnu ni identifié (« Et vous Monsieur vous êtes musicien? », « Vous êtes professeur ? vous enseignez quoi? »).

La honte m’étreignait, j’eus beau essayer de rattraper les bêtises entendues (« Vous aurez bien sûr reconnu l’un des plus grands chanteurs de notre temps, Tom Krause »), c’était peine perdue, et le premier à s’en amuser était Tom Krause lui-même.

J’ai fait allusion à un autre de ces déjeuners dans un récent billet : Demandez le programme !

Difficile de faire une sélection dans la discographie considérable de Tom Krause. Quelques-uns de mes disques préférés :

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Les vivants et les morts

Semaine pour le moins contrastée. Beaucoup d’avancées, les choses qui bougent enfin, les promesses tenues, des idées nouvelles qui bousculent les routines, tout ce que j’aime. Une énergie intacte malgré les inerties. La vie en somme…

C’est ce que je retiens du dernier – que je n’espère pas ultime –  ouvrage de l’ami Jacques Chancel, que je suis inquiet de ne pas avoir revu depuis un bon bout de temps.

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« L’âge est venu et mon appétit redouble, je ne vois que des soleils jusque dans les jours les plus sombres, je ne sais toujours pas d’où me vient cette résistance à l’ennui, ce bonheur de vivre, cette irrésistible envie de rester auprès de tous les miens. Pourquoi partir en effet ? » . Du pur Chancel, mais moins de ces phrases toutes faites, des fragilités, des nostalgies émouvantes dans ce journal 2011-2014.

Radio France et l’INA ont la bonne idée de rééditer en CD les grandes heures de cette émission légendaire qu’était Radioscopie

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C’était aussi un temps où les grands compositeurs du moment ne rechignaient pas à écrire les indicatifs des émissions de radio. Ici Georges Delerue :

https://www.youtube.com/watch?v=O3644HXPnVA

Semaine assombrie par des disparitions de gens qu’on a aimés ou côtoyés. Le nom de Jacques Barrot n’a jamais été très populaire, malgré une très longue carrière, l’homme qui occupa à peu près toutes les fonctions politiques, n’a jamais été (ni voulu être) aux avant-postes. Maire, Député d’Yssingeaux (Haute-Loire), plusieurs fois ministre de Giscard et Chirac, vice-président de la Commission Européenne (c’est entre autres à lui qu’on doit le projet européen de GPS Galileo), et depuis 2010 l’un des neuf Sages du Conseil Constitutionnel. Dans mes jeunes années, j’ai partagé nombre de combats d’idées et de convictions à ses côtés, puis la vie nous a séparés, sans que se réduisent l’attachement et l’affection que je lui portais. Je l’avais revu à Liège au cours d’une cérémonie un peu protocolaire au Palais provincial l’an dernier, nous avions rattrapé le temps perdu à nous raconter tout ce que nous étions devenus, et nos familles, et nos vies. Il m’avait fait promettre de venir déjeuner avec lui à Paris au Palais Royal (où siège le Conseil Constitutionnel). Je l’avais furtivement aperçu l’été dernier. J’ai manqué ce dernier rendez-vous.

Une image résume Jacques Barrot, ce reportage du 1er tour de la présidentielle de 2002

(On aura reconnu le grand type à côté de Jacques Barrot… dommage qu’il n’ait pas suivi la voie de son maître)

La Belgique, quant à elle, a perdu coup sur coup deux personnalités pour jamais associées à la vie musicale et à un concours de réputation mondiale : « le » Reine Elisabeth. Son président, Jean-Pierre de Launoit, et aujourd’hui la reine Fabiola qui en a été si longtemps la bienveillante gardienne. Souvenirs, souvenirs…

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Et puis, ce 6 décembre, comme chaque année depuis 42 ans, je constate que le temps qui passe n’efface rien, qu’il ravive au contraire la présence de ceux qui ne sont plus…

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